Le Livre d'Aimée
C'est un visage qui flotte derrière
la vitre d'un car. Un visage de femme. Elle regarde défiler
le paysage, les yeux vagues. Je la vois mal. La vitre est
sale ou embuée, zébrée par la pluie.
Elle n'est plus très jeune. Je ne la connais pas. Elle
n'existe pas. Je ne sais pas pourquoi je vois cette femme,
son visage, un jour de pluie. Ce n'est pas moi. Je n'ai jamais
pris le car, seule, sur une route en lacets comme celle-là.
Je ne suis jamais descendue, une valise à la main,
sur la petite place d'un village de montagne.
Pourtant je vois cette place très
précisément, mais elle n'est sans doute qu'un
amalgame d'autres places vues ailleurs.
Elle a quarante ans, un peu plus. Elle
hésite, encore étourdie par le voyage. Et puis
elle se met en marche. Elle porte sa valise, tient serré
autour de son cou le col de son manteau. Il fait froid. Elle
marche vite, bien que la rue qu'elle a choisie soit en pente
raide.
Elle ralentit, lève la tête,
elle cherche quelque chose, le nom de la rue, un numéro,
mais peut-être n'y en a-t-il pas dans un si petit village.
Elle s'est arrêtée, elle tire un papier de sa
poche, un plan, quelques indications notées avant son
départ. Elle regarde autour d'elle, se dirige vers
l'entrée d'une maison à l'étroit entre
les autres. Elle pousse la porte, disparaît à
l'intérieur. Je ne connais pas ce village ni cette
maison. Je n'y suis jamais allée. Ils me sont familiers
pourtant et cette femme aussi. Je suis restée seule
dans la rue. Mais je sais qu'elle monte l'escalier, un escalier
de bois, la main sur la rampe, qu'au premier étage
elle se penche, trouve une clé suspendue à un
clou dans le fond d'un meuble bas. Elle se redresse et maintenant,
comme si j'étais montée sans bruit derrière
elle, j'attends pour la suivre qu'elle ouvre la porte. Elle
dépose sa valise dans le vestibule, entre dans une
pièce assez vaste. Et aussitôt, sans ôter
son manteau, elle se dirige vers la fenêtre. Elle reste
là longtemps, les bras croisés, les mains sur
les épaules. Elle ne regarde pas ce qui se trouve autour
d'elle, la pièce où elle vient d'entrer pour
la première fois, elle ne s'installe pas, elle regarde
les toits, au-delà les prés inclinés
sur lesquels s'enroulent et se déchirent de patientes
coulées de brume.
Elle s'obstine à rester là,
trop longtemps immobile. Elle s'efface. Je n'ai plus devant
moi que ma propre fenêtre. Dans l'angle la tache jaune
d'un arbre, un oiseau perché sur une cheminée,
déjà envolé, son cri rauque et bref,
les branches nues du bouleau. Et le bruit de la pluie, le
grésillement irrégulier des gouttes sur la vitre.
Rien n'a changé, presque
rien. La fenêtre devant moi, le jaune de l'arbre, un
peu fané peut-être, les branches nues du bouleau.
Pas trace d'oiseaux. Un tracteur dans les champs que j'ai
cru, au début de la matinée, occupé à
creuser ses sillons. Mais je m'aperçois maintenant,
avec une pointe de regret, qu'il est resté immobile.
J'ai posé ma tête entre
mes bras repliés sur la table. Les mots se cachent.
C'est un jeu, ils se cachent et je les cherche. Un jour ils
se lasseront et moi aussi. Je le crains, parfois je l'espère.
Mais il est encore trop tôt. Je les cherche et je les
attends. Un mot, un seul quelquefois et d'autres le rejoignent.
J'attends qu'ils m'emportent, me déposent sur le visage,
les lèvres d'inconnus qui meurent si je ne les rejoins
pas ou qui me suivent et me poursuivent, ne s'en vont pas
avant que je n'aie dit et compris ce qu'ils avaient à
me dire.
Rien n'a changé. Si pourtant
: la montagne, son corps de baleine échoué devant
moi a le dos blanc. C'est tôt pour la première
neige.
Ils me font signe, je m'approche, au
dernier moment ils se dérobent. Ils veulent m'entraîner
quelque part, mais je résiste, je ne veux pas de n'importe
quelle route, j'ai le droit de choisir, de refuser celles
qui sont trop dangereuses, qui sont au-dessus de mes forces.
Alors ils me tournent le dos avec un haussement d'épaules.
C'est un jeu difficile, un peu cruel. Je sais qu'ils reviendront.
Ils reviennent toujours. Ils savent que je peux pas me passer
d'eux, que je finirai par les suivre. Ils sont patients. J'entends
leurs froissements d'ailes, leurs rires qui ressemblent aux
cris confus des oiseaux à l'aube. Ils décrivent
leurs tours loin au-dessus de moi, ils ne me perdent pas de
vue. Je vais céder, reprendre ma plume. Mais je ne
vois pour l'instant que ce visage, le visage d'une femme,
derrière la vitre embuée d'un car, qui regarde
défiler le paysage, occupée par je ne sais quelles
pensées.
Je la vois dans le car, ensuite seule,
debout à côté de sa valise sur une petite
place de village. Elle n'avait plus qu'à suivre la
rue, une rue en pente, le village est construit sur le flanc
de la montagne, et elle serait arrivée. Il tombait
une pluie fine. Le froid rougissait sa main, celle qui tenait
la poignée de la valise, l'autre était enfouie
dans sa poche dont elle tirait un billet maintenant et elle
poussait une porte après avoir examiné la façade
de la maison. Elle savait que le propriétaire était
absent. La clé de l'appartement se trouvait dans le
corridor, accrochée à un clou dans le fond d'un
meuble bas, un meuble à souliers.
Elle fait tourner la clé dans
la serrure. Elle dépose sa valise dans le vestibule
et, sans ôter son manteau, la maison n'a pas été
chauffée depuis longtemps, elle va à la fenêtre.
Elle reste là, les bras croisés.
J'aimerais qu'elle se retourne, je
n'ai vu son visage que derrière la vitre du car, brouillé
par la pluie et la buée. Je veux la reconnaître,
savoir qui elle est, pourquoi elle s'obstine à resurgir
devant moi. Mais elle ne me voit pas, ne m'entend pas. Mon
impatience est inutile. Je ne peux que l'observer, la suivre
pas à pas. Peut-être disparaîtra-t-elle
brusquement comme elle est venue, et je resterai seule devant
ma fenêtre, le ciel lisse comme une page blanche sur
laquelle les oiseaux, de nouveau, tracent d'illisibles messages
Sylviane Chatelain
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Page créée le 27.05.02
Dernière mise à jour le
27.05.02
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