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Sylviane Chatelain

  Sylviane Chatelain
 

Sylviane Chatelain
est née à Saint-Imier en 1950. Elle est mère de quatre enfants. Son premier roman, La Part d'Ombre (1988), s'est vu décerner le Prix Hermann-Ganz 1989 de la Société suisse des écrivains et le Prix 1989 de la Commission de littérature française du Canton de Berne (traduit en allemand (1991): Schattenteil). Son deuxième recueil de nouvelles,De l'Autre Côté (1990), a obtenu le Prix Schiller 1991. Un deuxième roman,Le Manuscrit (1993; traduit en allemand: Das Manuskript, 1998), a été salué par la Critique.

Présentation de l'Inédit proposé

L'extrait présenté ci-dessous est le début d'un roman qui paraîtra en septembre 2002,
aux Editions Bernard Campiche: Le Livre d' Aimée

 

  Inédit
 

Le Livre d'Aimée

C'est un visage qui flotte derrière la vitre d'un car. Un visage de femme. Elle regarde défiler le paysage, les yeux vagues. Je la vois mal. La vitre est sale ou embuée, zébrée par la pluie. Elle n'est plus très jeune. Je ne la connais pas. Elle n'existe pas. Je ne sais pas pourquoi je vois cette femme, son visage, un jour de pluie. Ce n'est pas moi. Je n'ai jamais pris le car, seule, sur une route en lacets comme celle-là. Je ne suis jamais descendue, une valise à la main, sur la petite place d'un village de montagne.

Pourtant je vois cette place très précisément, mais elle n'est sans doute qu'un amalgame d'autres places vues ailleurs.

Elle a quarante ans, un peu plus. Elle hésite, encore étourdie par le voyage. Et puis elle se met en marche. Elle porte sa valise, tient serré autour de son cou le col de son manteau. Il fait froid. Elle marche vite, bien que la rue qu'elle a choisie soit en pente raide.

Elle ralentit, lève la tête, elle cherche quelque chose, le nom de la rue, un numéro, mais peut-être n'y en a-t-il pas dans un si petit village. Elle s'est arrêtée, elle tire un papier de sa poche, un plan, quelques indications notées avant son départ. Elle regarde autour d'elle, se dirige vers l'entrée d'une maison à l'étroit entre les autres. Elle pousse la porte, disparaît à l'intérieur. Je ne connais pas ce village ni cette maison. Je n'y suis jamais allée. Ils me sont familiers pourtant et cette femme aussi. Je suis restée seule dans la rue. Mais je sais qu'elle monte l'escalier, un escalier de bois, la main sur la rampe, qu'au premier étage elle se penche, trouve une clé suspendue à un clou dans le fond d'un meuble bas. Elle se redresse et maintenant, comme si j'étais montée sans bruit derrière elle, j'attends pour la suivre qu'elle ouvre la porte. Elle dépose sa valise dans le vestibule, entre dans une pièce assez vaste. Et aussitôt, sans ôter son manteau, elle se dirige vers la fenêtre. Elle reste là longtemps, les bras croisés, les mains sur les épaules. Elle ne regarde pas ce qui se trouve autour d'elle, la pièce où elle vient d'entrer pour la première fois, elle ne s'installe pas, elle regarde les toits, au-delà les prés inclinés sur lesquels s'enroulent et se déchirent de patientes coulées de brume.

Elle s'obstine à rester là, trop longtemps immobile. Elle s'efface. Je n'ai plus devant moi que ma propre fenêtre. Dans l'angle la tache jaune d'un arbre, un oiseau perché sur une cheminée, déjà envolé, son cri rauque et bref, les branches nues du bouleau. Et le bruit de la pluie, le grésillement irrégulier des gouttes sur la vitre.

Rien n'a changé, presque rien. La fenêtre devant moi, le jaune de l'arbre, un peu fané peut-être, les branches nues du bouleau. Pas trace d'oiseaux. Un tracteur dans les champs que j'ai cru, au début de la matinée, occupé à creuser ses sillons. Mais je m'aperçois maintenant, avec une pointe de regret, qu'il est resté immobile.

J'ai posé ma tête entre mes bras repliés sur la table. Les mots se cachent. C'est un jeu, ils se cachent et je les cherche. Un jour ils se lasseront et moi aussi. Je le crains, parfois je l'espère. Mais il est encore trop tôt. Je les cherche et je les attends. Un mot, un seul quelquefois et d'autres le rejoignent. J'attends qu'ils m'emportent, me déposent sur le visage, les lèvres d'inconnus qui meurent si je ne les rejoins pas ou qui me suivent et me poursuivent, ne s'en vont pas avant que je n'aie dit et compris ce qu'ils avaient à me dire.

Rien n'a changé. Si pourtant : la montagne, son corps de baleine échoué devant moi a le dos blanc. C'est tôt pour la première neige.

Ils me font signe, je m'approche, au dernier moment ils se dérobent. Ils veulent m'entraîner quelque part, mais je résiste, je ne veux pas de n'importe quelle route, j'ai le droit de choisir, de refuser celles qui sont trop dangereuses, qui sont au-dessus de mes forces. Alors ils me tournent le dos avec un haussement d'épaules. C'est un jeu difficile, un peu cruel. Je sais qu'ils reviendront. Ils reviennent toujours. Ils savent que je peux pas me passer d'eux, que je finirai par les suivre. Ils sont patients. J'entends leurs froissements d'ailes, leurs rires qui ressemblent aux cris confus des oiseaux à l'aube. Ils décrivent leurs tours loin au-dessus de moi, ils ne me perdent pas de vue. Je vais céder, reprendre ma plume. Mais je ne vois pour l'instant que ce visage, le visage d'une femme, derrière la vitre embuée d'un car, qui regarde défiler le paysage, occupée par je ne sais quelles pensées.

Je la vois dans le car, ensuite seule, debout à côté de sa valise sur une petite place de village. Elle n'avait plus qu'à suivre la rue, une rue en pente, le village est construit sur le flanc de la montagne, et elle serait arrivée. Il tombait une pluie fine. Le froid rougissait sa main, celle qui tenait la poignée de la valise, l'autre était enfouie dans sa poche dont elle tirait un billet maintenant et elle poussait une porte après avoir examiné la façade de la maison. Elle savait que le propriétaire était absent. La clé de l'appartement se trouvait dans le corridor, accrochée à un clou dans le fond d'un meuble bas, un meuble à souliers.

Elle fait tourner la clé dans la serrure. Elle dépose sa valise dans le vestibule et, sans ôter son manteau, la maison n'a pas été chauffée depuis longtemps, elle va à la fenêtre. Elle reste là, les bras croisés.

J'aimerais qu'elle se retourne, je n'ai vu son visage que derrière la vitre du car, brouillé par la pluie et la buée. Je veux la reconnaître, savoir qui elle est, pourquoi elle s'obstine à resurgir devant moi. Mais elle ne me voit pas, ne m'entend pas. Mon impatience est inutile. Je ne peux que l'observer, la suivre pas à pas. Peut-être disparaîtra-t-elle brusquement comme elle est venue, et je resterai seule devant ma fenêtre, le ciel lisse comme une page blanche sur laquelle les oiseaux, de nouveau, tracent d'illisibles messages

Sylviane Chatelain

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© Le Culturactif Suisse

Page créée le 27.05.02
Dernière mise à jour le 27.05.02

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