Sylviane Chatelain
La Mariée
Je me souviens très bien de cet hôtel. Du hall, du fauteuil de cuir trop profond dans lequel je m'étais installé, en face de la porte, pour attendre l'heure du repas, et même du verre posé, entre mes doigts, sur l'accoudoir.
Je me rappelle aussi que, longtemps après ton départ, à l'espoir, au désir de ton retour, a survécu, je ne sais pourquoi, le regret de n'avoir pu te raconter cette histoire.
Et ce n'est qu'aujourd'hui, après que tant d'années se sont écoulées, alors que ton souvenir n'est plus, dans ma mémoire, qu'une enveloppe vide, comme sa robe, que je peux enfin te parler d'elle, de la mariée.
Aujourd'hui, parce que nous n'avons rien de mieux à faire, rien de plus important à nous dire.
Les autres fauteuils étaient inoccupés, le hall désert à part les employés de la réception, silencieux derrière leur comptoir, apparemment désoeuvrés.
J'étais seul et je buvais lentement, partagé, comme en ce moment je suppose, entre le soulagement de sentir l'alcool et la fatigue dénouer un à un les liens du corset invisible qu'il me faut, qu'il nous faut tous probablement, revêtir chaque matin et l'appréhension de l'inquiétude qui profite à coup sûr, pour grossir, du moindre relâchement.
Quand ils sont entrés, trois hommes élégants, en complet foncé, et j'ai pensé qu'ils étaient les premiers, que la noce n'allait pas tarder à arriver.
En descendant de ma chambre, je m'étais arrêté pour observer, dans la cour, des préparatifs qui m'avaient intrigué.
Oui, la cour du cloître de cet ancien couvent, depuis peu transformé en hôtel, où je logeais et le soir, en passant, je me demandais pourquoi elle restait inemployée, pourquoi on n'y servait pas les repas plutôt qu'à la salle à manger, alors qu'elle était si belle maintenant que le soleil s'était apaisé et qu'une chaude lumière dorée, emmagasinée pendant le jour, semblait sourdre de chaque pierre, des rangées de colonnes, que le ciel au-dessus, découpé par les toits, avait le calme séduisant, la fascinante immobilité de l'eau qui dort au fond d'un puits.
Et ce soir-là on y avait apporté des tables sur lesquelles des employés étaient occupés à secouer, pour les déplier, et puis à étendre des nappes blanches, les chaises avaient été recouvertes de housses blanches qui descendaient jusqu'à terre, dans un coin attendaient, rassemblées dans des corbeilles, une quantité de fleurs blanches.
Les préparatifs d'un repas de noce, bien sûr, mais pour ceux qui y étaient conviés seulement et pour moi ce brusque pincement au cœur, le regret de ne pas avoir droit à l'une de ces tables, à la lueur écarlate, dans cette belle lumière, du vin dans mon verre, à la joie, à la complicité de la fête qui se prolongerait sans doute tard dans la nuit.
Pour moi, la solitude et le désir soudain aigu de ta présence.
J'ai commandé un whisky au bar. J'étais installé pour le boire dans cet inconfortable fauteuil, en face de la porte, quand les trois hommes sont entrés et voilà, ai-je pensé, ce sera bientôt le tour de la mariée.
Mais pour l'instant il n'y avait qu'eux, le premier, un téléphone collé à son oreille, encadré par les deux autres, et ensemble ils se sont dirigés vers la cour avant de revenir discuter avec les employés de la réception, jusqu'au moment où l'un d'eux est sorti de derrière son comptoir et s'est éloigné rapidement.
Des parents, des amis de la famille qui viennent en éclaireurs, avant l'arrivée des invités, s'assurer que tout est prêt, voilà ce que je me suis dit, je n'avais rien d'autre à faire, en attendant l'heure du repas, si tardive là-bas, qu'à les observer, mais pourquoi cet air préoccupé, ce silence, à part celui, mais était-ce toujours le même, qui s'était remis, tout en arpentant le hall, à téléphoner ? Si peu de gaieté pour un jour de fête, à moins, me suis-je demandé en levant mon verre, que je ne sois plus capable de voir partout, sur chaque visage, autre chose que le reflet de ma propre tristesse, mais pourquoi l'employé de la réception revenait-il accompagné par le directeur de l'hôtel, pourquoi, entre ce dernier et les trois hommes, cette conversation fiévreuse, ces mots échangés à voix basse avec une évidente nervosité, n'étaient-ils pas satisfaits de l'arrangement des tables, le coup d'œil sur la cour était pourtant magnifique, sur cette profusion de blancs, le blanc lisse et frais des nappes, celui plus souple et changeant des housses, la blancheur presque transparente, légèrement bleutée des assiettes de porcelaine et celle, tendre et veloutée des fleurs, réparties en gerbes au pied des colonnes, en bouquets déposés sur les tables, attachés, sur le côté, aux dossiers des sièges et partout le miroitement des verres et des couverts dans la lumière si pleine, si ronde du soir, maintenant que le soleil avait cessé de dévorer les couleurs, ne laissant d'elles qu'un aride éclat aveuglant, et que s'épanouissaient enfin librement les moindres lueurs du couchant.
Et puis sont arrivés des couples, les femmes en robe longue, épaules nues, il faisait encore si chaud, un châle ou une veste légère sur le bras, les hommes strictement vêtus de complets sombres et toujours ni rires ni sourires, quelques apartés, des conversations feutrées, les femmes installées dans les fauteuils du hall, les hommes debout à côté ou derrière elles.
Et tous, comme moi, attendaient les mariés, les mariés étaient en retard, retenus peut-être, à la sortie de l'église, par le photographe qui, je l'avais remarqué, prenait dans ce pays son rôle très à cœur, j'en avais vu entraîner de jeunes couples sur une plage au coucher du soleil ou d'un endroit pittoresque à l'autre des vieux quartiers, les fins souliers de la mariée s'enfonçant dans le sable, se tordant sur les pavés irréguliers jusqu'à ce que, le but atteint, elle puisse prendre la pose, debout ou assise sur une marche d'escalier, le bord d'une fontaine ou la margelle d'un puits et, une fois arrangés les plis de sa robe et de son voile et réglée l'attitude du mari, ses mains à elle dans les siennes, son regard levé vers le sien, venait cet instant immobile, figé dans le désir d'arrêter le temps, les prises de vue ensuite multipliées, autres lieux, autres poses, pour multiplier les chances, en ce beau jour, de le retenir, de l'empêcher de fuir, mais toujours, en assistant à ces séances, j'ai senti sa présence, deviné, à l'arrière-plan, son sourire à la pensée que bientôt quelqu'un découvrirait sur la page d'un album ou sortirait de sa boîte cette photographie et que, perplexe, la tenant entre deux doigts, il se demanderait qui pouvait bien être ces radieux époux, quelqu'un qui, ignorant tout des circonstances de leur vie, ne serait même plus capable de leur donner un nom.
D'autres invités ne cessaient d'arriver. Trop nombreux maintenant pour se tenir dans le hall, ils se sont dirigés, mais avec des hésitations, un malaise perceptible, vers la cour. Et les robes de couleur, les vêtements sombres des hommes ont comblé peu à peu, entre les tables, les espaces vides, ont encerclé le blanc des chaises, des nappes et des fleurs, menacé déjà par l'approche, dans les dernières lueurs du soir, d'ombres violacées.
A cause de la fatigue de la journée et du whisky ou à cause de l'atmosphère curieusement alentie, étouffée de cette fête, je me sentais engourdi, incapable de prendre la décision de me lever pour me rendre à la salle à manger, mais aussi parce que, comme tous ces invités debout autour des tables, un verre à la main que des serveurs remplissaient en silence, comme les trois hommes qui, à intervalles réguliers, quittaient la cour, traversaient le hall, sortaient de l'hôtel et revenaient un instant plus tard, comme le directeur et les employés de la réception, le visage tourné vers la porte, j'attendais les mariés.
La nuit venait. Dans la cour, on avait allumé des lampes, mais personne ne s'installait à une table, tous au contraire semblaient se resserrer, former dans la lumière des groupes encore plus désemparés.
Et l'heure approchait à laquelle il arrivait que tu m'appelles, ce soir-là j'espérais encore, et machinalement j'ai glissé la main dans ma poche, mais elle était vide, mon téléphone ne s'y trouvait pas et voilà ce qui m'a tiré de ma torpeur et décidé enfin à me lever, le besoin d'aller vérifier que je l'avais oublié dans ma chambre, qu'il n'était ni égaré ni volé.
J'ai emprunté l'escalier et c'est alors, après avoir gravi les dernières marches, que je l'ai vue, une forme claire, au bout du couloir, allongée, immobile.
J'étais à côté de l'interrupteur. J'ai hésité, renoncé, je ne sais pourquoi, à allumer, d'ailleurs le couloir était faiblement, mais suffisamment éclairé par la lune ou les lumières de la fête.
Et d'abord j'ai pensé que c'était un drap jeté là par une femme de chambre occupée à changer un lit, à une heure pourtant inhabituelle, et puis, au fur et à mesure que j'avançais, effrayé, que c'était un corps évanoui ou sans vie, le corps de la mariée, mais ce n'était que sa robe, la robe blanche des noces, étalée de biais dans l'étroit couloir, le bouquet enlacé par une manche à demi repliée, en bas les souliers couchés l'un à côté de l'autre, en haut le voile soigneusement déployé. Une robe ample, au tissu somptueux, le corsage, je m'en souviens, entièrement recouvert de fines et sinueuses broderies nacrées sur lesquelles j'allais me pencher, attiré par la silencieuse lueur qui émanait d'elles, par leur doux éclat de perles, quand j'ai cru entendre un très léger bruit, un frôlement, le frottement peut-être, devant moi, de pieds nus sur l'épais tapis de laine.
Je me suis redressé, il n'y avait personne. J'ai enjambé la robe en prenant soin de ne pas l'effleurer. Le corridor, construit au-dessus de la galerie du cloître, se prolongeait, en formant un angle droit, sur le petit côté du bâtiment où je logeais. A partir de là, privé des lumières de la cour, il s'assombrissait et j'ai dû me résoudre à allumer, mais je n'ai vu que des portes closes, et derrière elles pas le moindre signe d'une présence, ni bruits ni voix.
Au bout du corridor, un escalier permettait de gagner les jardins de l'hôtel sans passer par le hall. Je le connaissais, je l'avais emprunté quelquefois pour me rendre à la piscine et je savais qu'à mi-hauteur, sur le palier, une étroite fenêtre donnait sur le parc.
Et c'est inscrite dans le cadre de cette fenêtre qu'enfin, mais si brièvement, je l'ai vue, une jeune femme qui courait, pieds nus, sur la pelouse, les cheveux dénoués sur ses épaules nues elles aussi, vêtue seulement d'un souple fourreau de soie claire, peut-être le vêtement qu'elle portait sous sa lourde robe de mariée, quelques secondes à peine je l'ai vue, indécise et déjà si lointaine, son sillage éphémère tracé dans la nuit, sur la pelouse, au bord de la piscine, entre les troncs du petit bois qui se dressait de l'autre côté et aussitôt disparu derrière ce mince rideau d'arbres.
A mon tour, je suis descendu. J'ai pris la direction de la piscine. Les chaises longues, éparpillées sur le gazon pendant le jour, avaient été soigneusement rangées, alignées le long du bassin, elles étaient vides et personne dans le petit bois ni au-delà, dans cette partie du parc, entre les arbres et le mur, où je n'étais encore jamais venu et c'est pourquoi j'ignorais l'existence de cette porte, dans le mur, restée entrebâillée, par où elle avait dû s'échapper. Je l'ai poussée. Elle s'ouvrait sur une place de cette ville où je séjournais, depuis si longtemps sans nouvelles de toi, une petite place, étonnamment sombre et déserte à cette heure où les gens de là-bas ont l'habitude de sortir pour profiter de la relative fraîcheur du soir.
Mais dès ce moment et jusqu'à mon retour à l'hôtel, je ne suis plus sûr de mes souvenirs, peut-être se sont-ils altérés avec le temps ou très tôt ont-ils été supplantés par les images du rêve que j'ai fait cette nuit-là, je n'en sais rien, je ne revois précisément qu'une fontaine tarie, un robinet rouillé, une vasque ovale jonchée de détritus. Je n'ai gardé du reste qu'une impression confuse, la sensation d'une vague menace, des maisons basses, massées autour de moi, portes et fenêtres closes derrière lesquelles ne brillait, au fond des pièces obscures, aucune lampe, des ruelles silencieuses et sombres, elles aussi, qui plongeaient vers la ville basse en s'écartant comme les doigts d'une main ouverte, agrippée à la pente. Dans laquelle la jeune femme s'était-elle perdue, ou l'une de ces portes venait-elle de se refermer sur elle ? J'ai hésité, reculé, d'ailleurs j'attendais ton appel et je devais m'assurer que mon téléphone n'était pas égaré.
J'ai repris le chemin de l'hôtel. J'avais besoin d'entendre ta voix et hâte tout à coup de retrouver les lumières de la salle à manger. Pourtant il me semble que je me suis attardé encore un instant au bord de la piscine. Ai-je cru y voir flotter quelque chose, peut-être la soie claire et légère du fourreau de la mariée et ce n'était qu'un reflet, le bassin était vide ?
Mais ce reflet qui sinuait à la surface de l'eau, la place déserte, ses façades muettes et hostiles, tout cela me paraît aujourd'hui curieusement à part, trouble et détaché des souvenirs précis que je garde de cette soirée, qui le redeviennent dès mon arrivée dans l'escalier de l'hôtel.
Dans le couloir, la robe était toujours là. Je me suis baissé, elle luisait si faiblement dans la pénombre, je l'ai touchée pour m'assurer de sa réalité. Elle était froide et lisse. Je me rappelle la raideur, sous mes doigts, de son étoffe empesée, de ses plis lourds dont s'était dégagée, pour s'envoler sur la pelouse du parc, la fluide silhouette de la jeune femme, je me rappelle aussi les fleurs, déjà un peu fanées, et les souliers couchés côte à côte, satinés et troublants, que je me suis vu passer à tes pieds nus et de nouveau j'ai désiré violemment ta présence et la chaleur de ta peau sous mes lèvres.
J'ai enjambé la robe, je me suis dirigé vers ma chambre, mon téléphone se trouvait sur la table de nuit. Il n'y avait pas de message. J'ai résisté à l'envie de t'appeler, j'avais promis de ne pas le faire, je l'ai glissé dans la poche de ma veste et je suis descendu.
Dans la cour il n'y avait plus d'invités. Personne ne s'était installé sur les chaises toujours soigneusement enveloppées de housses, elles étaient restées inemployées comme les assiettes sur les nappes blanches, immaculées. Seule la longue table où l'on avait servi l'apéritif était couverte de vaisselle sale, de plats vides et de verres en désordre, quelques-uns encore partiellement remplis d'un vin pourpre ou doré.
Tout le monde était parti sauf quelques employés occupés à desservir en silence et la cour, parée pour une longue fête et déjà délaissée, semblait maintenant repliée sur elle-même, accablée, et sa beauté inutile et solitaire pesait dans la nuit comme un reproche.
Dans le hall, que je devais traverser pour me rendre à la salle à manger, j'ai remarqué un petit groupe d'hommes en costume foncé. L'un d'eux, assis au centre, portait des fleurs à la boutonnière qui m'ont fait penser, je m'en souviens, parce qu'elles étaient un peu en désordre et ébouriffées, à une éclaboussure blanche sur son habit sombre. Il était pâle, il avait l'air fatigué et absent. Un autre, derrière lui, avait posé la main sur son épaule, un troisième lui tendait un verre et le dernier se tenait un peu en retrait, les bras croisés dans le dos, il regardait ailleurs, du côté de la cour, peut-être les allées et venues des employés occupés à la dénuder, avec des gestes mesurés, en emportant les fleurs et les couverts, en dépouillant une à une de leur nappe et de leur housse les tables et les chaises.
Je me suis installé dans un coin. J'ai sorti mon téléphone de ma poche, je l'ai déposé devant moi. La salle à manger était bruyante, un car de touristes venait de débarquer et les serveurs étaient trop affairés pour que je puisse engager la conversation et tenter de savoir ce qui s'était passé.
Et tu ne m'as pas appelé, ni ce soir-là ni un autre.
En mangeant, le regard fixé sur mon téléphone, j'ai compris que tu n'étais plus, comme la mariée, qu'une silhouette en fuite, des pas légers, une ombre sur le point de s'échapper du cadre de ma vie par une porte qui resterait entrouverte, en m'abandonnant sur une place inconnue, étrangère et refermée comme un poing sur ma peine.
Et j'aurais voulu, assis seul à ma table à côté de la table bruyante des touristes, qu'à moi aussi quelqu'un tende un verre et sentir sur mon épaule la main d'un ami.
Je suis parti. Je suis allé me coucher et j'ai rêvé que tu étais couchée dans la piscine, droite et indifférente, vêtue du fourreau de soie de la mariée. Tu flottais, les yeux grands ouverts, un sourire aux lèvres, je t'appelais, mais tu ne répondais pas et je m'apercevais tout à coup que ta tête formait avec ton corps un angle insolite, que, détachée de lui, elle s'en éloignait lentement, portée par les boucles éparses, épaisses et luisantes d'une chevelure qui n'était pas la tienne.
Nous ne nous sommes pas retrouvés, je t'ai perdue, et qui maintenant se penche au réveil sur ton épaule nue, qui écarte la mèche de cheveux sous laquelle disparaissent, chaque nuit, tes yeux et ta joue ?
Ah ! oui, j'ai oublié de te dire qu'au matin la robe, les souliers et le voile avaient disparu. Il ne restait plus, au bout du couloir, que les fleurs blanches, assoiffées, jetées là, sur le tapis, comme un bouquet sur une tombe.
Sylviane Chatelain
|