Mikhail Chichkine
Né en 1961 à Moscou, Mikhaïl Chichkine y a étudié l'anglais et l'allemand à la Haute Ecole Pédagogique. En 1994, il épouse Franziska Stöcklin, slaviste zurichoise établie à Moscou, qui deviendra sa traductrice. Le couple s'installe à Zurich en 1995. Après avoir travaillé comme enseignant, traducteur et interprète, Chichkine se consacre aujourd'hui à l'écriture. Son uvre est traduite en plusieurs langues, et il est le seul écrivain russe a voir reçu les trois plus prestigieux prix littéraires de son pays pour deux livres, La Prise d'Izmaïl et Le Cheveu de Vénus .
Le Cheveu de Vénus , son dernier roman traduit en français, fait alterner les personnages, les lieux et les genres narratifs. Par son ampleur, il aborde un large spectre de thèmes et de problématiques tandis que sa langue virtuose joue sur plusieurs registres. Un «magma souverainement maîtrisé» où affleurent les grands noms de la littérature russe (lire la critique).
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Par un hiver de commencement du monde
(Premier chapitre d’un roman en travail)
Par un hiver de commencement du monde, alors que la neige et les ténèbres formaient encore un seul tout, une jouvencelle enrhumée reniflait, la morve au nez.
Elle renifle encore. Le vent glacial lui met les larmes aux yeux, ses joues sont en feu.
Elle laisse derrière elle dans l'air glacé, piquant, d'épais flocons d'haleine âme dispersée par semaison.
Il y a de petites étoiles sur la neige. Les arbres et les fils électriques, en une nuit, se sont recouverts d'un doigt de givre, et le réverbère a mis un voile de mariée.
La tempête souffle en oblique. Les rails des tramways n'ont pas l'air de ce monde. Et les poteaux de même, l'un en héros, les autres à la débandade.
Il n'y a pas de tramway, peut-être qu'il n'y en aura pas. On tourne en rond, on se racle la gorge, on dort debout. Tantôt des ombres, tantôt des gens. Et puis en voilà un qui lit sous un réverbère. Il fixe son livre de vie, se crève les yeux, insatiable. Des glaçons aux moustaches. Les oreillettes nouées sous la barbe givrée. Un petit manteau léger. Des bottes de feutre et des galoches. Sans cesse, avec la buée de sa bouche, il efface les lettres comme avec une gomme. Mais elles surgissent à nouveau.
Le voilà ! L'arrêt piétine, cligne des yeux. Le cinq ? le douze ? c'est le nôtre, le cinq !
Le tram se rapproche, mais brusquement, la jouvencelle s'écarte en courant, se précipite derrière la guérite et suffoque, se plie en deux en vomissant. Le concombre à la saumure de grand'mère revoit le jour, et en plus, une bouillie de quelque chose de coupé menu.
Le temps qu'elle reprenne son souffle, qu'elle éructe, la trace du tram est froide. Il a filé là où les parallèles se rejoignent. Le lecteur, seul, est resté. Il la regarde fixement, semblant la prendre en pitié.
Au-dessus de l'étoilement du vomi une fumée. Une corneille accourt à tire d'ailes, s'approche de biais en sautillant, picore ce qui fume.
L'autre, celui du livre, vient tout près, et les lambeaux de leurs respirations s'enchaînent, se pelotonnent l'un contre l'autre.
Tout à coup, il dit avec douceur:
- Allons, ma fille, allons, tout ira bien !
Elle s'essuie les lèvres avec de la neige, lorgne dans sa direction vieux, moche, gentil, inutilisable, il hoche la tête, l'air bête comme tout, en faisant: allons, petite, ça ira ! Solide au poste!
Lui, c'était moi.
Au four et au moulin : homme-orchestre.
Et quant aux bottes de feutre et aux galoches très commode, vraiment. Bien sûr, c'est ringard, mais quand il gèle, elles ne puent pas. Des galoches neuves ah, quelle fête. Quand j'étais petit, je me rappelle bien, on m'achetait des galoches neuves, à l'intérieur, une douillette flanelle framboise, le caoutchouc qui sent fort, et une joie à n'y plus tenir, vivement de les mettre pour sortir dans la rue où tombe une petite neige fraîche, collante, propre, et les traces des galoches neuves sont tout à fait particulières, excitantes comme des plaques de chocolat. Nous disions pour jouer que c'était notre chocolat. Tu retires tes moufles, avec les doigts, tu saisis habilement une de ces plaques, et tu grignotes. Et c'est ainsi que nous nous repaissions de ce chocolat de neige.
Mais je voulais parler d'autre chose.
Grinçant, tanguant, tintinabulant, un tramway s'approche, faisant jaillir, d'une plume, les étincelles des fils.
A l'arrêt, les ombres accourues s'agitent, se précipitent. Je glisse dans ma poche le livre de vie, dans une collection populaire brochée bon marché, je me faufile dans la foule, et un freluquet :
- Pousse pas, vieux, on va pas au cimetière ! Tu y arriveras !
Et moi, je lui renvoie :
- Mais oui mais oui, petiot! Pauvre bécassou, va! avorton!
La jouvencelle a retrouvé sa gaieté, elle est quelque part à l'autre bout du wagon et dans la cohue, je ne la vois pas.
On s'est casé comme on a pu. La contrôleuse rigole :
- Eh bien mes agneaux, on se gèle les sangs ? Respirez plus vite, ça réchauffera l'atmosphère !
Ses épais verres de lunettes sont embués.
J'ai attrapé une poignée, je sautille sur place. Les lampes sourdes projettent sur tous les visages une couleur violacée, de vraies faces de noyés. Qui pique du nez, qui se poisse les yeux sur le journal de la veille au soir. Sur la première page, la guerre, sur la dernière, les mots croisés. Le point de fuite des lignes, en perspective, est situé sur une ligne d'horizon qui passe au coin des yeux. De la capitale, on raconte qu'il est devenu impossible d'aller s'asseoir dans la bibliothèque publique, sous le plafond pisseux taché de vert les sans-abris vont s'y installer pour dormir, puants, planqués derrière les journaux déployés. On écrit du Pays de Galle que le soir, sous les rayons intenses du couchant, une petite pellicule pousse sur les pavés de la route. On écrit de Jérusalem.
Le cuir de la poignée a une odeur aigre. Le tramway pétrit sa farce humaine dans les cahots. Voici que ma jouvencelle, déjà près d'une fenêtre, a tiré sa moufle entre ses dents, elle souffle sur la vitre et dégage avec ses doigts, sur le verre embué, un petit trou, dedans, il y a le monde entier avant la Chute. Aux arrêts, par les portières ouvertes, le gel rampe sous sa jupe.
Dernières découvertes scientifiques: les savants ont prouvé que la plupart des gens se rapprochent non pas du fait d'un choix mais comme des arbres qui ne choisissent ni leurs voisins, ni leurs pollinisateurs, ils enchevêtrent simplement leurs branches et ils étendent leurs racines les unes dans les autres tout au long de leur croissance. Conséquence d'une chasse barbare, les papillons ont presque disparu de l'espace alpin. Enroulé dans du papier journal, le thé peut remplacer une cigarette. Dans la soirée, il pourrait y avoir encore une éclaircie. Petites annonces. Je cherche un timbre représentant un éleveur de pigeons attendant le retour de ses pigeons et portant son regard non pas vers le ciel, mais dans une cuvette remplie d'eau : on y voit mieux le ciel. Solitaire, secrète, cheveux châtain depuis longtemps, pas de mauvaises habitudes bon, d'accord, il m'arrive de fumer ; selon l'horoscope des druides : un grain de moutarde ; taille : passe sous le bras ; avantages : pas très volumineux ; les yeux : des étangs de Hesbon près de la porte de Bath-Rabbim. Je rentre chez moi, mais ce n'est pas chez moi. J'aimerais que tout soit comme chez les autres, un mari, un enfant, le petit déjeuner tous ensemble le matin, mais je ne sais pas y faire. L'an dernier, j'ai pris un billet pour une croisière fluviale, j'ai décidé que c'en était assez, assez tergiversé, que je partirais seule en vacances, en bateau, et rentrerais heureuse. Or le dernier soir, assise sur le pont, je vois une mouette qui, perchée sur le bastingage, me regarde. Et la mouette pense : Mais nous sommes surs. Trois surs : toi, moi, et cette jetée à laquelle personne n'accoste jamais. Allons à Moscou, restons dans nos lectures. Le plus terrible, ce sont les nuits solitaires. De jour, ce n'est rien, je travaille, j'officie comme patronne des femmes, je commande sur la nature féminine, mais la nuit. Je me tourne et me retourne sur un vieux divan, et celui-ci grommelle dans sa langue de vieux divan, pleine de chuintements. A la cuisine, il y a un robinet étourdi-tête-en-l'air. Et par le vasistas, des cris nocturnes me parviennent, étranges, à propos, j'habite en face du jardin zoologique. Comme je m'apprête à aller m'y promener l'hiver est de retour. Les cages sont vides : une fois, j'y suis entrée, et la neige n'était pas encore vraiment tombée, juste une petite couche. On avait vidé l'étang au fond, il restait des ordures. Je suis entrée dans la maison des singes, chauffage et pestilence. Je regarde, et ils enduisent leurs mains et leur pelage d'urine. C'est leur langage à eux. En sortant, je vois une éléphante hivernale, solitaire, sans feu ni lieu. Elle se gèle dehors pendant qu'on nettoie sa non-maison. Elle se balance dans le crépuscule hâtif de décembre. Tout à coup, je me suis sentie pareille à cette éléphante d'hiver. Je me balance avec elle, sur mes jambes. Comment suis-je arrivée jusqu'ici ? Qu'est-ce que je fais ici? Rentrer, c'est rentrer, qu'il me faut! Mais je n'ai pas de maison. Bon, ça me prend rarement, quelquefois ça déferle, ça m'étouffe. En général, je suis optimiste. Mais ce matin, la lumière du soleil m'a réveillée. Et par le vasistas ouvert, les cris des animaux, en face, glapissement, rugissement, mugissement. Je m'étire voluptueusement et j'écoute les voix incompréhensibles. Des cris perçants, des clameurs heureuses de je ne sais qui, des oiseaux du paradis, peut-être? Comme si je m'éveillais dans la forêt tropicale. Ou au paradis. Et brusquement, un tel bonheur m'a envahie! Seigneur, quelle quantité de bonheur, sur cette terre ! Et comme j'aimerais partager cela avec quelqu'un !
La contrôleuse aux lunettes embuées lance :
- Samarski ! Par ici les voyageurs montés à Lioubianka ! Y a plus de billets à l'automate!
Elle compte sa monnaie dans sa sacoche les monnaies étaient des rixdales en argent d'Utrecht.
A la station Tchaerazvessochnaïa, une place s'est libérée à côté de la jouvencelle. Je m'assieds, ressors mon bouquin. Le wagon tressaute sur les rails. Tonne sur un pont.
Collée à son petit trou, elle regarde la rivière zébrée de traces de ski. Eux aussi, ils avaient des leçons de gymnastique ici elle se rappelle cette sensation étrange quand elle filait sur ses vieux skis sous l'arche du pont au-dessus de sa tête, ces poutrelles métalliques rouillées, le tramway invisible, et elle, planant au-dessus du vide, et sous ses skis, le gouffre. Si merveilleux de marcher sur l'eau sans bien savoir comment, en se poussant avec les bâtons.
Elle s'est retournée, m'a jeté un regard. Ses yeux sont maladifs, rouges. Elle a cherché longtemps le sommeil, cette nuit, elle suffoquait, le nez bouché. Elle a dormi la bouche ouverte, réveillée par ses propres ronflements. Depuis plusieurs jours, elle a le nez qui coule et mal à la tête. Elle se mouche jusqu'à s'ouvrir les narines, son mouchoir sèche sur le radiateur. Le mouchoir est de plus en plus rigide, quand elle le prend, il crisse sous les doigts.
Dans son enfance, elle avait eu la varicelle et pour rire, elle disait que l'éruption éparpillée sur son ventre était une constellation, et le nombril, la lune. Maintenant, sous cette voûte céleste, quelqu'un est venu s'installer, sans qu'on l'en ait prié. Etranger, de trop. Mis à part un sourd sentiment d'angoisse et une lancinante appréhension des nausées, elle ne sent rien et elle hait ce qui grandit en elle.
Grand-mère lui avait raconté à propos de sa propre grand-mère que cette dernière, encore jouvencelle, avait conçu un enfant sans péché, mais que personne ne l'avait crue. Elle avait accouché et décidé de se débarrasser de l'enfant. Sur le fleuve, la débâcle commençait. Pendant la nuit, elle était allée au fleuve et avait déposé son baluchon sur un bloc de glace.
La jouvencelle, la moufle entre les dents, détruit avec les doigts le trou qui grandit sur la vitre. Dans le ciel de l'aube, équinoxe de lune. La fumée hivernale au-dessus des usines est une tête énorme. Les réservoirs de gaz défilent un bon moment, éclairés par leurs feux de signalisation, puis il y a un arrêt près de l'école où déjà, derrière les fenêtres voilées de givre, commence la première leçon, et où l'on apprend à ceux qui dorment, à ceux qui bâillent, qu'il ne faut pas regarder longtemps la lune, sans quoi l'on devient lunatique, que les garçons sont de futurs soldats et les filles de futurs soldats sanitaires, et que le moi d'une larve et le moi d'un papillon sont totalement différents tout en étant le même moi, et que semblablement, l'homme s'envole après sa mort différent, mais le même.
A la policlinique, la jouvencelle est descendue.
J'étais réchauffé, je suis allé plus loin. Et je l'ai suivie.
Car ce n'est rien, on peut, tout en restant assis dans le tramway où les empreintes de ses doigts subsistent sur la vitre givrée, rester en même temps attaché à cette créature mi-chèvre, mi-poisson.
En même temps : voilà un mot dépourvu de sens. Il n'y a qu'un seul temps, unique. Et de manière générale, le temps est l'invention des hibernochroniqueurs. Simplement, ce qui se passe ici vraiment et sans aucune temporalité, on ne peut l'écrire que successivement, une chose après l'autre, selon une ligne qui file là où vont les rails de tramway, et les rejoint tout là-bas, exactement au point qui se trouve au coin de l'oeil, mais pour l'usage pratique, on a découpé ce temps linéaire en tronçons, comme un interminable macaroni.
Le givre se hérisse en picots sur les branches.
Au bord de la route, près de la clôture, il y a dans la neige un entrelacs d'initiales mordorées. D'un chien ? d'un passant ? Et cela, qui passe par la tête de la jouvencelle: « Mon Dieu, quelle idiote, mais qu'est-ce qui me passe par la tête? Là, maintenant ! »
On voit descendre du perron de la policlinique une boiteuse qui porte des chaussures orthopédiques, sa jambe se dévisse à chaque pas. Elle travaille à la bibliothèque, elle déteste les lecteurs parce qu'ils empruntent un livre, puis le rapportent transformé en galette graisseuse avec des pages qui tombent, elle se venge en notant sur la page de garde des polars, au crayon, le nom de l'assassin.
A l'accueil, une femme invisible derrière son guichet parle à toute vitesse, elle grignote les mots comme un lapin sa carotte.
Nous montons au premier étage à droite, là, à la porte du cabinet, figure le nom de la patronne des femmes. Celles-ci sont assises à faire la queue, ensemencées, conversations sur des ombres dans l'urine, comme quoi un enfant de plus une dent de moins, un ventre en forme de melon un petit gars, en forme de citrouille une petite fille.
- Qui est la dernière de la file?
Là-bas, tu vois, celle qui a ces yeux lourds de brebis - une artiste ratée qui offre ses tableaux à tous ses amis pour leur anniversaire et eux ne savent pas où les mettre, ainsi l'an dernier, un couple, lui est un géant à grosses lèvres, un veinard tu lui demandes : quelle main tu veux ? et à chaque coupp, il devine laquelle est la bonne et elle, elle travaille dans un salon pour chien, elle baigne les chiens, les coiffe, il fait très chaud, tout est bien fermé parce que toutou peut prendre froid après son bain, c'est pourquoi pour fumer, elle sort vite, en sueur, couverte de poils de chien, et voilà qu'en sa présence, ils ont accroché le cadeau à la salle à manger, puis ils l'ont retiré et ils ont oublié de le raccrocher avant sa visite. Elle entre, et voici qu'à la place de sa nature morte, il y a une pendule.
Nous nous asseyons. Nous attendons.
Voyons, tournons la page, en mouillant un doigt trop sec. Où en sommes-nous ? Nous venons de passer devant le stade.
Enfin, on appelle ma jouvencelle. Je la suis. Je fais signe à toutes celles qui font la queue, avec assurance, parfaitement à l'aise, mais oui mais oui, je peux. Et comment, puisque tu es homme-orchestre. C'est tout comme si tu étais patron des femmes. Il n'y a rien à cacher. Comme si on n'avait jamais vu une chose pareille, voyons voyons, un être féminin en planche anatomique, tout rempli de vie, à ras bord ? Nous allons prendre place à côté de cette écorchée remplie de vie, dans le coin, pendant que vous remplissez vos papiers, d'accord ? Je ne dérange pas ?
Ma jouvencelle bredouille quelque chose, c'est qu'elle ne comprend pas, dit-elle, comment c'est arrivé, mais la patronne des femmes écrit et hoche la tête mais oui, ma chérie, tu n'es ni la première, ni la dernière.
- Mais tu l'as pris où, alors? elle ricane. Tu es allée te baigner dans l'étang et voilà tout ?
Ma jouvencelle ôte sa culotte-bas, puis sa culotte, essuyant du poignet son nez qui coule, elle se traîne jusqu'à la chaise cornue, qui est froide. On voit la chair de poule sur ses cuisses maigres et bleuâtres, sur les fesses, des traînées rouges laissées par le caoutchouc, les poils roux frisotent.
Ah flûte, voilà qu'une mare se forme sous mes galoches.
C'est maintenant seulement que j'avise, derrière la porte, une robe accrochée à un cintre, et je comprends que sous sa blouse, la patronne des femmes est en sous-vêtements.
Elle explique :
- Tout arrive. Tu aurais pu en prendre sur le doigt et l'enfoncer là. Et les oiseaux arrivent même à distribuer leur sperme en plein vol.
De mon recoin, je lui fais un signe, elle n'a qu'à ajouter la parthénogénèse. Prouvée scientifiquement ! Hélas, il n'y a tout bonnement pas de statistique, mais qu'importe. Et de quelle statistique parler, s'ils s'accouplent tous comme des lépidoptères. De quelle rigueur d'expérience parler, je vous le demande un peu ! J'essaie, je montre en faisant des gestes, mais elle ne regarde pas dans ma direction, je suis pour elle comme une chaise vide, elle martelle:
- L'homme, petite, est seul par nature. Il naît seul, il vit seul et il meurt seul. Le seul état naturel durant lequel l'homme n'est pas seul, c'est la grossesse. Et sans péché, par-dessus le marché, qu'est-ce que tu t'imagines, que tu es la seule ? Inouï. Où prendre un mari?
- Tante, je ne veux pas, j'ai décidé que je ne voulais pas.
- Ce n'est pas à toi de décider si tu veux ou pas. On t'a demandé ton avis ? Maintenant, voilà, tu n'as qu'à penser à ton ventre. Si c'est une citrouille, ce sera un petit gars. Un melon, ce sera une petite fille.
Je n'y tiens plus :
- Mais c'est une fille qu'elle aura, une fille, je le sais.
La jouvencelle pleure :
- Je ne veux pas, je ne veux pas ! Non! S'il vous plaît !
La patronne des femmes se lève et va vers la porte.
- La consultation est terminée. Va-t-en, morveuse, et dis merci à cet étang pour le cadeau, et demande lui, comme Alionouchka au gouffre, que l'enfant naisse normal et avec les plus grands yeux possibles, et que tout soit bien en place les mains, les jambes, la tête, car on voit de tout !
L'autre lui jette un regard furieux, la morve au nez :
- De toute façon, je n'accoucherai pas !
- Tu accoucheras !
- Non !
La patronne des femmes lui allonge une bonne gifle.
Tu accoucheras ! J'ai des consultations jusqu'à une heure, regarde tout ce monde ! Au suivant !
Elle sort du dispensaire la joue enflée, en sanglotant.
Pauvre petit chat qui pleure.
Hop là ! Maladroit. Le livre de vie a glissé sur le sol du tramway tout piétiné, jonché d'épluchures de graines de tournesol. C'est bien que la saleté soit gelée et ne fasse pas de taches. Je l'ai poussé dans le couloir du bout de mes galoches pour pouvoir le ramasser plus facilement.
Or il s'ouvre sur une jouvencelle toute différente, à la page marquée par une allumette brûlée au bout.
La grand-mère avait raconté que sa propre grand-mère avait abandonné l'enfant sur un bloc de glace et que celui-ci s'était mis à dériver, mais sans raconter ce qui venait après. Et voilà, noté dans ce livre lu et relu tant de fois, où il manque la première et la dix-septième page, en lettres de lumière dans les ténèbres avec encore une marque dans la marge, tracée avec l'ongle ceci :
Elle suit la berge pour rentrer dans sa non-maison, mais elle a compris que là-bas, ce serait une non-vie. Et elle revient sur ses pas. Soudain, un pleur d'enfant arrive à ses oreilles c'est son enfant qui pleure, toujours plus fort. Elle est allée au bord de la rivière. Et là, elle a vu son baluchon qui descendait lentement le courant de la rivière, sur le bloc de glace.
Elle s'est jetée à l'eau, elle a couru de glaçon en glaçon, en s'enfonçant dans l'eau, elle a saisi l'enfant, elle s'est hissée plus morte que vive sur la berge.
Elle a dégagé un sein, elle le lui a donné.
Il a sucé à grand bruit de succion.
Et la vie a pris son cours, brailleuse, odoriférante, impérissable.
Mikhail Chichkine
Traduit du russe par Marion Graf
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