Jean-Paul Clerc

Né en 1949, Jean-Paul Clerc vit à Lausanne et travaille à Berne. Traducteur de l'allemand, il a notamment signé en 1989 les versions françaises d' Achterloo et du Minotaure de Dürrenmatt. Il a publié un recueil de nouvelles, L'Amateur de déserts , ensemble de textes tendus entre un goût tout particulier de l'absurde et une ironie brillante mais souvent amère, mélancolique.

Ironie encore plus amère et encline au sarcasme dans son roman Le Gisant , polar atypique dans lequel il met en scène le commissaire Jipé, «spécialiste des affaires inabouties», «privé d'instincts et dépourvu de morale», aux côtés d'autres personnages affligés.

Le texte inédit que nous publions ici est extrait d' Abonnement général , recueil de portraits de voyageurs réels et fictifs auquel Jean-Paul Clerc est en train de travailler.

 

Extrait d' Abonnement général

Bouvard et Pécuchet

Bouvard est plutôt râblé, épais; la forme de la tête évoque pas mal la hure du sanglier; et les soies qui lui recouvrent le bas du visage ne font que souligner la comparaison. Petits et renfoncés, les yeux contribuent pour beaucoup à l'expression brutale et obtuse de la physionomie; avec un champ de vision restreint, ils fonctionnent à la manière de ces viseurs électroniques qui isolent et « verrouillent » leur cible: Bouvard charge sans avertissement l'être ou la chose que le système lui a désignés. Hélas, il ne se donne pas en spectacle tôt le matin, aussi parce que Pécuchet lui sert de chaperon ou de cornac. Pécuchet aspire à la distinction, mais il n'est que pincé, ou plus exactement, prendre un air pincé représente sa conception de la distinction. Des deux, Pécuchet est l'intellectuel, il lit les articles du journal gratuit dont Bouvard parcourt les illustrations et les gros titres. Et avec un rire gras ou des stupéfactions niaises, ils se montrent l'un à l'autre les plus ignobles, heureux de retrouver, aujourd'hui comme tous les jours, la confirmation noir sur blanc de leurs préjugés.


Le malade

A force de vivre avec, il n'est plus le patient, mais le gestionnaire de sa maladie qu'il traite avec un détachement de praticien averti. Aussitôt installé, il sort de son sac les fioles et les instruments dont il a besoin et les aligne devant lui sur la tablette de la fenêtre. L'exiguïté de la place requiert de la précision dans le geste, mais on devine que l'observance rigoureuse de cette liturgie entre au moins pour autant dans la réussite espérée du traitement que l'efficace du médicament. La cérémonie achevée, il range dans son sac tout ce qu'il en avait tiré. Puis il sort et déplie soigneusement un mouchoir, y trompette bruyamment, le replie... et enfin, de façon incongrue, comme celui qui ajoute un énorme paraphe sous une signature jugée trop banale, il ponctue l'action en promenant son index à la manière d'un archet sous ses deux narines dans un large mouvement de tout l'avant-bras.


Marie-Chantal

Marie-Chantal est juriste. La trentaine bien sonnée, elle a conservé ces intonations de petite fille qui allument le regard des messieurs, émoustillés d'entendre des sons flûtés sortir d'un corps de femme très attirant. Avec son ami, une espèce de balèze, juriste également, elle parle surtout travail, et il est amusant de l'entendre évoquer des affaires juridiques ou politiques avec les inflexions cajoleuses d'une gamine qui demande une glace à son père.


L'affairée

Son emploi du temps est aussi bourré que ses sacs, que déforment des liasses de dossiers, de correspondances, d'articles de journaux. Elle corrige, elle souligne, elle annote, chaque moment est utilisé à régler une affaire, à faire avancer un problème. Le temps du trajet lui permet de rédiger le procès-verbal de la séance qu'elle vient de quitter et de préparer l'entretien où elle se rend. Et pour quoi ou pour qui brasse-t-elle autant d'air? Pour celui qui n'est pas dans le temps, mais dans l'éternité, pour son dieu, ou disons: celui de sa secte, dont elle gère les affaires temporelles et très locales, démontrant ainsi une fois de plus que c'est l'activité qui crée son objet, et pas l'inverse.


Cameron Diaz

Cameron Diaz voyage incognito; elle doit sans doute son anonymat au fait que nous trouvons inconcevable que puissent évoluer à côté de nous les figures cristallisées dans notre imaginaire. « Je la voyais plus grande » disent tous ceux qui se sont une fois trouvés en présence de l'objet de leur vénération. Cameron Diaz est petite et frêle, insignifiante parmi les centaines de pendulaires qui prennent le train tôt le matin. Elle parle encore avec les tics de langage qui sont ceux des jeunes de son âge et avec l'accent inélégant de sa région. Elle a poussé l'oubli d'elle-même jusqu'à se lier à un être terne, blafard, une sorte de légume qui aurait raté sa photosynthèse, mais qui a réussi à s'imposer auprès d'elle à force de patience, par défaut... Ah, Cameron, c'est une chose de tirer le gros lot, et une autre de savoir en faire usage .


Le mouton pathétique

Elle arrive au sommet des quelques marches qui conduisent à l'étage du wagon comme un marathonien franchissant la ligne d'arrivée dans un suprême effort. Victime depuis sa plus tendre enfance, elle offre à la vie et à ses contrariétés un masque de tragédie grecque. Rien n'est indifférent: mange-t-elle une pomme, sa physionomie prend une expressivité digne du Picasso de Guernica pour traduire tout ce qui la traverse: le dépit d'être tombée sur le seul fruit acide parmi tous ceux qui étaient exposés (et la vendeuse le lui a délibérément donné), le picotement désagréable causé par le jus coulant sur ses aphtes, l'agacement devant l'air moqueur du type assis en face d'elle (car il la regarde avec insistance, c'est bien clair), et le sentiment d'écrasement que lui cause la méchanceté du monde (qui s'est ligué contre elle).


La ballerine

Elle était blonde, mais le poil qu'elle porte ras a blanchi. Elle aime le cuir et les couleurs sombres. A la manière des solitaires, il lui arrive de parler toute seule ou de chantonner quand elle quitte la gare parmi les autres voyageurs. Son allure est dégagée et le regard qu'elle promène sur ses voisins a l'enjouement de celui qui sait que, justement, il n'est pas une des quelconques brebis du troupeau. Il ou elle? Il par la morphologie, incontestablement, mais il aime à s'affubler de vêtements de femme et à se promener ainsi dans des villes où personne ne la connaît. Et je la nomme la ballerine, parce, malgré ses longues jambes, elle marche à tout petits pas, levant haut le pied puis l'abaissant par un mouvement qui le ramène en arrière. Elle allie ainsi le côté goguenard du mec sûr de lui à la timidité de la vierge confuse de la spontanéité d'un premier mouvement .

Jean-Paul Clerc