Martin, ou lîle qui entourait
la mer
Un matin, à lheure dhabitude
la plus fraîche, une grande chaleur tomba sur le bord
de la mer. Martin, qui dormait, transpira. Dun coup,
il fut recouvert dun film tout brillant et verni, et
au premier rayon de soleil, il brilla pendant un bref instant
comme une icône. Il bougea un peu, puis se tint immobile,
une main posée sur son sexe, lautre protégeant
son nombril, et toute cette eau forma des canaux, des rivières,
des cascades et des ruisseaux qui convergèrent en un
fleuve minuscule pour longer son plexus et venir se jeter
sous sa main dans le creux du nombril.
Martin rêvait. Dans son rêve,
il comptait soigneusement ses doigts. Comme il faisait nuit,
il devait les toucher, un par un, pour savoir combien il en
avait. Avec la main gauche, il faisait le tour de la droite,
posée tranquillement sur son ventre. Cinq, comme hier
; comme les autres jours.
Jusquà hier, Martin navait
jamais vu la mer. Il avait vécu sa vie denfant
accroché aux arêtes de pâturages si pentus
quon aurait dit des vagues figées de colère
dans leur mouvement le plus haut, puis sa vie dadulte
enchaîné à sa machine déquarrisseur
de bois, sans jamais avoir le temps, largent ou le goût
de voyager. Mais il sétait toujours promis daller,
au moins une fois, voir la mer, avec Marie son épouse,
quand il ne devrait plus travailler, que ses enfants seraient
grands et quils pourraient enfin un petit peu profiter,
comme on dit.
Et Marie était morte, et il avait
pris son baluchon et était venu voir la mer, mais sans
elle.
Cette rencontre navait pas ressemblé
à ce quil imaginait. Il pensait quils seraient
tous deux émerveillés, main dans la main, à
la contemplation de limmense étendue ; il avait
eu, en fait, le sentiment de revenir, seul, à son point
de départ, comme si locéan avait eu le
pouvoir de lenfanter, voilà de longues années,
au lieu de sa propre mère. Cette impression fugace
de déjà vu lavait bouleversé.
Au cours de la nuit, Marie était
venue le hanter dans un rêve très doux, dans
lequel elle disait ne rentre pas trop tard, ce qui avait fait
sourire Martin, parce que Marie lui avait souvent reproché
pendant leurs longues années de vie commune de se montrer
peu soucieux des horaires, ce qui la mettait aux champs ;
elle aimait que lon mangeât à heure fixe.
Leurs disputes et leurs tendres retrouvailles avaient presque
toujours commencé à cause de cette conception
différente du flux et reflux du temps.
Et voilà que maintenant, avec
cette chaleur subite, Martin voyait Marie séloigner
en guignant par-dessus son épaule, et il rêvait
maintenant dune mer intérieure. La chaleur brutale
avait fait rouler de minuscules gouttes de sueur dans le creux
de son nombril, et un océan de début du monde
se forma tranquillement à cet endroit exactement. Il
vit un navire microscopique se promenant sur son ventre ;
il crut sentir des courants chauds et des bancs de poissons
lui chatouiller les flancs ; il contempla des villes sous-marines
peuplées de baleines aussi petites que des grains de
sable et chantant dune voix grave en cherchant leurs
petits. Il se sentit comme une île entourant locéan
quil venait de créer au creux de son nombril
; une île lovée tout autour de leau, protégeant
cette mer intérieure minuscule. De son corps vieillissant
et inquiet, il était désormais lîle
entourant locéan. Marie aurait été
fière de lui.
On dit que locéan et la
montagne sont très différents, mais cela nest
pas vrai. Les abords de lune et de lautre sont
pareillement peuplés de gens qui connaissent leur véritable
dimension. Et des gouffres sy creusent pareillement.
Que ces précipices plongent entre terres et eau ou
entre glace et rocher, cela reste un détail, car les
tragédies dérisoires de la vie qui se déroulent
à leurs flancs y ont la même densité.
Martin contemplait maintenant toutes
les variations minuscules et inéluctables de son océan
minuscule ; à sa rumeur, il pouvait deviner sa couleur,
au rythme de ses vagues, la teinte du ciel et du sable qui
le bordaient tout autour. Cétait la raison pour
laquelle il avait compté ses doigts : il lui fallait
prendre le temps dapprivoiser le jeune océan
qui venait de creuser le centre de son corps, puisquils
ne se connaissaient pas. On ne regarde pas tout de suite dans
les yeux qui lon veut apprivoiser, et locéan
ne fait pas exception à la règle. Il comptait
donc ses doigts avec toute lhumilité requise,
sexcusant presque de navoir point de palmes, espérant
que ce rituel permettrait à locéan venant
prendre possession de lui de lapprivoiser à son
tour, lui qui contenait ses eaux.
Ensuite, dans son rêve, lair
déferla dun coup salé sur lui, séchant
certains fleuves et marais, mais pas locéan ;
et il lécha ses lèvres, pour reconnaître
le goût du matin qui entrait irrésistiblement
par la fenêtre.
Comme toujours, la plage de son ventre
montrait dinfimes variations par rapport à la
veille. Une multitude de détails presque imperceptibles
sétaient transformés pendant la nuit,
parfois de façon si discrète et pourtant tellement
irrémédiable que le souffle lui manqua dans
son sommeil à lidée de ne plus jamais
contempler un fragment de lui-même une touffe
de roseaux noirs et salés, un méplat au grain
de peau rêche comme des tessons de bouteille
quil avait reconnu, un jour, à une certaine heure.
Une dune minuscule et familière,
pourtant juste trop loin de leau pour être remodelée
à chaque coup de langue écumeux, (en réalité,
la cicatrice de son appendicite, que Marie avait souvent effleurée
tendrement, du bout des doigts) avait disparu dans son rêve,
rattrapée, battue, pétrie et refondue par la
marée dans la masse de sable de son corps. Ce tendre
repli minuscule, tellement humain dans sa vulnérabilité,
avait pourtant résisté depuis son enfance aux
assauts de leau et du vent. Mais cette nuit, locéan
intérieur, qui aime rester maître de ses territoires,
avait repris la cicatrice en sein. Il se dit que souvent,
les navires et les événements passant au large
de lîle qui entourait locéan de sa
vie ne signalaient leur passage que par une traînée
de brume dans lair et par une dune minuscule gravée
au creux de la peau, sur le sable de ses plages, à
cause du déplacement de leau.
Voilà qui expliquait labsence
de surprise de Martin, hier, en regardant la mer pour la première
fois. Peut-être navait-il fait que revenir dans
son pays natal. Il ne trahissait pas Marie, ni son origine,
ni même sa mémoire, en rêvant ainsi. Marie,
quoi quelle en dise, avait toujours su où il
se trouvait ; quant à sa mémoire, elle se repliait
sur elle-même à volonté, comme une couverture
confortable et très usagée dont les couleurs
ont passé. Pour preuve, la naissance des flots sur
son ventre semblait, dans son rêve, plus réelle
que la réalité.
Maintenant, les baleines chantaient,
et elles commencèrent à réunir leurs
petits pour descendre plus bas au fond de locéan.
Cétait bientôt lheure du réveil
de Martin. Mais voilà que là-bas, un baleineau
filait, sans ses soucier des appels de sa mère, qui
lui chantait dans un langage très beau de ne pas rentrer
trop tard ; et voilà quil venait se jeter sur
la grève du nombril.
La main de Martin se crispa sur son ventre.
Ce nétait pas le moment de se réveiller
encore.
Le baleineau se croyait peut-être
un enfant de la terre ? Etait-il le baleineau, lui, Martin,
si peu surpris de sa rencontre avec locéan ?
Et la maman baleine, quel était son inquiétude
?
Arrivé près du bord,
lanimal rampa littéralement sur la grève,
à grands coups de queue pour mieux la pénétrer,
et il séchoua finalement au flanc dune
colline de sable, en un endroit sec situé en-dehors
des grandes colères de locéan. Peut-être
lanimal, de même que Martin voyait en locéan
son père, avait-il cru reconnaître sa mère
dans la dune de sable arrondie. Cela voulait donc dire quils
étaient frère, enfants de la terre et de leau,
pensait Martin dans son rêve.
La souffrance de lanimal était
maintenant manifeste, bien que mystérieuse. Accoururent
mille petits pêcheurs, glissant sur les flancs de Martin
dans leurs bottes trop grandes, pour repousser lanimal
vers les flots. Ils avaient des amarres et ils ligotèrent
lanimal de cordages de chanvre, laissant des marques
sanglantes aux endroits où la peau est fragile ; ils
tirèrent, sous le regard de Martin, impuissant des
événements tragiques se déroulant sur
son ventre. Ils entrèrent eux-mêmes dans leau
jusquà la taille, jusquau cou, en criant
et soufflant des ordres contradictoires. Le baleineau se tordait
et se retournait de côté et dautre. Ses
propres efforts désespérés semblaient
contrecarrer la peine des humains. Une musique étrange
flottait au-dessus de la scène, faite du chant des
autres baleines, qui regardaient à fleur deau
depuis le centre de locéan pour voir si le baleineau
était perdu pour elles.
Martin avait tout de suite compris
comment le rêve finirait. Les rêves sont ainsi
que la fin vient souvent avant le début, sans cesser
pour autant de créer la surprise. Martin savait donc
que le baleineau était venu là pour mourir.
Les hommes qui tiraient et criaient ne faisaient que rendre
ce choix plus douloureux, au lieu de laisser lanimal
tranquille. Martin aurait voulu leur crier de laisser lanimal
en paix, puisque la fin était inéluctable et
proche. Mais il se trouvait muet au spectacle de son propre
corps transformé en paysage marin. Lagonie du
baleineau lui parut interminable.
Cétait la première
fois que Martin rêvait de sa mort.
Enfin, les pêcheurs finirent
par abandonner, mais pas avant quil ne fût manifeste
que le baleineau avait cessé de vivre, tué par
le soleil, la peur et cette résistance mystérieuse
de sa volonté au fait dêtre sauvé.
Que faire, ensuite, sinon contempler
comment les pêcheurs découpaient la peau noire,
prélevaient la graisse et la chair et laissaient là
une carcasse bientôt blanche, dessinant une sorte de
voûte cruciforme, brillante, creuse, sans plus rien
de marin ; on aurait plutôt dit une petite chapelle
comme il en existait des dizaines dans le pays de montagne
de Martin, un oratoire mordu par des vents à lhaleine
lourde de sable ou de glace, un sanctuaire lumineux dinnocence
se détachant contre les ciels dorage perpétuels
au-dessus de lui.
Martin se trouvait maintenant chez lui,
sans souvenir dêtre rentré au pays. Il
se leva, alla vers la fenêtre.
La carasse remplissait le cadre de
la fenêtre, blanche et battue par le vent. Elle semblait
sans âge. Cela faisait longtemps que lanimal avait
échoué là. Le lieu sableux de sa dernière
demeure avait fini par sculpter, lentement, comme la vague
pénètre la grève, lanimal mort,
pour en faire cette caverne blanchie adossée à
la première dune.
Martin contempla ses mains, qui lui semblèrent
curieusement lisses. Il se dit avec plaisir quil était
jeune, dans son rêve.
Comme il se trouvait en même
temps dehors, par un artifice du rêve, il sapprocha
lentement du squelette de lanimal, en murmurant des
mots très doux pour apprivoiser sa peur et celle de
lanimal mort. Il parlait des forêts sombres de
chez lui, des montagnes hautes et grises dont on ne voyait
que les précipices, des pâturages hauts et si
verts quon croyait que le ciel avait changé de
couleur.
Bientôt, il fut devant les ossements.
Ils sélevaient assez haut, bien que lanimal
eût été un bébé. Martin
entra et sadossa contre une côte qui se recourbait
au-dessus de sa tête et lui donnait un curieux sentiment
de protection. La mort et la vieillesse lui semblèrent
soudain très proches et très lointaines, hors
de son champ de vision.
Dès que Martin eut passé
sous cette sorte de voûte blanche et poreuse que les
côtes de lanimal formaient sur la grève,
un craquement se fit entendre. Tendant loreille, Martin
écouta. La carcasse blanche chantait dans les rafales
de vent. Il semblait que jamais, depuis que le baleineau sétait
échoué là, locéan navait
revendiqué avec autant dinsistance son droit
sur le squelette poli. Tout à coup cependant, depuis
que Martin avait pénétré dans la bête,
les vagues commençaient à monter de plus en
plus haut, creusant sous ses points dancrage de sournois
sillons salés. Le sol se dérobait déjà.
Quelque chose de nouveau se passait.
Martin rentra dans sa maison, située tout soudain au
bord de locéan. Il remplit sa valise, celle-là
même quil avait prise en voyage pour aller voir
la mer. Il ajouta par-dessus une couverture de laine faite
de mille carrés bariolés, quil tenait
de sa mère, car elle était bien chaude. Des
souvenirs brutalement lui revinrent, démentant pour
un instant ceux qui faisaient de lui lenfant des océans
: la couverture bien sèche et chaude lui avait toujours
rappelé sa mère, si douce, presque absente à
lhumanité à force de tendresse silencieuse.
Cela le rassura de voir quil emportait sa mère
avec lui, dans ce long voyage pour rejoindre Marie.
Il ressortit, lutta contre le vent
qui soufflait maintenant très fort, parvint jusquau
squelette. Il remuait un peu, comme une dent de lait ou de
troisième âge sur le point de tomber. Les côtes
restaient cependant profondément ancrées encore,
dans le sable, du côté gauche. Martin posa ses
affaires dans le creux de la clavicule, à labri
du vent et de leau. Puis il retourna dans la maison.
Il sassit à sa table, celle où lui et
elle avaient mangé les soupes de toute une existence,
mit de lordre dans ses idées, écrivit
sur un bout de papier :
Marie
Tu mas demandé de ne pas rentrer trop tard, tu
Les enfants
La maison
La vaisselle est rangée. Tout va bien
Il ne savait pas comment continuer. Il
navait jamais été doué pour sexprimer
par écrit.
La porte battit sur ses gonds, claqua
contre le mur. Martin leva la tête. Il posa son crayon,
sortit, se dirigea vers la carcasse blanche du baleineau.
Elle ondulait un peu sous les caresses du vent et de leau.
Il entra, sassit, sentoura
de la couverture, attendit. Il sentait sous ses pieds leau
attaquer le sable, et les pointes des côtes griffaient
la terre en gémissant, cherchant à séchapper.
Soudain, tout fut clame ; il flottait.
Martin regarda sa maison séloigner,
il sentit sur ses joues un peu deau qui coulait. Peut-être
était-ce un embrun ; il navait rien remarqué,
tout à lheure, attentif quil était
aux efforts de la nef pour quitter le rivage. Il se frotta
les yeux du bout de ses dix doigts, se lécha les lèvres
pour sentir la douceur des larmes sur sa langue, regarda sa
maison séloigner, emportée par le rivage.
Au large, une baleine chantait à
son enfant de ne pas rentrer trop tard. Martin crut voir un
instant le jet de vapeur quelle projetait bien au-dessus
de lhorizon marin, pour indiquer à son petit
la route quil devait suivre
Nicolas Couchepin
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Dernière mise à jour le
28.03.02
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