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Nicolas Couchepin

  Nicolas Couchepin
 

Nicolas Couchepin
né le 3 février 1960, a d’abord travaillé dans le domaine social avant de se consacrer à l’écriture. Deux romans publiés chez Zoé sont parus : Grefferic, prix Hermann Ganz 1997, et Le sel, prix des auditeurs de la radio romande 2001 ; N.Couchepin a également écrit trois pièces de théâtre : Chant des sirènes dans un océan de sable (SSA 1998), L’antichambre aux crapauds (non éditée, jouée à Neuchâtel et en Belgique en 2000) et La griffure (non éditée, sera joué à la Chaux-de-Fonds en automne 2002).

Nicolas Couchepin vit actuellement à Zurich.

Présentation de l'Inédit proposé

Plusieurs projets sont en chantier : un projet de roman provisoirement intitulé Le ventre de la baleine, un autre projet de roman, et un recueil de Nouvelles utopiques qui sont des portraits de personnages improbables essayant d’identifier et de saisir de minuscules instants décisifs de leur existence. La nouvelle présentée ici, Martin ou l’île qui entourait la mer, en est un des textes

 

  Inédit
 

Martin, ou l’île qui entourait la mer

Un matin, à l’heure d’habitude la plus fraîche, une grande chaleur tomba sur le bord de la mer. Martin, qui dormait, transpira. D’un coup, il fut recouvert d’un film tout brillant et verni, et au premier rayon de soleil, il brilla pendant un bref instant comme une icône. Il bougea un peu, puis se tint immobile, une main posée sur son sexe, l’autre protégeant son nombril, et toute cette eau forma des canaux, des rivières, des cascades et des ruisseaux qui convergèrent en un fleuve minuscule pour longer son plexus et venir se jeter sous sa main dans le creux du nombril.

Martin rêvait. Dans son rêve, il comptait soigneusement ses doigts. Comme il faisait nuit, il devait les toucher, un par un, pour savoir combien il en avait. Avec la main gauche, il faisait le tour de la droite, posée tranquillement sur son ventre. Cinq, comme hier ; comme les autres jours.

Jusqu’à hier, Martin n’avait jamais vu la mer. Il avait vécu sa vie d’enfant accroché aux arêtes de pâturages si pentus qu’on aurait dit des vagues figées de colère dans leur mouvement le plus haut, puis sa vie d’adulte enchaîné à sa machine d’équarrisseur de bois, sans jamais avoir le temps, l’argent ou le goût de voyager. Mais il s’était toujours promis d’aller, au moins une fois, voir la mer, avec Marie son épouse, quand il ne devrait plus travailler, que ses enfants seraient grands et qu’ils pourraient enfin un petit peu profiter, comme on dit.

Et Marie était morte, et il avait pris son baluchon et était venu voir la mer, mais sans elle.

Cette rencontre n’avait pas ressemblé à ce qu’il imaginait. Il pensait qu’ils seraient tous deux émerveillés, main dans la main, à la contemplation de l’immense étendue ; il avait eu, en fait, le sentiment de revenir, seul, à son point de départ, comme si l’océan avait eu le pouvoir de l’enfanter, voilà de longues années, au lieu de sa propre mère. Cette impression fugace de déjà vu l’avait bouleversé.

Au cours de la nuit, Marie était venue le hanter dans un rêve très doux, dans lequel elle disait ne rentre pas trop tard, ce qui avait fait sourire Martin, parce que Marie lui avait souvent reproché pendant leurs longues années de vie commune de se montrer peu soucieux des horaires, ce qui la mettait aux champs ; elle aimait que l’on mangeât à heure fixe. Leurs disputes et leurs tendres retrouvailles avaient presque toujours commencé à cause de cette conception différente du flux et reflux du temps.

Et voilà que maintenant, avec cette chaleur subite, Martin voyait Marie s’éloigner en guignant par-dessus son épaule, et il rêvait maintenant d’une mer intérieure. La chaleur brutale avait fait rouler de minuscules gouttes de sueur dans le creux de son nombril, et un océan de début du monde se forma tranquillement à cet endroit exactement. Il vit un navire microscopique se promenant sur son ventre ; il crut sentir des courants chauds et des bancs de poissons lui chatouiller les flancs ; il contempla des villes sous-marines peuplées de baleines aussi petites que des grains de sable et chantant d’une voix grave en cherchant leurs petits. Il se sentit comme une île entourant l’océan qu’il venait de créer au creux de son nombril ; une île lovée tout autour de l’eau, protégeant cette mer intérieure minuscule. De son corps vieillissant et inquiet, il était désormais l’île entourant l’océan. Marie aurait été fière de lui.

On dit que l’océan et la montagne sont très différents, mais cela n’est pas vrai. Les abords de l’une et de l’autre sont pareillement peuplés de gens qui connaissent leur véritable dimension. Et des gouffres s’y creusent pareillement. Que ces précipices plongent entre terres et eau ou entre glace et rocher, cela reste un détail, car les tragédies dérisoires de la vie qui se déroulent à leurs flancs y ont la même densité.

Martin contemplait maintenant toutes les variations minuscules et inéluctables de son océan minuscule ; à sa rumeur, il pouvait deviner sa couleur, au rythme de ses vagues, la teinte du ciel et du sable qui le bordaient tout autour. C’était la raison pour laquelle il avait compté ses doigts : il lui fallait prendre le temps d’apprivoiser le jeune océan qui venait de creuser le centre de son corps, puisqu’ils ne se connaissaient pas. On ne regarde pas tout de suite dans les yeux qui l’on veut apprivoiser, et l’océan ne fait pas exception à la règle. Il comptait donc ses doigts avec toute l’humilité requise, s’excusant presque de n’avoir point de palmes, espérant que ce rituel permettrait à l’océan venant prendre possession de lui de l’apprivoiser à son tour, lui qui contenait ses eaux.

Ensuite, dans son rêve, l’air déferla d’un coup salé sur lui, séchant certains fleuves et marais, mais pas l’océan ; et il lécha ses lèvres, pour reconnaître le goût du matin qui entrait irrésistiblement par la fenêtre.

Comme toujours, la plage de son ventre montrait d’infimes variations par rapport à la veille. Une multitude de détails presque imperceptibles s’étaient transformés pendant la nuit, parfois de façon si discrète et pourtant tellement irrémédiable que le souffle lui manqua dans son sommeil à l’idée de ne plus jamais contempler un fragment de lui-même – une touffe de roseaux noirs et salés, un méplat au grain de peau rêche comme des tessons de bouteille – qu’il avait reconnu, un jour, à une certaine heure.

Une dune minuscule et familière, pourtant juste trop loin de l’eau pour être remodelée à chaque coup de langue écumeux, (en réalité, la cicatrice de son appendicite, que Marie avait souvent effleurée tendrement, du bout des doigts) avait disparu dans son rêve, rattrapée, battue, pétrie et refondue par la marée dans la masse de sable de son corps. Ce tendre repli minuscule, tellement humain dans sa vulnérabilité, avait pourtant résisté depuis son enfance aux assauts de l’eau et du vent. Mais cette nuit, l’océan intérieur, qui aime rester maître de ses territoires, avait repris la cicatrice en sein. Il se dit que souvent, les navires et les événements passant au large de l’île qui entourait l’océan de sa vie ne signalaient leur passage que par une traînée de brume dans l’air et par une dune minuscule gravée au creux de la peau, sur le sable de ses plages, à cause du déplacement de l’eau.

Voilà qui expliquait l’absence de surprise de Martin, hier, en regardant la mer pour la première fois. Peut-être n’avait-il fait que revenir dans son pays natal. Il ne trahissait pas Marie, ni son origine, ni même sa mémoire, en rêvant ainsi. Marie, quoi qu’elle en dise, avait toujours su où il se trouvait ; quant à sa mémoire, elle se repliait sur elle-même à volonté, comme une couverture confortable et très usagée dont les couleurs ont passé. Pour preuve, la naissance des flots sur son ventre semblait, dans son rêve, plus réelle que la réalité.

Maintenant, les baleines chantaient, et elles commencèrent à réunir leurs petits pour descendre plus bas au fond de l’océan. C’était bientôt l’heure du réveil de Martin. Mais voilà que là-bas, un baleineau filait, sans ses soucier des appels de sa mère, qui lui chantait dans un langage très beau de ne pas rentrer trop tard ; et voilà qu’il venait se jeter sur la grève du nombril.

La main de Martin se crispa sur son ventre. Ce n’était pas le moment de se réveiller encore.

Le baleineau se croyait peut-être un enfant de la terre ? Etait-il le baleineau, lui, Martin, si peu surpris de sa rencontre avec l’océan ? Et la maman baleine, quel était son inquiétude ?

Arrivé près du bord, l’animal rampa littéralement sur la grève, à grands coups de queue pour mieux la pénétrer, et il s’échoua finalement au flanc d’une colline de sable, en un endroit sec situé en-dehors des grandes colères de l’océan. Peut-être l’animal, de même que Martin voyait en l’océan son père, avait-il cru reconnaître sa mère dans la dune de sable arrondie. Cela voulait donc dire qu’ils étaient frère, enfants de la terre et de l’eau, pensait Martin dans son rêve.

La souffrance de l’animal était maintenant manifeste, bien que mystérieuse. Accoururent mille petits pêcheurs, glissant sur les flancs de Martin dans leurs bottes trop grandes, pour repousser l’animal vers les flots. Ils avaient des amarres et ils ligotèrent l’animal de cordages de chanvre, laissant des marques sanglantes aux endroits où la peau est fragile ; ils tirèrent, sous le regard de Martin, impuissant des événements tragiques se déroulant sur son ventre. Ils entrèrent eux-mêmes dans l’eau jusqu’à la taille, jusqu’au cou, en criant et soufflant des ordres contradictoires. Le baleineau se tordait et se retournait de côté et d’autre. Ses propres efforts désespérés semblaient contrecarrer la peine des humains. Une musique étrange flottait au-dessus de la scène, faite du chant des autres baleines, qui regardaient à fleur d’eau depuis le centre de l’océan pour voir si le baleineau était perdu pour elles.

Martin avait tout de suite compris comment le rêve finirait. Les rêves sont ainsi que la fin vient souvent avant le début, sans cesser pour autant de créer la surprise. Martin savait donc que le baleineau était venu là pour mourir. Les hommes qui tiraient et criaient ne faisaient que rendre ce choix plus douloureux, au lieu de laisser l’animal tranquille. Martin aurait voulu leur crier de laisser l’animal en paix, puisque la fin était inéluctable et proche. Mais il se trouvait muet au spectacle de son propre corps transformé en paysage marin. L’agonie du baleineau lui parut interminable.

C’était la première fois que Martin rêvait de sa mort.

Enfin, les pêcheurs finirent par abandonner, mais pas avant qu’il ne fût manifeste que le baleineau avait cessé de vivre, tué par le soleil, la peur et cette résistance mystérieuse de sa volonté au fait d’être sauvé.

Que faire, ensuite, sinon contempler comment les pêcheurs découpaient la peau noire, prélevaient la graisse et la chair et laissaient là une carcasse bientôt blanche, dessinant une sorte de voûte cruciforme, brillante, creuse, sans plus rien de marin ; on aurait plutôt dit une petite chapelle comme il en existait des dizaines dans le pays de montagne de Martin, un oratoire mordu par des vents à l’haleine lourde de sable ou de glace, un sanctuaire lumineux d’innocence se détachant contre les ciels d’orage perpétuels au-dessus de lui.

Martin se trouvait maintenant chez lui, sans souvenir d’être rentré au pays. Il se leva, alla vers la fenêtre.

La carasse remplissait le cadre de la fenêtre, blanche et battue par le vent. Elle semblait sans âge. Cela faisait longtemps que l’animal avait échoué là. Le lieu sableux de sa dernière demeure avait fini par sculpter, lentement, comme la vague pénètre la grève, l’animal mort, pour en faire cette caverne blanchie adossée à la première dune.

Martin contempla ses mains, qui lui semblèrent curieusement lisses. Il se dit avec plaisir qu’il était jeune, dans son rêve.

Comme il se trouvait en même temps dehors, par un artifice du rêve, il s’approcha lentement du squelette de l’animal, en murmurant des mots très doux pour apprivoiser sa peur et celle de l’animal mort. Il parlait des forêts sombres de chez lui, des montagnes hautes et grises dont on ne voyait que les précipices, des pâturages hauts et si verts qu’on croyait que le ciel avait changé de couleur.

Bientôt, il fut devant les ossements. Ils s’élevaient assez haut, bien que l’animal eût été un bébé. Martin entra et s’adossa contre une côte qui se recourbait au-dessus de sa tête et lui donnait un curieux sentiment de protection. La mort et la vieillesse lui semblèrent soudain très proches et très lointaines, hors de son champ de vision.

Dès que Martin eut passé sous cette sorte de voûte blanche et poreuse que les côtes de l’animal formaient sur la grève, un craquement se fit entendre. Tendant l’oreille, Martin écouta. La carcasse blanche chantait dans les rafales de vent. Il semblait que jamais, depuis que le baleineau s’était échoué là, l’océan n’avait revendiqué avec autant d’insistance son droit sur le squelette poli. Tout à coup cependant, depuis que Martin avait pénétré dans la bête, les vagues commençaient à monter de plus en plus haut, creusant sous ses points d’ancrage de sournois sillons salés. Le sol se dérobait déjà.

Quelque chose de nouveau se passait. Martin rentra dans sa maison, située tout soudain au bord de l’océan. Il remplit sa valise, celle-là même qu’il avait prise en voyage pour aller voir la mer. Il ajouta par-dessus une couverture de laine faite de mille carrés bariolés, qu’il tenait de sa mère, car elle était bien chaude. Des souvenirs brutalement lui revinrent, démentant pour un instant ceux qui faisaient de lui l’enfant des océans : la couverture bien sèche et chaude lui avait toujours rappelé sa mère, si douce, presque absente à l’humanité à force de tendresse silencieuse. Cela le rassura de voir qu’il emportait sa mère avec lui, dans ce long voyage pour rejoindre Marie.

Il ressortit, lutta contre le vent qui soufflait maintenant très fort, parvint jusqu’au squelette. Il remuait un peu, comme une dent de lait ou de troisième âge sur le point de tomber. Les côtes restaient cependant profondément ancrées encore, dans le sable, du côté gauche. Martin posa ses affaires dans le creux de la clavicule, à l’abri du vent et de l’eau. Puis il retourna dans la maison. Il s’assit à sa table, celle où lui et elle avaient mangé les soupes de toute une existence, mit de l’ordre dans ses idées, écrivit sur un bout de papier :

Marie
Tu m’as demandé de ne pas rentrer trop tard, tu
Les enfants
La maison
La vaisselle est rangée. Tout va bien

Il ne savait pas comment continuer. Il n’avait jamais été doué pour s’exprimer par écrit.

La porte battit sur ses gonds, claqua contre le mur. Martin leva la tête. Il posa son crayon, sortit, se dirigea vers la carcasse blanche du baleineau. Elle ondulait un peu sous les caresses du vent et de l’eau.

Il entra, s’assit, s’entoura de la couverture, attendit. Il sentait sous ses pieds l’eau attaquer le sable, et les pointes des côtes griffaient la terre en gémissant, cherchant à s’échapper.

Soudain, tout fut clame ; il flottait.

Martin regarda sa maison s’éloigner, il sentit sur ses joues un peu d’eau qui coulait. Peut-être était-ce un embrun ; il n’avait rien remarqué, tout à l’heure, attentif qu’il était aux efforts de la nef pour quitter le rivage. Il se frotta les yeux du bout de ses dix doigts, se lécha les lèvres pour sentir la douceur des larmes sur sa langue, regarda sa maison s’éloigner, emportée par le rivage.

Au large, une baleine chantait à son enfant de ne pas rentrer trop tard. Martin crut voir un instant le jet de vapeur qu’elle projetait bien au-dessus de l’horizon marin, pour indiquer à son petit la route qu’il devait suivre

Nicolas Couchepin

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Page créée le 28.03.02
Dernière mise à jour le 28.03.02

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