François Debluë
Né près de Lausanne en 1950, François Debluë réside actuellement à Rivaz (VD). Après des études de Lettres, il devient maître-assistant à l'université de Lausanne puis enseignant de français au gymnase cantonal de Chamblandes.
A la fois romancier, prosateur, fabuliste et chroniqueur, François Debluë est avant tout poète. Si une critique acerbe imprègne certains de ses textes en prose, il en est tout autrement de sa poésie. D'inspiration classique, elle est marquée par une certaine retenue, une maîtrise des sentiments au profit d'une attention portée à la nature, aux changements des saisons.
En 1999, il signe Les Saisons d'Arlevin, Poème de la Fête des Vignerons . Récemment, François Debluë a également écrit des courtes proses et des chroniques, notamment Courts traités du dévouement , onze rêveries placées sous le signe de Rousseau et de Robert Walser.
Il collabore à de nombreuses revues littéraires en Europe ( N.R.F., Magazine littéraire ), mais aussi au Canada ou en Chine. Plusieurs de ses textes sont traduits, notamment en allemand, anglais, espagnol et arménien. L'ensemble de son œuvre a été salué par le Prix Schiller 2004.
Les maximes publiées ici feront partie d'un livre à paraître au printemps aux Editions L'Age d'homme, sous le titre de Fausses notes.
BSR
Fausses notes
(Minimes)
Depuis le temps qu'il se consacre à ses écrits testamentaires, il devrait bien finir par mourir.
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Barcelone.
Misères. Violences de la misère.
Sur la Place Royale, des pigeons déambulent entre les jambes de policiers armés jusqu'aux dents.
Une vieille femme, soudain, claque ses mains l'une contre l'autre, bruyamment, dans notre dos; pousse en même temps un cri épouvantable, sorte de rauque hurlement qui paraît ne jamais devoir finir. Fausse note, s'il en est.
Notre apparente indifférence (elle est la troisième mendiante rencontrée en quelques minutes) la rend furieuse.
Injures et imprécations. À la mesure de l'humiliation par elle éprouvée.
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“L'étranger est un plat qui se mange froid”, semble dire le regard de la plupart des indigènes rencontrés jusqu'ici.
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“Jouir de la vie.”
Aux approches de la mort (bien avant qu'il en sût le terme exact), ces mots-là lui faisaient comme une sainte horreur.
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Il y a des sacrifices qui ne nous privent de rien. Nous sommes fiers pourtant de les compter au nombre des sacrifices que nous aurons faits.
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Il en est qui essaient une forme de pensée comme on essaie chaussure à son pied.
En trouvent-ils une qui leur convient, ils ne jurent plus que par celle-là. Ils entrent en religion. Ils ont trouvé une vérité : les voilà sectaires. Les autres manières de penser, ils les rejettent comme nulles et non avenues.
On n'aurait pas idée, pourtant, d'instruire le procès d'une chaussure au seul motif qu'elle ne convient guère à notre pied délicat.
Ils finissent pantouflards de la pensée.
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Paris. Rue Montorgueil.
À la devanture d'un commerce de comestibles, gibiers et volailles sont suspendus à leurs crochets. Un sanglier, maculé de sang, continue de s'égoutter sur le bas de la devanture. Flaques et ruisselets, jusque sur le trottoir. La bête garde l'œil fixe et le poil hérissé.
De l'autre côté de la porte d'entrée, une vingtaine de canards, eux aussi suspendus.
À la différence du sanglier réduit à demeurer la tête en bas, les canards tendent le cou vers le ciel: c'est par l'orifice de leur bec que l'on aura fait passer le crochet de fer.
Clouer le bec, oui.
Et il est vrai qu'on ne les entendra plus guère cancaner ni caqueter dans le quartier. Adieu fausses notes, vivaces conversations…
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Ce que retiennent les biographes et les biographies, c'est bien souvent ce qui aura été le plus encombrant de la vie d'un homme, ou du moins le plus spectaculaire. Mais l'émotion, l'inspiration, les angoisses et les plaisirs tiennent bien peu de place dans l'histoire d'une vie telle qu'on la rapporte.
Le biographe croit tenir sa proie – il ne saisit qu'une ombre.
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À chacun, la vie, sa vie, paraît bientôt insuffisante.
Ne reste plus alors que la question: quel usage ferai-je de cette insuffisance ?
Don Juan, Faust, Ignace de Loyola ou Don Quichotte ont répondu – comme chacun répondra: selon son propre vertige.
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Dans le silence le plus parfait, là où, parce qu'il a marché une heure ou deux, il se croit loin des hommes et de tout, il sera toujours donné au promeneur solitaire des paisibles sentiers suisses d'entendre le grondement des canons, les lointaines rafales de mitraillettes, et le vol nerveux des avions de guerre.
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Il n'est pas donné à chacun d'avoir “le sens de l'hospitalité”.
Avoir le sens du voisinage paraît pourtant plus difficile encore. Les hôtes passent, les voisins restent.
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Certains ont la folie des catégories, comme d'autres ont la folie des grandeurs.
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Aux catégories qu'on leur offre ou qu'ils ont imaginées, ils s'accrochent comme à des bouées de sauvetage.
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Ce sont les élèves qui forment les maîtres.Ce sont les disciples qui fondent les disciplines.
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Mouvantes hiérarchies de nos affections.
(Et si nos affections – amours et amitiés – se laissent mal classer, c'est qu'elles valent mieux que ces classements auxquels certains, soucieux de sécurité seulement, voudraient nous réduire à procéder, très officiellement.)
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Chacun le sait assez: c'est à la mort, à la perspective de la mort, que nous devons ces plaisirs que nous appelons “plaisirs de la vie”.
Maxime, à dire vrai, peu consolante.
De quel deuil le plaisir nous consolerait-il plus longtemps que le seul temps du plaisir?
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S'il est vrai que l'on meurt comme l'on a vécu, je ne sais pas ce qui, pour moi, le moment venu, l'emportera, de l'enthousiasme ou de la panique.
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Assis sur le môle, culottes courtes, chaussures de ville et socquettes trop lâches au mollet trop blanc, il contemple le crépuscule, l'horizon lointain. Il médite.
Mais il est capable aussi bien de déployer plusieurs activités simultanées.
Tout en méditant, il prend soin d'explorer d'un index expert et consciencieux chacune de ses deux narines (nul doute que s'il disposait d'une troisième narine, il l'explorerait non moins consciencieusement). De temps à autre, il envoie derrière lui, à toute volée, un bout de bois que son chien s'empresse d'aller récupérer pour le lui rapporter aussitôt.
On admire Napoléon – dont on dit qu'il était capable de dicter deux lettres différentes à la fois. On devrait admirer aussi cet homme assis sur le môle, capable à la fois de méditer, d'agir, et de se gratter où cela le démange.
François Debluë
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