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Zora del Buono

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Depuis septembre 2007, Le Courrier, Culturactif.ch et Viceversa Littérature publient en partenariat des textes inédits d'auteurs de Suisse. Ces textes paraissent un lundi sur deux, et sont disponibles soit sur nos pages, soit en dernière page du Courrier ou sur le site de ce quotidien: www.lecourrier.ch


  Zora del Buono

Née en 1962, Zora del Buono a vécu à Zurich puis à Berlin. Après des études d’architecture à l’EPFZ, elle a travaillé durant plusieurs années comme architecte et cheffe de chantier avant de se consacrer uniquement à l’écriture.
En 1996, elle est l’une des fondatrices de la revue Mare, où elle occupe d’abord la fonction de rédactrice culturelle puis devient rédactrice en chef suppléante en 2008.
Son premier roman Canitz’ Verlangen (Le Désir de Canitz, inédit en français) paraît en 2008.

Nous publions ici un extrait de son deuxième roman, Big Sue.

Un historien de l’art suisse fuyant le scandale entourant son père, écrivain de génie, et une journaliste allemande chargée de faire des recherches sur le gullah, la langue et la culture des descendants des anciens esclaves, se retrouvent en Géorgie. Très rapidement, ils se laissent envoûter par les mystères d’une vieille villa sur Humphrey Island où des événements étranges semblent se passer sur arrière-fond nocturne de gémissements à consonance sexuelle. Petit à petit, malgré la moiteur du climat et l’omniprésence des fourrés et des marais inextricables, un lourd passé marqué par l’esclavage et l’abus de pouvoir vient au jour, transformant à jamais les personnes qui s’y trouvent confrontées.
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  Big Sue

Nous nous sommes rencontrés à l’aéroport d’Atlanta dans le long serpent de la file d’attente qui s’étirait devant le guichet de l’immigration. Ce fut un bref échange entre inconnus, durant l’un de ces instants de sérénité nés du soulagement d’être sorti indemne du vol transatlantique, où même les plus sensibles peuvent contempler le col couvert de flocons blancs de la personne qui les précède en résistant à l’envie d’épousseter ce veston comme le ferait toute bonne épouse.
Je n’aurais sans doute pas fait davantage attention à lui si son passeport rouge ne lui était pas tombé des mains et avait glissé sous mes pieds, tellement près qu’il n’aurait pas pu le ramasser sans nous embarrasser tous deux. Je me suis baissée, j’ai vu des gants en daim élégamment coupés, je lui ai mis le passeport dans la main, une main très soignée, une peau claire et exceptionnellement lisse, peut-être se rasait-il les bras. Il était de stature délicate, un petit homme, à peine plus grand que moi. Le corps, bien que fin, semblait recouvert d’une couche de graisse d’un bon centimètre qui donnait l’impression étrange de quelque chose qui ne lui appartenait pas, qu’on lui aurait enfilé et ajusté. […]
Ce Suisse s’appelait Fenner comme je ne l’appris que quelques heures plus tard. Nous avons quitté ensemble le hall de l’aéroport de Savannah, inhalé pour la première fois cet air moite et indolent qui enveloppait les corps et qui nous accompagnerait ces prochaines semaines dans nos différents projets; il faisait étonnamment chaud pour une journée de février. Un homme sec, portant chapeau, appelait inlassablement «Mr. Fenner! Mr. Fenner!» depuis sa chaise à bascule en bois près du stand. Il faisait signe au Suisse avec une telle insistance qu’il ne resta guère de temps pour les adieux.
Fenner. Nous avions discuté pendant une demi-heure à Atlanta quand nous nous sommes à nouveau rencontrés en attendant le vol intérieur pour Savannah. Nous nous sommes tout naturellement assis côte à côte, deux voyageurs tuant le temps, lui, les jambes croisées, caressant encore et encore ses chaussures, légèrement narcissique me sembla-t-il. Peut-être voulait-il simplement exprimer qu’il savait apprécier les choses de prix, avait le sens des valeurs, même s’il avait dix ans de moins que moi, un homme du monde dans la trentaine. Je lui parlai de ma mission en Géorgie, il m’interrompait pour me poser des questions, parlant à voix basse. Il n’avait encore jamais entendu parler du gullah, peu d’Européens connaissaient cette culture, ce mélange de rites ouest-africains, de langues et de codes secrets des esclaves et de leurs descendants. Même les Américains en ignoraient souvent tout, bien qu’il y ait encore des gens parlant cette langue dans les régions côtières du Sud. Fenner connaissait bien évidemment la maison d’édition qui m’avait envoyée ici pour faire des recherches préalables en vue d’un livre documentaire, il s’agissait d’une maison importante dont les livres étaient également lus en Suisse.
Quand il me parla du but de son séjour, il peinait à garder les mains tranquilles, elles caressaient ses chaussures, tiraient sur son pantalon, finirent par jouer avec un élastique à cheveux à rayures qu’il venait de ramasser par terre. Il était historien de l’art, me dit-il, spécialisé en histoire de l’architecture ou, plus précisément, en «Moderne Classique», avec un faible pour Adolf Loos. Il m’expliqua avoir publié diverses choses avant d’accepter cette mission de manière spontanée, bien qu’elle n’entre pas du tout dans son domaine d’expertise: il avait été recruté pour écrire l’histoire architecturale d’une villa sur l’une des nombreuses îles des marais locaux, une sorte de chronique familiale, dépassant de loin le contexte architectonique. Une belle tâche, me confia-t-il, mais il n’était pas certain d’en être à la hauteur.
Durant le court trajet d’Atlanta à Savannah, il était assis de biais derrière moi, une fois, je lui jetai un coup d’œil, il penchait la tête vers l’avant, ses mains pâles pendant mollement entre ses genoux. Nous ne nous sommes revus qu’au retrait des bagages et avons foulé ensemble les tapis de l’aéroport de Savannah, longeant des plantes en pot exubérantes et des chaises à bascule dans lesquelles des voyageurs somnolaient; une atmosphère sédative s’étendait partout. Lorsque je vis finalement Fenner partir avec son accompagnant dans une Chevrolet Monte Carlo vert feuillage des années septante, je n’aurais jamais pensé le revoir un jour. […]
Je ne voyais jamais Fenner. Il avait prévu de se rendre fréquemment en ville, d’aller à la bibliothèque, de visiter les maisons des producteurs de coton et des marchands d’esclaves transformées en musées, d’adopter Savannah et sa grande bourgeoisie décadente, pour laquelle la ville était réputée. Il m’avait parlé avec inquiétude de ses journées dans une maison étrangère, pleine de personnes inconnues, de l’exiguïté à laquelle il pourrait être confronté, une exiguïté dont il n’avait pas l’habitude comme il avait toujours habité seul à Zurich, avec beaucoup d’espace. Il révéla avoir noté des adresses de meublés pour pouvoir, au besoin, se retirer dans le centre ville. Contre la folie insulaire avait-il ajouté, en riant.
Deux semaines après mon arrivée, j’ai lu quelque chose le concernant. Ce n’était pas le premier article sur le cas Abegg et Fenner qui me tombait sous les yeux, je n’avais simplement pas encore fait le rapprochement avec l’homme de l’aéroport. Il s’agissait d’une affaire qui avait provoqué une certaine effervescence en Suisse cet hiver, car il s’agissait de Ferdinand Fenner, l’un des écrivains les plus importants du pays, dont le nom avait été traîné dans la boue six ans après sa mort dans le roman d’un auteur auparavant inconnu, Christian Abegg. Le livre montrait l’une des personnalités les plus intègres du paysage culturel suisse sous un jour nouveau, foulant aux pieds l’instance morale d’une nation entière. Le roman sur Ferdinand Fenner avait été retiré  brièvement du marché, mais quelques semaines plus tard Verfehlungen était à nouveau exposé dans les vitrines des librairies, le scandale ayant permis au livre d’atteindre un tirage élevé, le livre ayant même été traduit en anglais et en français sous le titre Manquements, non pas tant en raison de ses qualités littéraires, mais à cause de l’agitation autour de Ferdinand Fenner.
[…]
«On s’ennuie sur l’île», me déclara inopinément Fenner. «Je n’ai pas encore rencontré mon hôte qui est aussi mon employeur, seule une carte d’excuse sur ma table à manger m’informait qu’il était en voyage et retenu par ses obligations et qu’il espérait bientôt pouvoir me rencontrer. Je ne vois presque personne, je ne sais même pas qui habite dans la villa. Il doit y avoir plusieurs personnes, j’entends souvent des bruits de pas à l’étage au-dessus, en outre, il y a un jardin potager dans une clairière, quelqu’un doit le cultiver. Te souviens-tu de Hendrik, l’homme qui est passé me prendre à l’aéroport?»
[…]
Le soir après le concert, Fenner et moi étions restés assis un moment devant ma porte d’entrée, dans la voiture, une Impala rouge sang avec des sièges en velours gris, une voiture de vieux, comme me l’avait expliqué Fenner non sans ironie. Il l’avait louée pour être mobile au moins sur la terre ferme, et un peu moins dépendant de Rup. Il me confia ne pas apprécier être le riche blanc qui se laissait conduire par un pauvre noir. Il suffisait déjà que Rup lui serve de chauffeur pour quitter l’île à travers la roselière sur un bateau ouvert équipé d’un moteur 30 chevaux, ce qui n’était d’ailleurs possible qu’à marée haute. A marée basse, il était, en quelque sorte, prisonnier sur l’île, impossible de traverser le marécage à pied, sans oublier les alligators. Il affirma connaître un truc pour échapper à ces bestioles, il fallait courir en zigzag, ce que les bêtes ne comprennent pas. «Mais comment courir dans la vase, me demanda-t-il, alors que chaque pas est difficile et que l’on s’enfonce jusqu’au-dessus genou dans la gadoue?» […]
Dernièrement, continua-t-il, il s’était enfoncé à travers les fourrés pour atteindre la pointe ouest, espérant avoir une vue sur l’Atlantique. […] Mais après une demi heure de marche laborieuse, il s’était retrouvé sur un tronc d’arbre tombé sur le sable du littoral, avec vue sur une autre île située à trois cent mètres à peine.

Zora del Buono
Extraits choisis et traduits de l’allemand par Tanja Weber

 

Retrouvez une note biographique et les publications de Zora del Buono sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

 

Page créée le 15.03.12
Dernière mise à jour le 15.03.12

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