CELEBRATION
LOIS ET COUTUMES DE LA GUERRE
Roman (extraits)
"En position !
On ne mord, ni ne rue, ni ne griffe.
Le dernier resté debout est le vainqueur".
Barry Lyndon - W. M. Thackeray -1811-1863
/ Stanley Kubrick - 1928-2001
Quelque chose va tomber.
Feuille. Verte encore.
C'est trop tôt pour la chute des feuilles, on dirait.
Même si, sur le front vert des
parcs, quelques flammes jeunes jaunissent çà
et là. Même si la végétation, le
long des rives, semble prête à prendre feu à
la braise du soleil couchant, aux premières étincelles
qui fusent dans la nuit basse, au ras du sol, tandis qu'une
lumière de midi, à peine adoucie d'ocre, éclaire
encore les hauts étages, la cîme des façades
et les terrasses des maisons. Même si les buissons des
terrains vagues paraissent s'embraser pour de bon aux lanières
des flammes qui s'enroulent, se détendent, glissent,
se nouent et se défont dans l'obscur d'en bas, traces
phosphorescentes de ces véhicules qu'on ne voit plus,
dissouts dans l'eau noire du fond des rues alors qu'on se
tient au soleil, au jour grand ouvert et que, comme chaque
soir, on ne parvient pas à croire que la nuit puisse
nous atteindre, dans un moment, qu'elle puisse monter si haut,
délivrant la ville de son poids titanesque, de sa densité,
de tout l'acier de ses racines, pour ne redessiner que l'épure
légère et multicolore de ses lumières
nocturnes.
Il fait beau.
A dix heures, il fera déjà chaud.
On est presque à la mi-septembre.
Feuille verte.
Il n'y a pas un seul square dans ce
périmètre de bitume, entre les blocs des immeubles,
virgule de verdure anguleuse dans la longue phrase grise du
ciment. Il n'y a pas un seul arbre dans le prolongement de
cette rue qui file tout droit jusqu'au bout de l'île,
marge ouverte sur la mer, point d'exclamation bleu, ou gris,
ou noir entre les hauts mots sombres des maisons.
Elle descend.
Plume végétale. Flocon de sève. Papillon-tige
avec une seule aile.
Elle tombe.
C'est trop tôt pour la chute des
feuilles.
Surtout pour celles qui sont encore vertes.
Surtout pour celles qui n'ont pas d'arbres d'où tomber.
Là-bas, au fond de l'avenue, on dirait qu'un nuage
a obscurci le ciel.
Quelque chose tombe.
Feuilles. Blanches. On dirait.
C'est incongru, cet envol de feuilles, sans parade, sans défilé,
sans héros à couvrir de confettis. Les papiers
ne pleuvent pas, un jour ordinaire de la semaine, dans les
rues de cette ville. Même si on doit s'attendre à
tout, à tout moment, dans l'atmosphère imprévisible
de ce laboratoire urbain.
Feuilles. Notes. Mémoires. Dossiers.
Elles ne se dispersent pas comme ça, sans raison, le
matin, dans l'ensoleillement des rues, bien qu'il en reste
toujours de déchirées, de salies, de presque
intactes ou de croupies, jetées aux angles des avenues,
entassées en strates humides dans les renfoncements
des cours, plaquées grandes ouvertes contre les grillages
des terrains de jeux, compulsées, éparpillées,
amassées par les remous de ces courants contraires
qui lacèrent sans arrêt le pavé. Une.
Deux. Dix. Voiles ténus. Brumes. Neige.
Ramages. Duvets. Ailes perdues. Mouettes
sans corps ni cri.
Les gens marchent, on dirait, sur le
sol épuisé d'une forêt d'arbres mutants
dépouillés d'un feuillage livide, papiers tranchants
déjà à hauteur de chevilles, la cadence
de leurs pas à peine modifiée par le mouvement
de leur tête qui se redresse, à peine ralentie
par le flottement du regard qui cherche la source de cette
turbulence, à peine gênée par l'immobilité
des personnes arrêtées ici ou là, que
la foule contourne sans y prêter plus d'attention.
La feuille verte a disparu.
Je cours, tête baissée.
Je trébuche. Genoux pliés.
Je glisse. Bras écartés.
Je tombe.
Un grand vent noir entre dans ma bouche.
Quelque chose est tombé.
Goutte. Sphère fluide.
Elle se détache d'un endroit
que je ne vois pas, situé quelque part au-dessus de
moi. Je ne distingue rien. La nuit, tout autour, est solide.
Mais je sais qu'une goutte choit, d'en haut, sur moi: j'ai
connaissance de sa nature à la seconde de sa disparition
dans un éclatement liquide.
Elle se brise sur ma peau, toujours
à la même place, dans un fracas d'apocalypse.
Tout hurle autour de cette goutte tandis qu'elle se forme,
s'enfle, se libère, s'abat, s'atomise. Et c'est à
sa dissolution que le vacarme entre en moi.
Je ne bouge pas. Cela ne sert à
rien. Rien ne presse. Rien ne me serre ni ne m'oppresse. Je
ne sens rien autour de moi. Je suis obscur et sans limite.
Goutte. D'huile. On dirait.
Je ne respire pas.
Je n'ai pas de narines.
Je n'ai pas de lèvres. Pas de
bouche.
Goutte. D'ambre. Je suis l'insecte disloqué.
Le fossile.
Je suis une larme de poix dans l'arbre.
Je suis l'écorce.
Je suis aussi le bois.
Je suis la terre dépecée
entre les racines.
Des scies mordent. Mâchent. Grincent
des dents.
J'entends, dans des éclatements terribles, le va et
vient vorace du métal, le hurlement circulaire, des
coups et des stridences, des ébranlements, des matières
qui hurlent en se rompant.
J'entends la dislocation du monde et des choses.
Et un cri.
La goutte ne tombe plus.
L'obscurité s'effondre.
Je monte. Je m'élève dans un jour aveuglant
qui me fera mourir.
- Elisabeth Greenwood. Identifiée.
Enregistrement 0014 terminé. Sauvegarde activée.
Officier Neville, parlez.
- Enregistrement 0015. Zone A 1. Code
00 H 25 / 12.09.001.
Sexe masculin. Traumatisme crâne et face. Brûlures
thorax antérieur et postérieur droit. Lésions
abdominales internes. Fractures multiples du membre inférieur
droit. Hémorragies sous contrôle. Pronostic réservé.
Admis au Mémorial Hospital 21/B.
- Identification.
- John Mitchel Portman. Agent d'affaires.
New-York, 346 W 22 ND Street. Résidence légale:
Célébration, Orlando, Floride. Marié.
Né le 22 septembre 1955 à New Bedford, Maine.
- Sources.
- Passeport et agenda trouvés
sur la victime, veste, poche intérieure gauche. Transmission
des données au Centre de Recherche des Familles.
- John Mitchel Portman. Identifié.
Enregistrement 0015 terminé. Sauvegarde activée.
Officier Neville, parlez.
- Enregistrement 0016. Zone A 1. Code
08 H 15 / 12.09.001. Restes humains. Sexe indéterminé.
- Identification.
- Sans.
- Sources.
- Sans.
- 0016. Zone A 1. Code 08 H 15 / 12.09.001.
Non identifié.
Maintenant, nous avons fini d'attendre.
Nous attendions depuis cet instant où les voix matinales
des téléviseurs, dans les cuisines, avaient
brusquement changé de tonalité, nous contraignant
à suspendre nos gestes pour écouter, puis pour
jeter un regard sur les écrans. C'est à partir
de ce moment-là que nous avons commencé d'attendre.
J'ai pu le voir. Mitch. Et j'ai pu
voir, dans son oeil ouvert sur moi, qu'il avait peur, qu'il
était devenu craintif et faible. Et que désormais,
il allait avoir besoin de moi...
Marie-Claire Dewarrat
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