Baisers à ne pas renouveler
Pendant une semaine, il a eu la fièvre:
une angine, a dit le médecin. Il m'a dit aussi que
j'exagérais de m'inquiéter de cette manière.
C'était logique qu'il allât mal, c'était
normal qu'il fût faible, qu'il dormît beaucoup,
qu'il se plaignît. Un après-midi, alors qu'il
regardait à la télévision qui sait quoi,
il a commencé à saigner de la bouche. Nous avons
appelé le médecin de garde. Quand il est arrivé,
il n'est pas entré dans la salle de séjour.
Depuis le seuil, il l'a vu étendu sur le divan et il
a regardé la couleur de son visage. Je lui ai parlé
de la fièvre et des taches noires sur le corps. Il
s'est tourné, a pris mon mari sous le bras comme s'il
était un vieil ami; au fond du couloir, il lui a dit
le nom de la maladie. Je n'ai pas compris pourquoi nous l'avons
amené à l'hôpital.
D'un coin du couloir, à l'hôpital, j'ai vu mon
mari parler au téléphone, à voix basse:
pour la première fois, j'ai entendu le nom de la maladie.
Mon mari ne voulait pas qu'il restât dans cet hôpital,
il a dit qu'il n'avait aucune confiance dans ces médecins,
il a décidé de l'emmener dans une clinique pédiatrique
de Milan. Le lendemain, nous l'avons étendu sur le
siège arrière de la Taunus blanche, nous sommes
passés à la maison. Lui aussi a voulu monter.
Avant de sortir, il a dit: C'est la dernière fois que
je reviens dans cette maison. Sur la route, nous nous sommes
arrêtés dans un bar parce qu'il devait faire
pipi.
Dans la clinique, nous nous sommes présentés
au comptoir d'entrée, nous avons monté plusieurs
étages en ascenseur. L'enfant a tremblé dans
mes bras, je l'ai étendu sur le petit lit de la chambre
qu'on nous avait attribuée. Nous avons attendu qu'il
s'endormît, nous avons parlé avec le médecin.
Cette nuit, nous pourrions assister l'enfant: ce n'est que
le lendemain qu'on installerait un autre lit pour moi. Il
a pleuré quand nous nous sommes éloignés.
Nous sommes allés dormir dans l'hôtel le plus
proche, une pension un peu délabrée. Une dame
âgée, qui parlait peu, nous a accompagnés
dans la chambre par des escaliers grinçants. Je ne
me souviens pas comment nous avons passé la nuit.
Je me souviens du matin: je l'ai vu sur le petit lit blanc,
ils avaient déjà fait les prélèvements.
Ils m'ont fait très mal, a-t-il dit, tu aurais dû
rester toujours avec moi. Je ne te quitte pas, ai-je dit.
Je suis restée là, en dormant sur le lit aligné
à côté du sien. Dans la même chambre,
il y avait une autre maman avec son fils grassouillet et joyeux,
qui ne semblait pas malade.
Claudio s'est rétabli. Je l'ai dit au médecin:
Aujourd'hui c'est comme ça, demain on ne sait pas,
m'a-t-il répondu. Claudio jouait, sautait, faisait
des cabrioles sur le lit, je ne parvenais pas à le
réfréner. Et il chantait. Tous les deux jours,
on lui faisait une transfusion. Mon mari arrivait le soir
après le travail et il repartait la nuit. Puis j'ai
eu de la fièvre.
Vous devez partir, m'a dit le médecin. Claudio a pleuré
pendant trois jours, les taches se sont multipliées,
il ne voulait pas chanter et sauter, il ne voulait pas écouter
des histoires. Le dernier jour de mars, je suis retournée
le voir. C'était Pâques et il était fatigué.
Je me rappelais de ses paroles: C'est la dernière fois
que je reviens dans cette maison. Puis il s'est rétabli,
et les transfusions se raréfiaient. L'enfant peut sortir,
a dit le médecin, du moins pour l'instant. Sur la pointe
des pieds, derrière la fenêtre, il a attendu
la Taunus blanche de son père qui le ramènerait
à la maison.
" Je la vois descendre en hâte
du train, serrer fort contre elle une enfant, qui, en l'embrassant,
l'appelait maman, et pendant ce temps le train sifflait sifflait.
Et moi, pensant à cette étrange aventure, je
montai distraitement dans le train... "
Je suis étendu ici, sur mon lit où tant de fois
j'ai fait l'amour. J'ai les yeux clos et la chanson, que mon
père chantait le soir, assis sur le trottoir, devant
la porte de la maison, résonne dans ma tête.
Je l'entends résonner dans mes genoux, monter le long
de mes muscles, s'arrêter dans mon ventre, qui devient
une grosse caisse sonore, retentissante. Puis la voix rauque
et harmonieuse de mon père parcourt mon sternum, poursuit
dans mes épaules, descend dans mes bras et repose dans
les paumes de mes mains. Tout à coup, elle rebondit
dans ma tête, bat dans mes tempes. Elle se tait et se
rallume dans mes orbites trop petites pour contenir ce son
puissant. Au fond du labyrinthe, elle s'est enfin atténuée.
Ainsi ma colère contre mon père s'est atténuée.
Un matin, j'ai vu son pas lent et ses yeux innocents. Et ma
mère m'a semblé forte et solide, comme si, en
une seule nuit, elle lui avait rendu tous les coups de bâton
qu'elle avait reçus durant leur vie commune. Je ne
pensais pas que mon père pût devenir si faible
et innocent. Peut-être a-t-il payé, ai-je dit,
a-t-il payé pour ce qu'il a fait. J'ai vu sa démarche
lente, ses yeux humides, sa façon de parler effrayée,
ses mains tremblantes, et j'ai pensé: peut-être
a-t-il payé.
Les trahisons, les fugues, les coups de bâton dans la
galerie moisie, son arrogance, ses coups de pied et ses insultes
à ma mère. Ce matin-là, tout s'est effacé
et sont restés sa silhouette fragile emmitouflée
dans une vieille veste lourde, son béret tiré
en avant qui lui couvrait le front autrefois grand, ses yeux
brillants, son gros grain de beauté sur la joue, sa
moustache jaunie, sa grosse écharpe nouée, son
gilet de laine, son pantalon trop court et élimé,
ses chaussures percées. J'ai pensé que, sous
son silence opaque, il a souffert, comme d'une faute, de ma
distance.
C'était samedi et il pleuvait
à verse. On aurait dit que les nuages étaient
tombés. Il voulait voir la petite Giuseppina et nous
sommes passés chez elle: il l'a caressée et
il l'a embrassée. Nous sommes arrivés à
la maison à passées quatre heures de l'après-midi.
Cette phrase -- c'est la dernière fois que je reviens
dans cette maison -- n'avait plus de sens. Une phrase fausse.
Il m'a dit: Je veux de la pizza. Je t'en ferai une demain,
lui ai-je dit. Mon mari m'a dit: Donne-lui tout ce qu'il veut.
J'ai demandé de la levure à une voisine et j'ai
fait la pizza. Il a tout mangé: la pizza, les légumes,
la viande, le lait, un uf de chocolat. Il ne voulait
pas aller dormir. Il a joué avec son ami Rudy, il a
pédalé le long du couloir dans sa voiture verte.
Dans la salle de séjour, il y avait mes beaux-parents,
la nièce et le neveu de mon mari. Mon mari m'a dit:
Maintenant il doit aller dormir. Il ne voulait pas aller dormir.
Au lit il a commencé à dire: J'ai mal au ventre,
je dois aller au cabinet. Je l'ai emmené aux toilettes.
Il m'a demandé tout à coup: Maman, j'ai fait
un caca noir, c'est peut-être parce que j'ai mangé
du chocolat. J'ai regardé cette couleur. Nous avons
appelé le médecin: au téléphone,
il a dit qu'il ne fallait pas s'inquiéter. Pendant
toute la nuit, étendu sur le petit lit à barreaux
dans notre chambre, il a dit qu'il avait mal au ventre. Vers
six heures du matin, l'aube se levait, nous avons téléphoné
encore au médecin.
La matinée a passé, il a demandé à
entendre des histoires. A midi, je l'ai pris dans les bras,
je l'ai emmené à la salle de bains et je l'ai
lavé. La joue collée contre la mienne, nous
nous sommes arrêtés devant le miroir: Regarde
comme tu es propre. J'ai passé ma main dans ses cheveux
fins. Il a laissé tomber sa tête en arrière
et il a fermé les yeux. J'ai crié, mon beau-père
est arrivé, il a pris l'enfant et l'a porté
dans son lit.
Mon mari a dit: Sortez tous. L'enfant a rouvert les yeux,
mais il les a refermés aussitôt, respirant avec
difficulté. Nous avons descendu les escaliers en courant;
en voiture, je l'ai tenu sur mes genoux. De nouveau il a ouvert
les yeux, il était en sueur. Il a dit: Je ne veux pas,
je ne veux pas.
Il pleuvait encore et les essuie-glaces dessinaient des courbes
d'eau sur la vitre. A trois heures moins vingt, nous étions
à l'hôpital. Il n'y avait personne. Une demi-heure
plus tard, un médecin est arrivé. On a mis Claudio
sous une tente à oxygène. Avec moi, il y avait
mon mari et une vieille religieuse robuste. Claudio m'a regardé.
Avec les doigts, j'allais lui essuyer une larme qui coulait
sur sa joue grise, mais la religieuse m'a pris la main et
elle a fait le signe de croix. Quand je me suis relevée,
j'ai entendu les sanglots de ma belle-mère, qui s'est
jetée par terre en pleurant. Mon beau-père était
debout, à côté d'elle, dans le couloir
vitré. Voilà comme cela s'est passé.
Quelqu'un pousse peut-être la
porte. Je voudrais ouvrir les yeux, être inondé
par la lumière. Mais il n'y a rien qui parvienne à
me jeter hors de cette obscurité. Où nous avons
été nus. Ton corps essentiel bougeait bien.
Ni trop, ni trop peu. Tes bras, tes mains, tes cuisses, tes
pieds, ta tête, tes jambes pliées sur mon dos
étaient adéquats. J'ai serré ta tête
entre mes mains, j'ai regardé tes cheveux défaits.
Je n'ai pas pleuré, mais j'aurais voulu. Cela s'est
passé, il y a près de vingt ans. C'était
la nuit; dans la pièce adjacente, nous avons entendu
des voix joyeuses et des tintements de verres. Ils ne parlaient
pas de nous. Ils ne savaient pas que nous étions étendus
à quelques mètres d'eux.
Ta mère a su que nous étions là, un après-midi,
vers cinq heures. Elle a tapé toujours plus fort à
la porte de ta chambre où nous étions nus. Tu
as fermé à clef avant qu'elle fît irruption.
Tu as dit: Va-t'en, tu me dégoûtes. Elle a continué
à cogner à la porte. Ton impératif calme,
la fureur de ta mère, ton visage bouleversé,
ma nudité réfléchie debout dans le miroir
de l'armoire. Un rire a éclaté dans mon estomac,
un rire que je ne suis pas parvenu à étouffer;
plus ton corps se serrait au mien, moins je parvenais à
contrôler l'irruption du rire.
Terrorisée, tu as serré tes mains sur ma bouche,
mais le rire a été plus puissant qu'elles. Tes
yeux rouges et grands ouverts étaient incrédules;
plus ils me regardaient, plus ma gorge émettait des
bruits très forts que le diaphragme cherchait inutilement
à réfréner. Tes larmes ont coulé
sur mon torse nu et sur tes seins petits, tandis que les coups
de poing de ta mère à la porte s'éloignaient,
couverts par mon rire incontrôlable. Je me suis laissé
tomber sur le lit sans forces, sanglotant, me contorsionnant
sur les couvertures, avec l'illusion que le matelas pourrait
atténuer les coups secs des gémissements qui
me rompaient la poitrine. Je suis resté là jusqu'à
ce que tout s'atténue: les sanglots, les coups de poing,
les cris. Même ta terreur, qui s'est dénouée
dans les pleurs.
Maintenant, dans ton retour, il n'y a pas de peur. Je sens
plutôt un naturel curieux, une familiarité dans
le bruissement des feuilles de papier que tu tiens entre les
mains, à côté de mon lit. C'est comme
si tu n'étais jamais partie, comme si tu n'avais jamais
quitté cet appartement au plafond bas que tu connaissais
bien, ces espaces étroits dont tu as repris possession.
Peut-être n'es-tu jamais partie. Peut-être es-tu
partie en sachant que tu reviendrais.
Après, je pourrais aussi m'arrêter quelques jours
et m'étendre sur la plage tiède à l'aube.
Je pourrais retrouver ma peau élastique d'autrefois,
quand tes doigts y laissaient des empreintes chaudes. Ou bien
attendre que les jours engloutissent des jours, et de nouveaux
jours encore d'autres jours, comme un tunnel qui avale l'obscurité;
et l'obscurité, moi, mes pensées, mon repos,
le sourire de mon enfant, ses petites chaussures hautes, ma
vie avec cet homme maintenant étendu à côté
de moi. J'ai passé des heures à attendre, à
compter les rebonds du ballon sur la porte métallique
du garage, à écouter sa voie aiguë, ses
pas rapides sur l'asphalte, ses amis l'appeler. J'ai attendu
tous les dimanches de notre vie pour retourner dans le cur
vert de mon enfance.
Dans les bois humides nageait mon enfance, la silhouette frêle
de ma mère se penchait pour cueillir de petites fleurs,
tandis que mon père disparaissait au-dessous, puis
au-delà des ronciers, et, dans le panier, il regardait
les cèpes et les lépiotes. Puis tu sortais la
carte topographique et tu prononçais le nom de l'endroit:
Civra. Tu plaisantais quand je te disais: Allons chercher
des champignons. Et, docile, tu me suivais, indolent, les
bras derrière le dos. Moi, j'entrais dans le bois comme
dans une vieille maison, je n'avais pas besoin de te tenir
par la main.
J'entrais dans cette maison-là et ce n'est que là
que je me sentais maîtresse; les premières fois,
nous avons étendu une couverture sur les feuilles et,
sur la couverture, nous avons fait l'amour sur un terrain
en pente. Puis tout est passé, j'ai compris que tu
avais hâte de finir l'amour. J'ai laissé que
ton indifférence marchât le long du sentier,
tandis que je descendais des escarpements et mon bâton,
fouillant parmi les feuilles, surprenait des défilés
grouillants d'insectes. J'ai toujours aimé les insectes
et le bruissement anonyme dans les broussailles. J'ai toujours
regardé en haut, sur les branches, en quête d'écureuils,
de pics des murs et de verdiers.
Je lui ai pris la main. Nous nous sommes assis dans un petit
café le long de l'allée bordée d'arbres
qui mène aux écoles. Nous avons demandé
deux sandwiches et deux orangeades. Ses yeux se sont immobilisés
un peu, puis se sont remis à explorer alentour. Ils
se sont arrêtés encore dans les miens. Elle a
bougé les mains en parlant, elle les a baissées
pour effleurer mes avant-bras. Elle s'est remise à
les agiter. La prochaine fois, peut-être les retiendrai-je
dans les miennes. Elle se remet à regarder alentour.
Elle mastique de petites bouchées. Moi aussi, je n'ai
pas faim. Nous laissons les sandwiches. Je te dis quelque
chose et tes mains blanches se remettent à s'agiter.
Mes doigts sont croisés devant mon nez. Tes mains agitent
l'air, elles font des moulinets. Dans un petit moment, je
les prendrai dans les miennes, qui adhèrent maintenant
parfaitement l'une à l'autre. Tu me regardes.
Je regarde une mèche noire se poser sur ta paupière,
tu la déplaces d'un geste rapide. Tes dents sont légèrement
en avant, elles mordent la lèvre inférieure.
Ton sourire est blanc, sur le menton tu poses souvent l'index
droit. Mes mains se séparent, je croise à nouveau
mes doigts, puis la paume de l'une repose pendant un instant
sur le dos de l'autre. Je suis tes mains. Je me prépare
au naturel du mouvement, à la simplicité de
la prise. Je pense que ce n'est pas simple. A présent
tes mains sont distantes, à demi fermées, posées
sur la table, sur tes coudes larges. Les bonds trop longs
ne sont pas admis, ce serait un assaut, et je ne veux pas.
En attendant, je te pose une question. Tu me regardes, les
yeux larges et comme mouillés. Je cherche à
immobiliser ton regard. Je l'arrête, intense. Alentour,
je n'entends pas de bruits, que le regard bien ouvert et les
yeux immobiles à en pleurer. Je pense: C'est le bon
moment. Je ferai glisser ma main dans la tienne, lente et
naturelle. Voilà. Je la perçois incertaine et
légère, je la porte lentement vers moi. Maintenant
ma main effleure les jointures nerveuses de tes doigts qui,
roulant à peine en l'air, tombent délicatement.
Ta main est un lièvre agressé par un faucon.
Je ne veux pas qu'elle m'échappe. Je serre un moment
la prise, je la desserre et ta main devient plus docile. Je
soulève à peine les doigts et je les enlace
à tes doigts qui se serrent lentement. Je ferme les
yeux. Une main repose sur l'autre. Ton index bouge. Tu regardes
ma main et tu dis: Elle est chaude, ta main.
Paolo Di Stefano
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