Sylviane Dupuis
Née en 1956 à Genève, Sylviane Dupuis y obtient sa licence ès Lettres en 1979 (littérature française, archéologie, grec ancien) tout en suivant des cours de théâtre et en participant à des fouilles archéologiques. Formation classique et amour pour le théâtre sont au cœur de sa démarche littéraire: aujourd'hui professeur de littérature française au Collège Calvin et chargée d'enseignement en littérature romande à l'Université de Genève, Sylviane Dupuis est auteure de recueils poétiques et de théâtre, en parallèle à une activité de critique. Elle a notamment travaillé avec la metteure en scène berlinoise Claudia Bosse et la chorégraphe genevoise Noemi Lapzeson.
Le texte que nous publions ici a été écrit pour M.W. (Magic Woman) , pièce mise en scène par Anne-Cécile Moser à La Grange de Dorigny, du 22 octobre au 1er novembre dernier.
Cantate pour 7 corps et voix de femmes
texte écrit pour M.W. (Magic Woman), mise en scène d'Anne-Cécile Moser à La Grange de Dorigny, du 22 octobre au 1 er novembre 2008
Figures
F1 (Eve)
F2 (Ophélie)
F3 (Antigone)
F4 (Eurydice)
F5 (Jocaste)
F6 (Marie)
F7 (la Sans-nom)
Je les vois toutes disposées – par exemple – sur un escalier (celui de l'Histoire, des mythes, celui de l'imaginaire collectif, ou de l'inconscient) qu'elles parcourent, montent et descendent en parlant, se déplaçant verticalement, horizontalement ou en diagonale comme sur un échiquier. D'abord plongée dans l'obscurité, la scène s'éclairera peu à peu à partir du surgissement épiphanique des figures (visages, corps et voix des comédiennes), qui se résoudront finalement en une seule, à la fois une et multiple : la « Sans-nom », porteuse du passé des mythes et tournée vers l'ouvert inconnu.
F1 ( Eve) nue et muette
elle
accouche du monde entre ses jambes
et nous porte tous dans son rêve
la femme-origine
sans mots
elle est au début et à la fin :
posée, énigme pure
F2 (« Ophélie »)
je ne suis rien, je
glisse
je ne veux pas de nom
oubliez que j'existe
oubliez mon désir
trop grand
j'ai mal
et je ne sais de quoi
toute cette eau
sortie de la caverne des yeux
sortie du trou de mon sexe
je m'y noie
livrée nue à tous les regards
puisqu'un seul manque à ma faim
depuis qu'il manque, elle
tombe,
troue le ciel
à l'envers
est-ce toi qui es l'amour
ou est-ce l'amour que j'aime
je veux toutes les fleurs
tous les chants
toute la mer
tous les ciels
tous les agenouillements
il y a trop de désir en elle
pour le monde
ma folie
est plus douce que la raison
elle endort nos soifs
sous ses paupières
elle travaille à se perdre
vous direz que je suis morte
parce que j'ai respiré la joie
comme une rose
et qu'on me l'a enlevée
absolue
abstraite
abîmée
abyssale
ô mes poupées
ô mes voiles
ô mes silences qui rient
sous cape
elle est l'enfant qui refuse de naître
et qui veut qu'on lui tienne la main
toujours
absolue
abstraite
abolie
F3 (« Eurydice »)
ne te retourne pas
sur l'étrangère, tiens-la
dans ton cœur en silence,
l'ombre de ce qu'elle
fut :
ce n'est plus la même qui revient
mais une autre
que la route a changée
ils redoutent qu'elle change
et l'inconnu
ils la veulent
porteuse d'enfants
et non de mots
chienne ou ange
et non métamorphose
ils ne savent pas
qu'ils sont elle
aussi
où suis-je ? ne me laisse pas
me perdre
elle voyage à l'envers,
elle s'arrache à la nuit a-
mère
doigt à doigt
cil à cil, je
rentre dans ma peau
je
nais ! et je m'ignore
encore
tiens-moi la main
tiens-moi la main, j'ai franchi
la mort
si tu manquais j'en perdrais le sens
elle va
elle regarde vers nous
ses mots la savent
avant elle
et le cristal gelé
fond
à ses pieds de statue
il ne se partage pas, l'étroit chemin du jour :
aie patience de moi
sans voir
et penché vers l'en-bas
tire-le aveugle hors de ce froid,
ton amour de néant
– sans peur
sans demander son nom
parle-lui, ne la laisse pas
se perdre
(…)
F6 (« Antigone »)
colonne droite, opiniâtre
et dure, elle
résiste, noire
résistera
mes larmes sont des mains qui creusent
elle s'obstine comme, dans la terre
les os des morts,
fait ce qu'il faut,
maintient visible la silhouette
humaine qui
s'efface
elle est
ce qu'elle fait
moi sœur humaine
de tous les morts sans lieu
en cendres,
je suis celle qui dit non
debout !
elle nargue les tyrans
défie la mort,
ô désobéissante !
elle est son père en elle
retourné
moi sœur humaine
de tous les morts sans lieu
j'écoute
j'obéis à leurs voix
je suis de ce monde
et de l'autre
fille d'aveugle, et qui fuit
le jour au lieu de l'inventer,
négligeant les vivants
je parle
je suis parlée
par les morts
je suis et ne suis pas encore
Antigone
absolue,
inconciliable
F7 (la Sans-nom)
moi la sans-nom je ne suis pas
parlée
je suis celle qui dit je
toute seule
inconnue !
jachère de nous !
elle ne sait pas qu'elle est
personne
et que ses mots
l'inventent
tour à tour m'habillant
me défaisant de vous
je vous sais et je vous
oublie,
mes mortes, mes vivantes
mes petites sœurs
d'avant
je prends peau de vous toutes
et âme, du dedans
de moi
ses mots sont ceux de tous
ce qu'ils disent est à elle
moi la sans-nom je vais
mon chemin d'exilée
je ne ressemble pas
je cherche qui
m'entend
elle donne le sens qu'elle veut
à ce qui n'en a pas
je dis non
à ce qui me tue
oui à ce qui me fait rire
je dissimule mes larmes
elle est plusieurs en une
elle joue à la marelle avec tous ses visages
et s'illumine
d'immense
moi la sans-nom je me tais
sur mes secrets
elle porte la douleur
si fragile, le milieu de
sa voix, son frêle noyau
de cendres
elle est chacun de nous
et une autre
inventez-moi
les pas encore nés,
inventez-nous !
elle travaille à se mettre au monde
si tu manquais
si vous manquiez, j'en perdrais
le sens
nous n'en finissons pas
de naître et de
dé-naître
je suis
ce que je cherche
j'acquiesce à l'impossible
tiens-moi la main
tiens-moi la main
Sylviane Dupuis
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