Anna Felder

Anna Felder est née en 1937 à Lugano. Après des études à Zurich et à Paris, elle passe son doctorat ès lettres avec une thèse sur Eugenio Montale. Elle enseigne longtemps au gymnase cantonal d'Aarau, tout en se préoccupant de l'intégration des enfants italiens dans les écoles de Suisse alémanique. Elle vit aujourd'hui entre Aarau et le Tessin, et a reçu le Prix Schiller pour l'ensemble de son œuvre en 1998.
Anna Felder a signé une dizaine de romans et nouvelles, ainsi que des pièces radiophoniques pour la RSI et une pièce de théâtre, L'Accordatore .
Son écriture se fait « refus de la convention, choix de rapprochements précis et révélateurs, réduction à l'essentiel, tous symptômes d'«universalité» qui comptent bien plus que les régionalismes lexicaux décelables ici et là » , écrit Gian Paolo Giudicetti dans la revue Feuxcroisés n°3. Nati complici (dont est extraite la nouvelle publiée ici) « constitue un nouvel exemple de ce style mesuré, sobre, très personnel, un enseignement quasiment éthique invitant à refuser la superficialité et la facilité du bavardage littéraire, à s'engager dans la recherche de l'expression particulière ». APD

 

Un père à Arth-Goldau

Mère et fille: elles paraissaient s'assoupir entre les pages de la revue, la même à regarder à deux pendant un voyage pour Olten-Bâle qui se calculait d'après le nom des lacs côtoyés, en heures de train comme l'était mon voyage, et non en minutes. A moi aussi, elles donnèrent somnolence, tiédeur, paresse; je les feuilletai pour ce court laps de temps, comme des pages illustrées des Quatre-Cantons, avec par moments un œil fermé, les doigts humides de transpiration moi aussi.

Je les avais vues revenir à mi-lac du wagon-restaurant, le visage en feu, nourries du même menu ferroviaire, pareillement grandes et rassasiées, les cheveux sains coupés courts et laissés longs; la mère plus lasse dans ses sandales ôtées, plus décolletée pour laisser souffler son double rang de perles; la fille en pantalon et ceinture moderne, avec au cou la petite médaille d'or restée enfant, restée légère et agitée pour se trouver à l'aise entre le plein de la gorge et le corsage.

Elles s'étaient arrêtées dans le compartiment après le mien du côté du lac, obliquement en face de moi; elles s'étaient assises avec déjà la revue à la main, et dans le court demi-sommeil qu'elles m'accordèrent, fût-ce les tours joués par le train ou par la somnolence, elles se laissèrent apercevoir par bandes horizontales. La bande des mains qui tenaient la revue: immobiles celles de la mère, tout au plus prêtes à lâcher, à reprendre; imprévisibles celles de la fille, de beurre, indiquaient par surprise une page de la revue au point de la toucher, de l'arracher même, pour aussitôt se retrouver le bout des doigts odorant, d'une odeur de revue. La bande des nez presque pareils, plus résistant celui de la mère, sec et solitaire; l'autre plus brillant, désordonné par les cheveux, jouet des mains: mais doux, vif, capable de lécher peut-être. La bande des ventres était la plus reposante, la plus continue: couleur bateau l'un et l'autre, dans le pantalon et dans la jupe, ils soutenaient patients la familiarité des bustes, et les bustes s'y abandonnaient, dodelinant, en tailles larges.

La fille se montrait mûre pour réengendrer à son tour une autre mère qui, avec le même amour, engendrerait une fille capable d'engendrer une autre fille, blonde à seize ans, en une chaîne d'engendrements sans fin.

On arrivait à Arth-Goldau: les bâillements, dans la faveur croissante du soleil, engendraient des bâillements en rengaine: d'ici à Olten ou à Bâle, pensais-je, ils se déclareraient en vivats, en éclats de réveil, et embrassades et en saluts adressés au père-mari qui à la gare, imaginais-je, d'ici une heure ou deux, devait attendre les deux femmes.

Au lieu de quoi, ce fut une question de minutes et de secondes: le train s'arrêta à Arth-Goldau et la mère, en enfilant ses sandales, arrangea ses perles et se leva, flanquant en vrac revue, jaquette et cornets dans deux gros sacs déjà pleins à craquer; elle fit claquer un grand bec sur la bouche de sa fille, debout elle aussi en accord avec elle, et se dirigea seule vers la sortie, à pas encore raides, mais déjà tout aimantés, on le voyait, vers l'extérieur.

La fille maintenant était penchée à la fenêtre ouverte, elle avait salué son père, elle riait à voix haute et lui montrait du bras tendu la porte de sortie de sa mère.

Je me levai quand je me rendis compte, aux saluts de la fille, à ses yeux restés pleins de mots joyeux mais déjà lointains, que père et mère s'étaient déjà éloignés.

De ma fenêtre à la vitre baissée, un compartiment plus loin, j'aperçus en effet l'homme et la femme se diriger vers le parking: l'homme un peu chauve, en complet gris, avec les deux sacs de famille et le pas ample, bien accordé à celui de sa femme.

Le train était encore immobile, je restai à la fenêtre à priser le temps – l'été soudain –, à deviner le dimanche à la gare – à peine passé Pâques. Les hauts-parleurs annonçaient des arrivées et des départs, le petit train du Rigi sur des affiches de musée invitait à monter au sommet, pour les familles on promettait des excursions à prix réduit au Parc zoologique, les parents de la fille étaient arrivés au parking et chargeaient la voiture qu'ils aéraient, portières grandes ouvertes.

Puis je vis la mère s'installer; je vis le père ôter son veston et, en manches de chemise, laissant l'auto ouverte, regarder en direction de sa fille. Je le vis faire trois pas en direction du train, le visage rivé à notre wagon: il s'arrêta et mit la main en visière devant ses yeux. Il fit encore deux pas en avant, se protégeant toujours de la lumière. Je le voyais bien, le dos tourné à l'auto, au garde-à-vous entre la voiture et le train pour faire adieu à sa fille; il devait tenir les clés dans sa main baissée, il agitait de temps en temps son autre main, mais sans impatience, il ne se trompait pas sur la vitre baissée de sa fille.

Alors je me retournai pour rencontrer moi aussi, à la fenêtre suivante maintenant que le train s'apprêtait à démarrer, l'adieu de la fille. Mais il n'y en avait pas; il n'y avait pas d'adieu. Pas de salut des bras tendus pour dire adieu; pas de pli des coudes penchés pour rester encore un peu, pas de désordre de cheveux ni de chaînettes rejetés en arrière. La vitre était baissée et la fenêtre vide; à côté, plus bas, abandonnée sur le siège double, tandis que le train se mettait doucement en branle, la fille dormait: les jambes allongées pour grandir chacune de son côté, la tête renversée, gonflée de rose, incroyable ange orphelin, prêt à rire même dans son sommeil.

Le train prenait de la vitesse, je revins au père au garde-à-vous devant le parking, il était là, un père qui cherche, qui trouve, le reflet contre ses yeux pouvait l'induire en erreur, le point précis lui échappait, le train lui échappait; je restais, moi, penchée les deux coudes à la fenêtre, ce n'est pas moi qui étais l'ange, je gardai les yeux sur le père, je louchai vers le sommeil tout proche, une madone dormait sans mémoire, le père commença lentement à agiter sa main déjà levée, il l'agita un bon moment, incrédule, s'arrêtant à droite, à gauche, il fermait les yeux à demi pour fendre la lumière, pour se rendre compte qu'il saluait sa fille dans tout ce train, pas moi, ni le chahut des enfants, ni le baiser des amants.

Nous étions maintenant sortis de la gare, les aiguillages fonctionnaient à merveille, et les feux, le train accélérait et l'homme rapetissé recommençait son adieu à chaque wagon, il agitait sa main par à-coups en s'efforçant de reconnaître les visages aux fenêtres, en visant tantôt les wagons de queue, tantôt les wagons internationaux, trahi peut-être par le fracas, par le fer, par le sérieux du train, il salua un fourgon qui arrivait, il salua la locomotive à la gare si jamais sa fille s'y trouvait, il salua tout le monde, il fit adieu à la vitesse, à la fuite, immobile, nain, père debout à sa place, sûr jusqu'à la dernière d'avoir une fille, jusqu'aujourd'hui, jusqu'à ce moment, une fille en train.

Et moi, si dans l'urgence des secondes je levais maintenant mon bras, si au dernier impossible instant je levai le bras dans un geste incohérent d'assentiment, en un cri d'adieu manqué, gracié, n'étais-je pas peut-être dans la fuite des générations une mère donnant voix à une fille, n'étais-je pas une fille disant oui à un père, à celui-ci d'Arth-Goldau ou à mon père qui à la gare me saluait, me disait adieu, lui aussi immobile en bas sur le quai, le bras levé, en voyant défiler au-delà du lac domestique, obéissants et arrogants comme des générations échangées, les wagons aimantés vers tout ce nord.

Nouvelle extraite du recueil inédit en français Nati complici ( Nés complices ), traduit de l'italien par Christian Viredaz.

Anna Felder