Isabelle Flükiger

Née en 1979, Isabelle Flükiger a suivi des études en science politique à l’Université de Fribourg. En 2003, elle se fait remarquer avec son premier roman Du Ciel au ventre, où une jeune femme fuit l’ennui de sa vie en se lançant dans une course à l’extase et aux paradis artificiels. Avec L’Espace vide du monstre, l’auteure mesure la distance entre banalité et monstruosité en précipitant le lecteur dans la tête d’une jeune femme prise dans la spirale du crime. Le texte que nous publions ici a été créé pour l’exposition «Science et Fiction: minimalismes narratifs», à La Générale en Manufacture de Sèvres début 2008, Il figurait sur une affiche signée par les graphistes Mister Max et G. Capeder.

 

Les membres

Ce qu’on fait c’est parce qu’on peut. Pourquoi est-ce que je pense à ça.
Merde.
Il rembobine sa queue. Se redit qu’il aurait pas dû prendre la R632… C’est finalement trop massif comme format, pas assez maniable… C’est ça, pas assez maniable.
On peut pas grand-chose en fait…
Mais bon, une R632 ça change pas grand-chose avec ce genre de femme.
Quand même, en terme de confort, moi je préférais de loin la R403. C’est une ancienne génération, ok, des fois elle se décroche, ça c’est vraiment chiant.
Mais plus maniable. Elle fait plus partie de toi, d’une certaine façon. Même si elle se décroche.
Pas la R632.

Elle se retourne dans le lit et soupire. Ils ne parlent pas.
Elle regarde par la fenêtre la ville qui se déploie.
J’aime pas ses mains, je devrais peut-être lui dire. Oh pis non. Je vais sûrement pas reprendre un gars qui se trimballe une R632. Franchement c’est complètement naze.
 
Elle se demande ce qu’elle va manger.
Une salade ? Ah non… Exclu. Avec leur nouveau modèle « pétillement sur la langue », franchement…Pour qui ils inventent ça ? Elles étaient très bien les anciennes… C’est comme ces R632. Aucune sensibilité.
Je préférais de loin le type de la semaine passée…  Mais avec eux, franchement, c’est pénible ! Deux jours ! Il lui a fallu deux jours et il avait plus les mêmes yeux, il avait changé de nez, de cheveux… La bouche était la même. Ça c’était au moins un bon choix. Très sexy. Je me demande où il se l’est procurée d’ailleurs. Peut-être qu’elle est hyper rare, que c’est pour ça qu’il l’a gardée….

Ah oui, et celui-là... Tiens il a des problèmes avec sa R632.

-Ça va pas ?
-Elle se rembobine pas bien, t’as vu ?
-Ah ouais. Faudra la renvoyer…
-C’est chiant ces R632….
-Ah ?
-Ouais. C’est pas ma préférée…
-J’aime pas tes mains non plus.
-Les autres étaient trop vieilles. C’est mes mains de sécurité.

Tiens peut-être qu’il a choisi de belles mains…
Elle le regarde mieux. Il a un grain de beauté sur la clavicule gauche et son torse est pâle. Elle se dit que le grain de beauté indique un sens du détail peu commun ; elle se dit qu’un torse pâle, c’est plutôt rare, c’est plutôt bien vu.

-Moi c’est les cheveux. J’ai mis les autres à laver. Sinon… c’est moi.
-T’aimes pas les R632 ?
-Non.
-J’ai cru sentir.

Ils se sourient
Des étincelles pétillantes de début de quelque chose explosent en faisant de petites éclaboussures sur les murs, au plafond. La chambre prend vaguement une autre teinte. On s’y sent mieux, on s’y sent mieux. Ça sent bon aussi. Ce début de quelque chose sent bon.

Inquiet toutefois, il revient à l’inspection de sa R632 ; il la tire et la tord. Rien n’y fait. Il voit ce faisant qu’un des pouces de sa main de sécurité est un peu endommagé. Il pense rapidement, avec lassitude, à l’investissement pour de nouvelles mains, se demande combien de temps celles-ci vont tenir.

Elle se lève à présent. Toute nue avec son derrière préféré, celui pour lequel elle a attendu 2 ans et qu’elle a payé 6 mois de salaire, ce derrière auquel elle fait bien attention, ne pas trop l’user avec n’importe qui. Avec son derrière préféré donc, elle s’avance vers lui et regarde sa R632 de plus près. Elle tire un peu dessus, la tourne légèrement sur la gauche.
-Et voilà, le tour est joué.
En effet la R632 se rembobine parfaitement à présent.
Il est tout surpris, tout intimidé.
-Mais alors… Tu sais les manier ? J’aurais pas cru…
-Je déteste les R632. En plus elles ont une drôle d’odeur…
-Ah, j’avais pas remarqué.
-Evidemment.
Ils rient.
Oh ! c’est un peu gênant ce que ça pétille, elle en a dans les yeux. Elle les essuie et pour éviter que ça éclabousse trop se dirige vers la fenêtre et regarde dehors. Maintenant elle se réjouit de voir ses mains préférées. Elle espère…

Lui il regarde son derrière. Elle l’a très bien choisi, c’est sûr. Et même les cheveux, il les trouve pas si mal. Il évite d’y trop penser parce que ça pourrait à nouveau éclabousser les murs.

-Et l’appartement ? Tu y vis depuis longtemps ?
-Oui. J’ai dû faire des pieds et des mains pour l’avoir.

Souvenir en éclair de cette blonde un peu boulotte, de comment elle l’a poussée. Sa chute vertigineuse dans la cage d’escalier…

-Il est bien.
-Merci.
-Tu t’en sors bien.
-Je sais. Ça n’a pas toujours été facile.

Il se demande qu’est-ce qu’elle veut dire par là. Elle, par la fenêtre, regarde la ville étalée. Il la rejoint. Ensemble ils se taisent. Elle dit : « Ce que je préfère, ce sont ces ascenseurs là-bas », elle montre du doigt «Tu vois ? Ils ont l’air de ramper le long de la tour, comme des vers… 
-Des lucioles.
-Des lucioles. »
Un souvenir d’enfance entre eux, celui des lucioles sur une montagne. Pas tout le monde connaît les lucioles. La nuit autour d’eux et la lumière des lucioles entre eux comme un lien. Il se tourne vers elle. Il l’enlace. Un fourmillement entre leur ventre pour remplacer le lien. Leur langue très douce se palpe et leurs lèvres se mordillent. Ils se sentent bien.
Il retient sa R632 qui frémit. Il recule d’un pas, caresse l’épiderme de sa joue gauche et dit : « On pourrait … manger ensemble ? 
-Oui… Je veux bien.
-Je pourrais descendre et acheter de la chair ?
-Ah oui ?
-Bien sûr. »
Elle se serre contre lui, elle lui mordille le lobe de l’oreille, geste oh combien téméraire ! et lui raconte, la voix rauque, à quel point elle adore la chair.

Titillée par cette voix rauque, la R632 se déploie alors comme la ville sous leurs yeux, comme les lucioles entre leur ventre, comme les tours. 
Je vais m’acheter le format 621. Ça serait cool qu’ils nous donnent des échantillons quand même… Ça va me bouffer mes économies. Merde. Mais… Quoi déjà ? On fait ce qu’on peut… Pourquoi je pensais à ça, moi ? 

 

Des mâts dans le lointain se balancent. C’est comme s’ils respiraient. Quelques bateaux glissent là-bas, s’éloignant sans bruit de la ville énorme étalée sur l’océan. Le silence est plein de clapotements. Les tours, pleines de lumière, vont si haut que depuis les flots on ne peut en voir la fin. On voit très loin une cabine de transport surchargée faire son trajet d’une tour à l’autre, lentement, au rythme de la nuit. Les gens là-bas doivent, comme on le fait toujours, regarder vers le bas, vers la masse d’eau qui frémit. Peut-être y en a-t-il pour regarder vers le ciel, fantasmer sur un improbable départ. Qui sait ? D’ici toutes les lumières sont des cœurs qui palpitent ou peut-être des lucioles. C’est qu’on ne sait plus très bien comment sont les lucioles, ça fait bien longtemps qu’on ne va plus dans les terres. La jachère là-bas se poursuit ; les règles sont strictes.
Tout en bas, sur l’embarcadère, on entend un pêcheur qui vend à la criée. C’est l’heure pour les chanceux ou les très riches, de goûter de la chair. Les autres parcourent la ville, incessamment, se procurer des membres. La course est frénétique, le vol impossible : chaque membre est fabriqué avec le code ADN adéquat. Il faut faire attention à ses membres. Ça fait depuis bien longtemps qu’on ne se préoccupe plus de grand-chose d’autre. Les membres, c’est la vie, et la ville est traversée de cette course éperdue.
C’est comme ça qu’on les fait rester tranquilles ; absorbés par eux-mêmes, ils n’ont plus assez de temps pour lever la tête, pour déranger la marche du monde. Ils courent sans plus penser. Sauf l’espace d’un trajet en cabine de transport, peut-être, avant de repartir au galop, remplacer un lobe, une paire de mains, changer un bout d’épiderme.
Et le temps coule paisible, loin d’eux les terres se refont, pendant que de nouveaux modèles de queue, de pieds, sortent sur le marché, pendant que les anciens modèles se défont, pourrissent de plus en plus vite, loin d’eux le temps coule paisible.

Alors il ne reste que cette beauté, la ville aux grands mâts qui se balance sous la cloche du ciel.

Isabelle Flükiger