Alain Freudiger
Né en 1977 à Lausanne, où il a étudié l'histoire du cinéma, Alain Freudiger a consacré son mémoire de licence au comique chez les Monty Python. Il est membre du comité de rédaction de la revue de cinéma Décadrages et collabore au journal pataphysicien La Distinction. Il est à ce jour l’auteur d’un roman décalé sur les diverses postures possibles quant à la consommation, Bujard et Panchaud. En 2008, il a reçu la Bourse d’écriture littéraire de Pro Helvetia.
Kerguelen
Il vente, tout le temps.
Je connaissais pas l’endroit mais je savais, je savais bien, ce que j’y trouverais.
C’est patiemment que j’ai tout préparé, avec la complicité, tout à fait involontaire mais j’imagine sans regrets, de mes anciens collègues de l’école polytechnique. J’ai oeuvré longtemps. Je faisais des heures sup’, je mentais sur mes projets, sur mes tâches et sur mes obligations, je mentais à mes chefs, à mes commanditaires et à mes collègues, et j’y suis parvenu. Une fois le rafiot terminé je suis parti. Je me suis d’abord caché un moment, il fallait préparer le reste de la fuite, et quand on m’a un peu oublié je suis parti.
Il vente, tout le temps.
Là-bas, en contrebas, ils savent bien que je suis là, mais ils me laissent tranquille. Je leur fais pas de mal, je ne fais pas de mal. Peut-être qu’ils ont un peu peur de moi. Ils me croient fou – ce que je ne suis pas encore.
Le vent qui souffle à travers la montagne, lui, me rendra fou.
Le plus dur ça a été de fuir les curieux et la presse, tellement intrigués par mon rafiot. J’ai dû l’immatriculer bidon. Pas de pavillon de complaisance pour les petites embarcations non commerciales. A partir de Nouakchott ça a été plus facile.
Sur les hauts du Mont Crozier il a encore neigé, ça se voit. Pour ce que ça change. Bon, quand même, à partir de ces prochains mois j’aurai plus de peine avec mes concombres. Il me restera les choux sauvages de Kerguelen. Et les lapins.
Tout se courbe et s’incline, quelle désolation.
Et ces goélands qui me hurlent dans les oreilles! Quand j’ai décidé de m’installer dans cette ferme abandonnée, à Port Couvreux, je pensais avoir trouvé mon ancrage. En fait je suis constamment balayé par les vents, comme si le climat lui-même voulait me chasser. Mais je m’accroche. Je m’établis.
Je n'ai pratiquement plus de contact avec les gens de Port-aux-Français, là-bas. Au fond je les intéresse pas : mes connaissances, ils en ont de plus pointues, je ne produis rien qui puisse les nourrir – j’arrive à peine à subvenir à mes propres besoins. Evidemment malgré l’ennui je crée rien, nul artisanat.
Pourtant je grave parfois dans les pierres – oh pas des mots ! pas des lettres ! – quelques signes. Par ennui. Et pour m’opposer à –
Du vent.
Au début ça m’a fait bizarre de ne plus parler à personne. Non seulement plus de femme, mais plus personne du tout. Mais on s’habitue. Et puis il m’arrive de hurler sur les oiseaux. Je les insulte – je leur crie leur nom.
Quand je vois passer un bateau je me planque, les nouveaux venus ne sont pas toujours au courant qu’il faut me foutre la paix. Je paie très cher ma disparition des registres et des fichiers, des administrations et des moteurs de recherche, des bases de données et des listes d’adresses. Il s’agit pas de venir m’emmerder maintenant.
Désolé.
Parfois je l’entends plus, le vent, il me siffle dans l’oreille et il part je ne sais où, pas vers l’autre oreille c’est sûr sinon je le sentirais, non peut-être qu’il disparaît dans ma tête ou dans mes boyaux. Moi c’est pas des semelles que j’ai de vent, c’est tout mon corps.
Les autres aussi ils en souffrent, du vent. Mais ils essayent de faire avec, de l’apprivoiser. La petite église qu’ils ont bâtie, à Port-aux-Français, ils l’ont appelée Notre Dame des Vents. Mais moi le vent je l’ai toujours détesté – et je suis quand même venu ici.
Bon j’avoue que je savais pour le vent, mais je ne pensais pas que c’était à ce point. C’est autre chose de le vivre, c’est sûr. Les mots c’est pas du vent, jamais, il faut arrêter avec ça, on peut plus dire, les mots c’est pas du vent le vent c’est pas ça, il faut arrêter avec les vents.
D’ailleurs on peut aussi arrêter avec la religion et avec la science – mais là en-bas ils ont la station et ils ont l’église. Ils collectent. Ils oeuvrent. Moi je suis désolé.
Le plus pénible c’est pas la solitude ni le labeur, le plus pénible c’est le vent. On dit que le vent chante, que le vent gronde, que le vent siffle, moi j’aimerais qu’il se taise, et pour qu’il se taise, il y a une seule solution, il faut arrêter avec les mots. C’est les mots qui font parler le vent.
Au bout d’un moment, à force de plisser les yeux constamment, j’ai attrapé une drôle de tête. En fait, on doit presque plus voir mes yeux maintenant, et comme j’ai plus tellement besoin de bouche ou de langue non plus, je vais bientôt ressembler à un menhir. Ironie mordante, moi qui voulais fuir, disparaître, je vais devenir un monument, un objet de culte, une curiosité – il ne faut pas que ça se passe comme ça.
Les herbes sèchent et se collent au sol.
Parfois j’en peux plus. Heureusement il y a des distractions aussi, un jour la pluie le lendemain la neige, la nuit les cris des pétrels, le jour la marche des manchots. Et puis y a le vent.
D’après Radio France un certain nombre de découvertes remarquables ont été faites ici ces dernières années tant en ce qui concerne le réchauffement climatique que la biodiversité, et si on souhaite réécouter l’émission il suffit de s’adresser à Paris, ce qui est sûr c’est que l’Institut polaire français Paul-Emile Victor fait du bon travail et qu’il publie des articles des synthèses des rapports des statistiques et qu’
il vente, tout le temps.
Moi la science m’a quitté et j’ai quitté les hommes et bientôt les mots vont me quitter il faut qu’ils quittent l’île que le vent se taise se taise qu’il se taise.
Un souffle encore, surtout ne pas multiplier les verbes : il vente –
Impossible de déplier la moindre feuille de papier.
Alain Freudiger
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