I.
Je monte et je descends - downtown, midtown, uptown
- comme des millions d'autres personnes, têtes, épaules,
jambes, dos souples ou douloureux de porter ces corps, visages
soucieux, visages fermés, visages ouverts comme des
fenêtres en été, visages clairs, visages
sombres, le plus souvent illisibles, impénétrables
(c'est aussi que je regarde davantage les perspectives, les
étagements de façades, les pyramides, les gargouilles,
les pilastres, les horizons où la brume mange la ville,
la rend cotonneuse, évaporée, l'escamote).
Avenue of the Americas : serait-ce toutes les Amériques
se retrouvant ici, sur les trottoirs souillés de sacs
en plastique où les vendeurs de bretzels et de fruits
posent des taches de couleur ? Ces Amériques fabuleuses
dont le pluriel a quelque chose de riche, de plantureux, pleines
d'or, d'Indiens faussement nommés et aussi divers que
nos curs, à la peau d'or vieux.
Des Amériques remplies de forêts obscures où
rôde le jaguar, de plaines à bisons, de déserts
à serpents. Des Amériques aux villes trop grandes
et mal poussées, mal fagotées, grossières,
bruyantes, nauséabondes : mais nous sommes touchés,
sans trop savoir pourquoi, par ces rues indécises,
ces moments de calme, quelques mots entendus en grec et en
espagnol, de la pluie et du vent venus de la mer.
Montant et descendant l'Avenue of the Americas, je sens confusément
passer les ombres de tous ceux qui ont marché et qui
marcheront, préoccupés, sur ces trottoirs disjoints,
dans l'odeur et la fumée des bretzels grillés.
II.
I don't know where I'm going, but I keep on walking, baby.
Avec toi, sans toi, dans la solitude bleue et grise de la
ville - la ville qui me tient et me rejette, corps étranger,
tumeur, furoncle, sang battant et s'écoulant, cur
silencieux et lourd.
Des visages passent - quelques sourires, quelques échanges,
un peu de pluie sur nos sourcils. Les flaques noires où
flottent les débris du monde moderne et très
vieux, mégots, tasses en carton, emballages transparents,
pailles en plastique, pelures d'oranges
Ce monde va à sa perte, à vau-l'eau, stagnant
pourtant le long des trottoirs, dans le creux noir des rues,
et il me faut enjamber ces flaques, les contourner ou sauter
par-dessus, en un jeu de marelle imprévisible et un
peu ridicule.
Car je voudrais garder la tête levée vers les
frontons, les pics, les pignons, vers le ciel toujours plein
de surprises, et non pas baisser le nez vers les minuscules
désastres de la ville, auxquels je participe moi aussi,
rejetant plastique, carton, papier, caoutchouc encore odorant
du préservatif, rejetant mon eau, urine, sueur, larmes,
eaux usées de la salle de bain où j'essaie de
me nettoyer des chagrins, des mauvaises nuits, mais aussi
(en un même et paradoxal mouvement) de conserver la
fraîche et piquante et printanière odeur de ton
corps qui évoque celle de certains arbres en fleurs
à cette époque de l'année, avant que
l'été n'éteigne les parfums et que l'asphalte
ne se mette à fondre.
Mais nous serons partis, d'ici là, partis avant l'été
comme des oiseaux migrateurs voyageant à rebours, portés
par les courants contraires de nos existences, par les forts
vents et les turbulences qui secouent l'avion, cet oiseau
lourd de présages, de promesses, de rencontres et de
séparations.
Et, bientôt, la ville ne sera pour nous plus qu'un point,
un rêve, une lointaine rivière de diamants en
toc.
III.
Des pieds de néon rouge. Ongles, peau, visages passés
à la pierre ponce, mains parfaites pour s'abandonner
à la chiromancienne, silhouettes des pieds dessinées
sur le fond bleu de la nuit : le corps est découpé
en fines lamelles, démembré, torse poli, jambes
lisses, fesses à peine voilées par un triangle
de tissu coloré sur les affiches géantes.
Le corps est rêvé, désiré, épuré
: mais que faire d'ongles parfaits si les pieds sont douloureux
d'avoir trop marché, si les jambes ne nous portent
plus vers la mer, si le dos peut à peine se plier ?
De ces torses huilés, de ces seins jetés haut
vers le ciel, de ces pieds flottant sans effort au-dessus
de nos têtes, de ce corps morcelé et implacable,
je ne vois aucune image réelle dans les rues et les
avenues : nous, en bas, nous nous dandinons sans grâce,
nous nous essoufflons à courir derrière les
roues du chariot enflammé de la Fortune, nous sommes
boiteux, velus, bossus, nous sentons la transpiration et nous
trébuchons contre les trottoirs toujours inégaux.
Les talons se prennent dans les grilles d'aération
du métro, les chevilles se tordent, les cuisses grasses
se frottent, allumant de secrets feux dans les cavités
du corps, les genoux se cognent, entrechoquant leurs os, les
dents claquent, les mains sont lasses contre les hanches qui
pointent au-dessus du pantalon en toile bleu clair, et les
ongles sont cassés, rongés ou recouverts d'un
vernis violet qui s'écaille.
IV.
Manhattan, c'est quoi ? C'est de la brume que j'aperçois
depuis Washington Bridge - puis le bus s'éloigne et
tourne le dos aux esquisses de tours, leur trompe-l'il
contre le ciel passé à l'éponge.
Cette ville est un songe, pourtant j'y ai réellement
marché, le ventre vide, les yeux toujours levés,
nous nous y sommes parlé (et nous avons tant parlé
que nous nous sommes quittés un peu nauséeux),
nous nous y sommes endormis, les pieds mêlés
dans le vaste lit blanc, et nous nous y sommes réveillés,
ouvrant les rideaux sur les façades noires de la 56ème
rue, puis tendant l'oreille aux oiseaux de Washington Square,
comme une promesse de verdeur, d'herbe où nous étendre
pour attendre la fin de l'éprouvante semaine.
V.
Nous démolissons, nous reconstruisons. Nous sommes
patients, nous sommes fidèles, nous sommes aveugles.
Tandis que la ville s'éloigne dans le rétroviseur
du taxi qui t'emporte, depuis le Verrazano Bridge où
passe le petit Airporter rouge qui me trimbale depuis
trois heures, derrière les blocs de brique, dessous
les arcs-boutants de Brooklyn, nous prenons chacun de notre
côté la mesure de la catastrophe, du déblaiement
nécessaire, du vide laissé par les mots contre
la silhouette qu'on croyait inaltérable, les dentelles
de Manhattan vendues, exposées, illuminées,
avec quelle complaisance, et encore et toujours l'objet des
convoitises et des fantasmes.
Nous nous éloignons le plus vite possible du lieu du
désastre (ralentis pourtant par les embouteillages,
la silhouette de la ville disparaissant et réapparaissant,
décidée à nous hanter avec ses tours
fantômes), du lieu aussi des joies minuscules, des retrouvailles
et de la séparation. Car nous avons ri, chanté
et dansé sur les décombres !
Après l'épreuve - le marathon des rues, nos
visages figés par la fatigue - nous quittons chacun
de notre côté la ville, cette ville surexposée
comme une mauvaise photographie, comme ces visages d'acteurs
usés d'avoir été trop montrés,
comme ces rengaines écoutées jusqu'à
l'écurement : oui, New York est une ville vieille
et rouillée, et nous, nous aspirons au vert, au bleu,
au naïf, au neutre, à ce qui a été
paisiblement oublié au bord de mers plus rugueuses
et plus poissonneuses.
VI.
C'est sur la piste des Mohicans qu'il me faudrait marcher,
dans le vent des bannières et les mots incompréhensibles
des prières - prière pour la rivière,
prière pour l'herbe haute de juin, prière pour
la forêt humide où passe le chevreuil (en réalité,
je les comprends, ces mots, même dits dans la langue
des Mohicans, ceux qui vivent maintenant dans un lointain
Wisconsin).
Je les comprends si bien que je resterais là, près
de la rivière, à l'ombre, sous le vent des bannières
: marcher ou rêver, c'est le même mouvement, c'est
ce qui me porte et me féconde.
La piste des Mohicans, presque oubliée dans ce pays
envahi par les panneaux géants, et même ici,
au milieu des vallonnements verts de la Nouvelle-Angleterre
où l'on pourrait croire aisément, et s'y laisser
bercer, que rien de grave, jamais, n'est arrivé : qu'il
y a toujours eu des hommes à canotier et des lacs pour
que les enfants blonds apprennent à naviguer.
Le ciel est parfaitement bleu au-dessus des berges, l'ombre
est dansante et je ne vois pas pourquoi je n'y serais pas
heureuse.
Mais le chant obscur des Mohicans, je l'ai entendu en me penchant
contre l'écorce d'un arbre, les voix, les tambours,
les récits tristes, la langue presque perdue. Je me
suis redressée dans l'herbe haute et le soleil :
Qu'avons-nous fait à l'homme ? Qu'avons-nous fait au
monde ? Qu'avons-nous blessé, dans l'apparente innocence
du début de l'été ?
Le monde autour de moi est tout vibrant d'insectes et de fleurs
des champs : rien ne semble avoir été abîmé
ni perdu - pourtant, la General Electric a pollué
la rivière, et les hommes à canotier se réveillent.
Serait-ce la fin de l'innocence ? Auraient-ils entendu l'appel
des Mohicans ou celui du vent dans les ormes ?
VII.
Memorial Day, encore plus de drapeaux sur leur hampe,
aux fenêtres, aux façades, et tous ces monuments
aux morts, aux perdus, aux oubliés, aux victimes, dans
un élan patriotique, un optimisme dans la commémoration
qu'il m'est difficile de partager.
La ville est parsemée - jeu de piste sans logique et
sans autre but que la rencontre fortuite et, peut-être,
le recueillement, mais je ne vois personne s'arrêter,
tout est déjà avalé par le tourbillon
du passage - de petites plaques, bouquets, photographies,
rubans, même une rangée d'arbres plantés
dans le Jardin botanique de Brooklyn : de la dernière
catastrophe en date on se souvient, la première d'une
telle ampleur dans ce pays, et on ajoute les morts civils
aux militaires, tous enveloppés dans le même
linceul tricolore et étoilé.
Mais moi, ce que je vois dans la ville, c'est d'abord le désert
d'un lundi matin où les rues de Chelsea sont éteintes
par le gris, puis une foule fiévreuse aux abords des
magasins qui se presse pour les soldes de ce jour férié.
De qui, de quoi au juste se souvient-on dans cette ville de
mangeurs de lotus ? On ne reconnaît même pas dans
la rue son prochain, au milieu de la cohue de Time Square
où je me faufile, comme eux tous, sans joie, sans tristesse,
sans mémoire.
Marie Gaulis
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