C'était en Suisse la plupart
du temps, au bord d'un lac magnifique, au merveilleux mois
de mai; à cette saison où il est aisé
de laisser nature et lumière faire les frais de la
conversation à eux seuls, alors que verdure et floraison
conquièrent à tour de branches et qu'on peut
commenter longuement l'inflation galopante végétale,
même sans talent particulier.
De toute façon, pendant les premières heures
de leurs rares rencontres, les mots de devant n'avaient aucune
difficulté à glisser entre les dents, véhiculant
en salive douce la certitude d'échanges anodins, avalant
quelques bouchées franches d'informations tranquilles
relatives à leurs activités des derniers mois,
sans réticence ou presque.
S'intéresser l'un à l'autre de cette façon
ne portait aucunement à conséquence.
(Ce qui importe, c'est qu'ils se rencontrent,
n'est-ce pas. Inutile de se demander pourquoi. Eux-mêmes
ne savent guère si en se voyant une fois l'an ils accomplissent
exercice de mémoire ou devoir d'oubli.)
Elle surplombait l'océan pendant
des heures. Puis un train de plus en plus lent passait un
col, la secouait dans un interminable tunnel avant de la déposer
sur le plateau des lacs magnifiques où se vautrent
en toute saison des sommets blanchis presque à jamais
sous le harnais. Lui, il venait souvent en voiture; elle cherchait
bien à l'en dissuader: les routes sont si dangereuses
en Europe... Dans de tels moments, ils se sentaient comme
des gens qui tenaient l'un à l'autre, mais il ne pouvait
tout de même s'empêcher de penser sans délai
que c'était surtout parce qu'elle était le dernier
reflet de ce qui lui restait de vivant.
Généralement, ils passaient cette première
journée dans l'enclave du parc de l'hôtel, voulant
croire à tout instant au plaisir de se retrouver après
tout ce temps. Sur la terrasse panoramique où les paupières
s'alourdissent à la vitesse de la lumière, ils
se grisent tout simplement de l'harmonie des lieux, dissertent
sur l'onctuosité des bleus, la générosité
des verts, la saveur des couleurs, la délicatesse du
thé, dissèquent le laiteux des hauteurs, se
jetant voracement (sans en avoir l'air) sur tout ce qui comble
si aisément les primes silences. Elle répète
combien ce séjour en altitude est indispensable à
son équilibre, à son ressourcement,
combien cet endroit l'apaise, oui, c'est cela: l'apaise...
Et lui s'en réjouit pour elle.
Revient sur sa santé, redemandant préoccupé
(sincèrement) des détails sur les déclarations
de son médecin quant aux précautions à
prendre, l'âge venant. Elle rit, bonne enfant: "Allons,
Gérard, je ne suis pas si vieille! Ce n'est pas parce
que j'ai presque sept ans de plus que toi qu'il faut me considérer
comme une vieillarde..."
A ce stade-là, elle fait toujours attention à
bien franciser son prénom. Il s'excuse, mi-figue, mi-venin,
bien sûr que non, voyons... Ensuite il enchaîne
sur les dernières réalisations de la manufacture
et donne de fins détails sur la restauration d'un buffet
d'orgues précieux dans un château de Bohème,
par exemple. Il a apporté des photos, il les lui montrera.
Demain.
Jusque-là, les mots peuvent encore continuer de ressembler
à des croquées dans une pomme fraîche
(même demain), avec
leur attaque nette et craquante et un détachement juteux.
De fil rouge en aiguille dans une botte de ce qu'il faut bien,
ils tiennent joyeusement (ou presque) jusqu'à la fin
du premier jour.
Mais quand la lumière se couvre
de tavelures roses aux joues, que tout le paysage se ride
puis moisit sous les gris, qu'eux-mêmes quittaient la
copie couleur pour redevenir vieux négatifs, tandis
qu'ils regagnaient l'hôtel dans la muselière
du froid, narines gelées déjà, ils sentaient
l'amorce des mots se ramollir, suivie de longs broiements,
de mastications et déglutitions plus lentes, de ruminations.
C'était alors l'heure du plus grand danger de voir
les mots de tout derrière, les mots couvés sous
la cendre depuis si longtemps, profiter de la situation ralentie
à l'extrême pour déborder la glotte et
envahir la salive jusqu'à basculer par-dessus bord
des lèvres...
Tous deux en même temps s'installaient dans le camp
de base des premiers agacements. L'heure de l'apéritif
était celle à l'indice d'alerte le plus chaud,
coincés qu'ils étaient dans le bar en sous-sol
sous les lumières baveuses, accrochés à
leur verre de porto (le seul alcool qu'elle s'autorisait)
ou de gin pour lui.
- Ce coucher de soleil était...
Et lui, sentant que tout peut piquer du nez, vole à
son secours: "Fabuleux."
- Oui, mais encore si... si
glühend!
L'adjectif jailli en étincelles sur la table, elle
savoure dans la pénombre l'épouvante du brasier
qu'elle vient d'allumer dans le regard en face d'elle, le
laissant une bonne demi-seconde léché par les
flammèches avant de souffler de toutes ses forces pour
éviter le retour de flamme: "Ho, Gérard,
je suis stupide, il doit bien exister un mot approprié
en français ou en anglais pour dire cela, mais je ne
le trouve pas, ça doit être l'âge!"
(Eux qui se sont bien fait comprendre
à quel point ils ont tout oublié de
l'autre langue.)
Juste après le repas, ils avaient
toujours le prétexte d'être un peu fatigués
- l'âge - et chacun regagnait sa chambre, au troisième
étage, toujours les mêmes chaque année.
L'une au levant.
L'autre au couchant
Anne-Lise Grobéty
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Page créée le 27.02.02
Dernière mise à jour le
27.02.02
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