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Anne-Lise Grobéty

  Anne-Lise Grobéty
 

Anne-Lise Grobéty
est née à La Chaux-de-Fonds en décembre 1949.
Elle vit dans le canton de Neuchâtel.

En octobre 2000, elle a obtenu le Grand Prix C.F. Ramuz pour l'ensemble de son œuvre et, en novembre 2001, le Prix "Saint-Exupéry Valeurs Jeunesse de la francophonie" a été attribué à son récit Le Temps des mots à voix basse, paru à La Joie de Lire.

Publications

Pour mourir en février, roman, 1971
Zéro Positif, roman, 1975
La Fiancée d'hiver, nouvelles, 1984
Contes-Gouttes, courts récits,1986
Infiniment Plus, roman, 1989
Belle Dame qui mord, récits, 1992

Tous ces ouvrages sont édités ou réédités chez Bernard Campiche Editeur.

Présentation de l'Inédit proposé

Fidèle à sa volonté d'établir un lien particulier à la langue dans chaque narration, Anne-Lise Grobéty travaille actuellement à la fois à un roman, à un recueil de textes courts (Amour mode mineur) et à un récit intitulé L'Abat-Jour.
L'extrait qui suit est le début de ce récit, tiré du chapitre "Im wunderschönen Monat Mai".

 

  Inédit
 

C'était en Suisse la plupart du temps, au bord d'un lac magnifique, au merveilleux mois de mai; à cette saison où il est aisé de laisser nature et lumière faire les frais de la conversation à eux seuls, alors que verdure et floraison conquièrent à tour de branches et qu'on peut commenter longuement l'inflation galopante végétale, même sans talent particulier.
De toute façon, pendant les premières heures de leurs rares rencontres, les mots de devant n'avaient aucune difficulté à glisser entre les dents, véhiculant en salive douce la certitude d'échanges anodins, avalant quelques bouchées franches d'informations tranquilles relatives à leurs activités des derniers mois, sans réticence ou presque.
S'intéresser l'un à l'autre de cette façon ne portait aucunement à conséquence.

(Ce qui importe, c'est qu'ils se rencontrent, n'est-ce pas. Inutile de se demander pourquoi. Eux-mêmes ne savent guère si en se voyant une fois l'an ils accomplissent exercice de mémoire ou devoir d'oubli.)

Elle surplombait l'océan pendant des heures. Puis un train de plus en plus lent passait un col, la secouait dans un interminable tunnel avant de la déposer sur le plateau des lacs magnifiques où se vautrent en toute saison des sommets blanchis presque à jamais sous le harnais. Lui, il venait souvent en voiture; elle cherchait bien à l'en dissuader: les routes sont si dangereuses en Europe... Dans de tels moments, ils se sentaient comme des gens qui tenaient l'un à l'autre, mais il ne pouvait tout de même s'empêcher de penser sans délai que c'était surtout parce qu'elle était le dernier reflet de ce qui lui restait de vivant.
Généralement, ils passaient cette première journée dans l'enclave du parc de l'hôtel, voulant croire à tout instant au plaisir de se retrouver après tout ce temps. Sur la terrasse panoramique où les paupières s'alourdissent à la vitesse de la lumière, ils se grisent tout simplement de l'harmonie des lieux, dissertent sur l'onctuosité des bleus, la générosité des verts, la saveur des couleurs, la délicatesse du thé, dissèquent le laiteux des hauteurs, se jetant voracement (sans en avoir l'air) sur tout ce qui comble si aisément les primes silences. Elle répète combien ce séjour en altitude est indispensable à son équilibre, à son ressourcement, combien cet endroit l'apaise, oui, c'est cela: l'apaise...
Et lui s'en réjouit pour elle.
Revient sur sa santé, redemandant préoccupé (sincèrement) des détails sur les déclarations de son médecin quant aux précautions à prendre, l'âge venant. Elle rit, bonne enfant: "Allons, Gérard, je ne suis pas si vieille! Ce n'est pas parce que j'ai presque sept ans de plus que toi qu'il faut me considérer comme une vieillarde..."
A ce stade-là, elle fait toujours attention à bien franciser son prénom. Il s'excuse, mi-figue, mi-venin, bien sûr que non, voyons... Ensuite il enchaîne sur les dernières réalisations de la manufacture et donne de fins détails sur la restauration d'un buffet d'orgues précieux dans un château de Bohème, par exemple. Il a apporté des photos, il les lui montrera. Demain.
Jusque-là, les mots peuvent encore continuer de ressembler à des croquées dans une pomme fraîche (même demain), avec leur attaque nette et craquante et un détachement juteux. De fil rouge en aiguille dans une botte de ce qu'il faut bien, ils tiennent joyeusement (ou presque) jusqu'à la fin du premier jour.

Mais quand la lumière se couvre de tavelures roses aux joues, que tout le paysage se ride puis moisit sous les gris, qu'eux-mêmes quittaient la copie couleur pour redevenir vieux négatifs, tandis qu'ils regagnaient l'hôtel dans la muselière du froid, narines gelées déjà, ils sentaient l'amorce des mots se ramollir, suivie de longs broiements, de mastications et déglutitions plus lentes, de ruminations. C'était alors l'heure du plus grand danger de voir les mots de tout derrière, les mots couvés sous la cendre depuis si longtemps, profiter de la situation ralentie à l'extrême pour déborder la glotte et envahir la salive jusqu'à basculer par-dessus bord des lèvres...
Tous deux en même temps s'installaient dans le camp de base des premiers agacements. L'heure de l'apéritif était celle à l'indice d'alerte le plus chaud, coincés qu'ils étaient dans le bar en sous-sol sous les lumières baveuses, accrochés à leur verre de porto (le seul alcool qu'elle s'autorisait) ou de gin pour lui.
- Ce coucher de soleil était...
Et lui, sentant que tout peut piquer du nez, vole à son secours: "Fabuleux."
- Oui, mais encore si... si
glühend!
L'adjectif jailli en étincelles sur la table, elle savoure dans la pénombre l'épouvante du brasier qu'elle vient d'allumer dans le regard en face d'elle, le laissant une bonne demi-seconde léché par les flammèches avant de souffler de toutes ses forces pour éviter le retour de flamme: "Ho, Gérard, je suis stupide, il doit bien exister un mot approprié en français ou en anglais pour dire cela, mais je ne le trouve pas, ça doit être l'âge!"

(Eux qui se sont bien fait comprendre à quel point ils ont tout oublié de l'autre langue.)

Juste après le repas, ils avaient toujours le prétexte d'être un peu fatigués - l'âge - et chacun regagnait sa chambre, au troisième étage, toujours les mêmes chaque année.
L'une au levant.
L'autre au couchant

Anne-Lise Grobéty

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© Le Culturactif Suisse

Page créée le 27.02.02
Dernière mise à jour le 27.02.02

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