Anne-Lise Grobéty
Anne-Lise Grobéty est née en 1949 à La Chaux-de-Fonds où elle a vécu jusqu'à l'âge de 18 ans. Son premier roman, Pour mourir en février , lui vaut le Prix Georges-Nicole 1969 et la reconnaissance du public. Malgré ce succès fulgurant, l'écriture ne retient pas toute son attention; elle étudie les Lettres à Neuchâtel et se lance dans le journalisme.
Dès 1973, elle est députée socialiste au Grand Conseil neuchâtelois où elle siège neuf ans, période pendant laquelle elle élève également ses trois filles. Malgré cette vie bien remplie, Anne-Lise Grobéty est parvenue à alterner récits et recueils de nouvelles avec des œuvres qui lui ont valu d'importantes marques d'estime de la part de la critique et du public. Elle a reçu en 2000 le Grand Prix Ramuz pour l'ensemble de son œuvre.
Avec Le Temps des mots à voix basse (2001), elle fait une première incursion réussie et remarquée dans le domaine de la littérature de jeunesse tout en abordant le terrain nouveau pour elle de l'Histoire, celle de la Seconde Guerre mondiale et de l'extermination des juifs.
Elle renoue en 2006 avec le roman dans La Corde de mi et travaille actuellement à un nouveau roman intitulé Des nouvelles de la Mort et de ses petits: Mémoires intestines d'Islo Pers.
L'extrait que nous publions ici fait partie d'un dossier consacré à Anne-Lise Grobéty, qui paraîtra dans le quatrième numéro de la revue annuelle de littérature suisse Viceversa littérature (en librairie fin avril).
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La petite Théise
La troisième fois, ce fut bien pire.
Mon père le Grand humeur remontait pour moi le fleuve du temps de l'humorité et je commençais à être appâté par son récit car il me parlait du lointain Empire de Tsen-Tsin où, dit-on, un empereur fort sage d'un jadis ancien aurait été le premier à comprendre l'avantage de faire humer ses plats prêts à être ingurgités, puis le produit de son fessier (deux précautions valant mieux qu'une) par un homme habile de la narine, afin de lui faire détecter toute trace de poison qu'un intriguant de sa Cour aurait pu faire jeter dans ses aliments ou ses boissons pour détraquer le courant de sa digestion, voire carrément écourter le cours de sa vie. Je baignais avec lui, comme poisson dans l'eau, dans une vaste pièce tendue de soies somptueuses et pressée de parfums voluptueux, où s'agitaient des serviteurs à longue tresse poussée à l'arrière de leur crâne rasé…
Les questions me vrillaient la langue à chacune de ses phrases mais je mordais dedans pour ne pas me montrer inconvenant en l'interrompant. Je n'ai d'ailleurs pas eu loisir de ronger mes lèvres trop longuement, une servante et sa supplique ensanglotée venait de se jeter contre la porte, cassant d'un coup net la coupe du récit en mille débris, pour lui intimer de la suivre toutes affaires cessantes.
En traçant à leurs trousses, j'ai cru comprendre dans l'infecte musique de la servante que la petite Théise, le brin de sœur rousse qu'il venait de nous naître quelques semaines auparavant, gisait inerte dans son berceau. La pouponne s'était, semble-t-il, oublié de respirer pendant son dormeil et personne n'était capable de la réveiller, même en l'aspergeant d'eau.
Mon père se saisit de la nourrissonne moins délicatement que d'une déjection, colle son oreille à la poitrine miniature, mais il a beau la battre, la retourner en tous sens, planter son doigt au fond de sa gorge pour s'assurer qu'aucune raclure de lait caillé ne fasse obstruction dans sa trachée, insuffler son gros souffle dans ses minuscules trous de nez et sa bouche avec une infinie patience, rien n'y fait, le corps maigrelet garde l'aspect d'un chiffon, c'est désespérance… Il a même défait ses langes, espérant peut-être en désespoir de cause trouver là l'explication de la chose, tout est vain, inutile de donner le change, il faut bien se rendre à l'évidence: le bébé est plus mort que sain alors qu'il paraît intact et rose comme à l'heure d'avant.
À cet instant, ma mère prévenue était surgie dans la chambre telle une furie et devant la brutalité de l'événement semblait perdre la raison, étreignant sa fillette, la berçant, lui parlant, la couvrant de baisers et de larmes au point que sa chemisette était détrempée. Le médecin mandé la lui a prise fermement des mains, disant qu'il devait l'examiner pour voir si elle n'avait pas subi une violence l'ayant envoyée trépasser. Il n'en paraissait rien, aucune trace de souffrance nulle part. Son ultime déjection, a confirmé mon père, ne présentait pas davantage de tare. L'homme a alors asséné la vérité que ce n'était pas la première fois qu'il assistait à si triste réalité de voir un nourrisson qui mourait d'avoir seulement renoncé à respirer, sans qu'on puisse aucunement évoquer quelque intervention maligne.
Je m'étais rangé près de la fenêtre, pétrifié contre le linteau. Et j'ai été encore plus terrifié quand il m'a semblé sentir mon visage frôlé par une haleine gelée… Mon cri s'est étouffé dans l'étoffe veloutée de la tenture et j'ai vite appuyé mon front au carreau pour ne plus me voir harcelé par l'effroi. Derrière la vitre, quoi? De minuscules angelots se trémoussent dans l'air et se posent les uns sur les autres sur les branches, les allées, y poussent de telle manière que tout en devient clair et léger!
Quand mon regard a pu revenir errer dans le désarroi de la chambre, il est tombé sur la petite boule jaune et ronde de la crotte qui avait roulé du lange de ma sœur que la mort venait sans sommation de déraciner de son berceau et d'écraser sous sa botte.
Cette année,
il n'a neigé qu'une portion de journée
(et certainement par méprise)
le jour de la mort sans nom
de la petite Théise.
Je porte encore dans mon corps la trace de la souffrance insensée de ma mère à la suite de l'ensevelissement de Théise.
J'ai appris de sa bouche qu'entre mon frère puîné et moi était né un autre frérillon, également éconduit par la vie à l'âge de deux ans, étouffé par une peau qui lui aurait fermé le cou et l'aurait rendu fou de suffocations sur sa couche. Ma mère, si l'on en croit son récit, l'avait vu lutter en proie aux pires convulsions, elle avait suivi l'irisation morbide sur son visage poupin, la mort lui disputant chaque lopin de la chair de son petit à chaque heure davantage. Mais Théise – rien de tout ceci. Comment accepter de la mettre en terre si entière, si intacte, sans impact de maladie, ce serait une injure à la vie que de cacher à la lumière si exquise enfant… Elle rabâchait de telles soties, s'emballait dans la virevolte de sa colère et de sa révolte, devenait parjure au Petit père des pieux, au point que mon père devait la tancer de navrante manière, même devant les servantes, comme il le faisait pour nous quand nous frisions l'injure entre nous… Elle se jetait à genoux, osait prétendre qu'elle entendait la petite pleurer dans son lit, celle-ci réclamait des soins, comment pouvions-nous ne pas entendre ses cris?…
Un matin que je la suivais de près pour mieux la surveiller, elle fut prise d'une panique subite sous les pleurs immortels de Théise dans la chambre derrière elle, et claqua trop vite le battant de la porte sur mon doigt bien vivant, le voilà broyé d'horrible façon entre les lames de bois! Je revois son étonnement d'entendre sur ses talons des gémissements bien d'ici-bas, ceux-là… Elle est si malheureuse de m'avoir blessé que pour me soigner elle porte ma main à ses lèvres et ne la ménage d'aucun embrassement, à chaque baiser la brûlure suppure encore plus, la sensation douloureuse crève davantage dans l'aigu… Pour ne pas hurler, je me mets à lui parler comme à une enfant, je lui fais la leçon d'une voix perchée bien plus haut que d'habitude: «Ma mère, en bon garçon je dois apprendre à écrire et à bien lire, c'est une certitude, et vous vous devez chercher à vivre en laissant la petite Théise quitter cette maison. Si vous le permettez, elle le fera cette nuit sans bruit, je ferai l'entremise…»
Elle me regarde de ses yeux vides et me répète sans se défendre, comme quelqu'un qui ne trouverait même plus la force de se pendre: «Oui, oui, mon bon garçon, tu as raison, raison, fais selon ce que tu sens…»
Aussitôt muni de cet accord, la bouche crispée sur ma douleur, j'ai couru dans la chambre où Théise avait été interceptée par la mort entre deux respirations. Je savais que son âme était restée prise telle une mouche dans les lourds plis des rideaux lorsque la mort, trop pressée d'aller se jeter sur autre butin de corps, les avait traversés. Je les ai écartés largement et ai dit d'un ton péremptoire: «Théise, quand il fera noir, tu pourras t'en aller. Notre mère te laisse faire à ta guise. Cherche l'issue hors de ce tissu, vole sur le coussinet de la nuée jusque vers le Petit père des pieux si tu veux. Il aura sûrement de merveilleux jouets pour que tu joues mieux que derrière ce carreau. Mais si tu préfères l'arrêt sur les flots, hisse les voiles et vogue sur la toile des vagues! Adieu !»
Qu'on se le dise: dès cet instant-là, ma mère s'est couchée calmement et tout est redevenu comme avant que la mort ne fasse son détour par notre logement pour avaler Théise.
Extrait de «Des nouvelles de la Mort et de ses petits: Mémoires intestines d'Islo Pers» (roman en travail).
Anne-Lise Grobéty
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