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Georges Haldas

  Extrait de : Les sept piliers de la poésie
 

De Georges Haldas, poète que l'on ne présente plus sous nos latitudes, nous vous proposons une pensée sur la poésie. Ce texte est tiré d'un essai-poème à paraître en avril prochain à L'Age d'Homme sous le titre «Les sept piliers de la poésie».

L'émotion poétique

Commençons par une évidence : qu'est-ce qui distingue l'émotion dite poétique des autres émotions qu'on peut éprouver face à tel aspect - extérieur ou intérieur - de la réalité ? Partons, pour répondre, non d'une définition abstraite, mais d'une expérience précise, personnelle, concernant le phénomène de l'émotion proprement poétique. Ceci : qui s'est passé, pour moi, il y a bien des années en Crète. Nous allions en voiture d'Héraclion à Rethymnon en empruntant la belle route qui, par moments, longe la mer, lorsqu'en arrivant au sommet d'une éminence, et juste après un large virage, nous découvrons d'un seul regard, et le dominant, un golfe avec la mer en son double aspect : d'une part, une étendue d'un bleu indigo pur et compact, faisant bloc, et, de l'autre, une série de vagues avec, chacune, sa crête blanche, venant non sans lenteur et grâce, mourir sur la grève. Immédiatement, me rappelle, j'ai pensé en les voyant aux Néréïdes, ces jeunes créatures de la mythologie grecque, personnifiant les vagues et filles du vieillard Nérée, divinité de la mer avec Poséidon. Autrement dit, d'un coup également nous devenaient sensibles l'aspect mobile et changeant de l'étendue marine en même temps que celui de sa permanence. Correspondant, faut-il le préciser, à ce qui change au gré du temps dans nos vies et ce qui demeure. Mais ce qu'au-delà, notre regard en outre avait d'emblée perçu, c'était la grève, et au-dessus d'elle, en leur tendre couleur ocre, les collines environnantes. Avec de surcroît la douce parure en son gris-vert des oliviers. Le tout, faut-il encore le préciser, magnifié par la rayonnance de la lumière grecque, unique, on le le répétera jamais assez, au monde! Un véritable choc, en moi, me rappelle encore. Consécutif à ce premier regard. A la limite d'une commotion. En un mot, une émotion très particulière, et dont nous allons voir en quoi précisément elle peut être dite "poétique".

En ceci d'abord que, face au spectacle que nous avions sous les yeux, et pour peu qu'on y soit sensible, il y a, selon les êtres, diverses réactions possibles. Chez certains la beauté de la chose, en les surprenant, les réduit au silence. Une sorte d'admiration, oui, muette et qui, dirait-on, se suffit à elle-même. D'autres, au contraire, on besoin de manifester plus ou moins bruyamment l'émotion qu'ils éprouvent. Mais juste avant de poursuivre, ceci concernant cette émotion, et toute émotion d'ailleurs. Qui est une sorte d'énergie en nous suscitée en l'occurrence par le spectacle que nous venons brièvement d'évoquer et qui impérativement demande à sortir de nous. Ce dont témoigne l'étymologie même du mot "émotion" : être littéralement mû hors de. Ceci dit, certains encore, sous le coup de cette émotion, réagissent en laissant jaillir leurs larmes, cependant que d'autres encore se mettent à rire, à chanter, à danser et, dans un paroxysme, à s'embrasser. Mais par quoi alors, direz-vous, se caractérise cette émotion poétique ici qui nous concerne ? Eh bien, tout simplement - mais tout est là - parce qu'elle demande impérativement, cette émotion, à êtres dite. Transmise par des mots. Mieux : par une parole appropriée, seule capable d'y parvenir : poème ou prose inspirée. Or, cette particularité de l'émotion dite poétique constitue un phénomène d'une importance primordiale. A savoir que cette émotion poétique peut être causée par la vue d'une réalité extérieure à nous - celle de notre golfe avec la mouvance de ses vagues, les collines, les oliviers, le règne souverain de la lumière - ou par la remontée : la brusque remontée en nous d'un souvenir par exemple - relevant de la réalité intérieure. Dans le premier cas, l'émotion poétique jaillit de la soudaine et inattendue rencontre du dehors - la mer etc. - et du dedans : notre psychisme. Ce que pour ma part, et pour les raisons que nous allons voir, je ne peux désigner que par "les noces du dehors et du dedans". Qui nous permettent de mieux cerner encore la nature spécifique de cette émotion poétique, laquelle est à l'origine de ce que depuis longtemps nous avons appelé "l'Etat de Poésie".

En deux mots donc encore ceci de fondamental. Que ladite émotion poétique peut être considérée comme la fille de ces noces du dehors et du dedans. Et que, ceci étant, elle bénéficie d'une disposition intime que je ne peux en toute logique, qu'appeler "nuptiale". Et ce pour une raison que vous pouvez tous aisément percevoir : qu'en ladite émotion, indissociables sont le plaisir ou plutôt ici le bonheur et la fécondité. A l'image très exactement de ce qui se passe dans la relation intime de l'homme et de la femme. Où le plaisir est indissociable, au départ, de la fécondité (même virtuelle). Ce qui vaut d'ailleurs, soit dit en passant, pour toute activité humaine : ainsi quel pauvre travail que celui qui se fait sans plaisir. De même pour toute forme de créativité.

Mais revenons à notre émotion poétique éprouvée en Crète. La vue soudaine de golfe découvert du haut de l'éminence a donc provoqué un tel choc en moi qu'il s'est aussitôt traduit, comme il se doit, par l'impératif besoin d'être dit un jour ou l'autre : transmis. Ce choc émotionnel ayant été marqué en moi par un sentiment de plus que le simple plaisir. Celui bien plutôt, l'ai dit, de bonheur. Mais, et voilà ce qui importe et en quoi consiste l'élément nuptial de la chose, ce plaisir ou plutôt ce bonheur ne se suffit pas à lui-même. Il a besoin au contraire, répétons-le, d'être dit, transmis par une parole encore une fois appropriée, différente du langage ordinaire. Ce qui compte ici en effet c'est très exactement le phénomène suivant : que si l'émotion poétique est bien fille de la relation - des noces - du dehors et du dedans, voilà qu'à son tour, par le seul besoin qu'elle éprouve d'être dite, et non de tout garder pour elle-même - capitaliser - son énergie, elle, se fait à son tour agent de relation. Bref, née d'une relation, elle engendre elle aussi une relation qui est, faut-il le rappeler, la plus haute manifestation de la vie. Témoin le verbe. Car qu'est-ce que le verbe - cela dit hors toute ratiocination philosophique ou théologique, - mais pour l'homme qui simplement écrit - sinon ce qui relie le sujet à l'objet : le dedans et le dehors encore une fois . D'où le fait que la parole est l'agent privilégié, selon l'usage particulier qu'on en fait, pour transmettre les vibrations de l'émotion poétique, porteuse, par sa nature même, de la parole à venir, et à travers celle-ci donc de relation.
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Georges Haldas


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Page créée le 07.01.04
Dernière mise à jour le 07.01.04

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