En deçà de la lumière
romésie II
I
À ma table de travail,
dans la blondeur d ' un après-midi
d ' été, tard l ' été de mes
quarante ans. La fenêtre entr ' ouverte
sur mon jardin tout en romarin,
en rosiers. Et sur la mort,
peau qui me colle à la chair. En corps
et toujours je la pense, elle,
la mort. L ' ami de loin en enfance
qui m ' avait répondu: – Ça va bien,
très bien. Si ce n ' est que j ' ai
un cancer des poumons. Je n ' en ai
plus que pour trois mois, peut-être
six..., dans ma cuisine, en fin d ' un autre
après-midi, nous étions début
août, je faisais le café,
je me souviens, le dernier café
que nous avons pris ensemble.
Et Peter a toussé, fort, très fort,
et moi je l ' ai serré dans mes bras:
– Mais... tu ne peux pas me faire
ça, tu ne peux pas partir comme
ça, comme...
. . .
À bien remuer
tous ces papiers épars sur ma table,
je sais que je tomberais sur une
enveloppe avec adresse
et timbre. Pour la lettre que j ' ai
voulu t ' écrire, ami mort –
weisst du noch? – , qui reviens et qui dis:
– Comment c ' est après ? On a le choix
entre deux ans et cinq ans
et puis... Et puis... je sais ce qu ' il dit,
son silence, il dit le deuil
et la douleur qui s ' en vont, l ' oubli
qui vient velours. C ' est ce qu ' il m ' a dit,
Peter, en cette île au loin,
la nuit en ce rêve où nous étions
tout emmêlés l ' un à l ' autre.
Rosiers et romarin parcourus
de brise. Et le soir tarde à tomber.
****
III
Adossée à son sureau,
la grange où ça sent bon... où ça sent
le foin, ça sent la poussière
et ça sent aussi les pleurs des planches.
Ils sont d ' ambre clair, ces pleurs, et brillent,
faibles feux, tout au fond de la grange.
C ' est là qu'il met son bois, le grand-père
de l'enfant, des troncs en tranches
dont le maître menuisier fabrique
des frigos. L'enfant aurait
peur là-dedans, il a peur du noir
et c'est pour ça qu'il ne peut dormir
qu'à la lueur de la lampe
postée en gardien devant la porte
entr'ouverte de sa chambre.
La grange, il va, non, il court
vers la grange et son ombre l'étreint.
Il y va pour les outils,
tous les jours d'été vite il rejoint
le râteau cramponné tout en haut
et dont les crocs crochus mordent
la traverse. Ou la pelle et la bêche
qui sont là, dans un coin sombre,
et qu'entrave un tuyau d'arrosage
abandonné sur le sol battu.
Mais que fait la bêche? Elle est penchée
sur la pelle... Embrassement? Ragots
racontés tout bas? L'enfant
n'en voit rien, il n ' a d ' yeux que pour elle,
la faux, la faux que voici.
C'est pour la faux — ou plutôt sa lame
en long sourcil — qu'il court vers la grange,
attendant que sa grand-mère arrive
et l'emmène avec elle au milieu
du pré, que sa main, devant derrière
devant, longe et longe encor la lame
à longs coups de pierre, oh comme ils sonnent,
ces coups, dans l'après-midi qui traîne
à sa fin pendant que le vent penche
l ' herbe en italique. Il ne sent pas
ce qui bouge autour de lui, l'enfant,
il est tout yeux, il est tout oreilles
pour sa grand-mère, un mouchoir à pois
posé sur ses cheveux noirs, ses bras
charnus dénudés, et pour la faux.
La faux, chuuut chuuut, que ça n ' en finisse
pas, jamais, chuuut, oh je t ' en supplie,
grand-mère, ah oui, continue,
grand-mère, et plie au silence et, chttt,
plie en deux plie en deux l ' herbe...
– Va chercher le râteau, mon petit,
dit grand-mère et je cours vers la grange.
Un peu plus tard je la vois
plonger son bras au fond du clapier
pour y fourrer le foin frais.
Et grand-père en retirer le sien,
un lapin gris argenté gigote
au bout de sa main, la droite
sans doigts, et je sais ce qu'il va faire,
grand-père, il a dans sa poche
un très petit pistolet,
il va le porter à travers pré,
ce lapin qui bouge, au bord
de la Wyna, je cours, je me cache
là-bas en me bouchant les oreilles. ****
Debout sur le canapé,
dans le petit salon de grand-mère,
face à la pendule en bois
qui dit, qui dit son oraison, celle
des jours et des jours et de ce soir.
Grand, il est un peu plus grand
que grand-mère. Elle a dit: – Tes bras, lève
tes bras... puis tiré les manches
de son pull. Elle a dit: – À huit heures,
ils sont au lit, les petits garçons.
– J ' suis pas p ' tit, c ' est toi la p ' tite,
pourquoi t ' es si p ' tite...? Un sourire erre
sur ses lèvres qu ' elle a minces.
– C ' est que moi, je grandis vers la terre...
La terre, on y met les morts, grand-mère
est malade et va mourir,
il ne veut pas, lui, que la mort vienne
la chercher, il ne veut pas,
non et non, ni la pendule en boîte
qui prie et qui prie à coups de glotte.
****
ver que se adelanta, la garganta al aire,
el hombre más bello, no desear amar...
Alfonsina Storni
C ' est l ' été de mes treize ans.
La mer, la mer, c ' est pour la première
fois que je la vois, la mer.
C ' est la fin d ' un jour, mes parents vont
retourner à l ' hôtel: – Allez-y,
moi je reste encore un peu...
Plus que nous deux à nous attarder
sur la plage. Il est là-bas,
debout contre l ' horizon, un homme.
Il est habillé d'un maillot de
bain rouge et sur les poils d ' ombre
de sa poitrine un objet en or
brille. Il a des boucles brunes.
Comment l ' approcher, comment? Comment
l ' aborder, et quoi dire à ce beau
garçon, avec les trois-quatre
mots d ' italien que je viens d ' apprendre?
Tout à coup je vois des choses
bouger, juste à quelques pas de moi,
à fleur de mer grise. En me penchant
– Quelle horreur... mais... mais c ' est quoi
tous ces machins-là... – je vois des crabes
sortir de sable, des crabes
par paniers dirait-on. J ' entends rire,
l ' homme au petit maillot moulant rit
et mon c œ ur bat de plus belle,
d ' entre ses lèvres descend un chant,
des mots merveilleux, beaux comme
son corps, sa peau que le crépuscule
rend plus mate encor. – Non capisco...
La lueur qui vient du fond
de ses yeux bleus. Son sourire. – Hôtel...
albergo... genitori...
Tous les deux nous haussons les épaules.
Et je laisse alors celui qui doit
ne pas me laisser, jamais,
au bord de la mer au petit soir.
Il ne s ' est pas retourné.
****
I
La bonté de la lumière
d ' Aquitaine. Et l ' Ami de là-bas,
un filet de voix qui filtre
de l ' envers de mon miroir, parfois,
et qui dit: – Ce bouquet d ' immortelles,
je l ' ai cueilli dans les dunes,
à l ' endroit que tu sais. Garde-le,
en souvenir de nous deux,
garde-le bien, et je serai là,
toujours...
Cet après-midi de morte
saison, personne à la plage
de Saint-Nicolas, si ce n ' est lui
et moi, son corps à mon corps
enchaîné. – Je vais partir, dit-il,
mon amour, je pars... Sa sève à moi,
au sable ma sève.
Et lui,
l ' Ami, parti pour l ' envers du jour,
et moi, la joue appuyée
au miroir, à mi-voix: – Tu me manques,
tu me... – Mais je suis là. – Tu me manques.
Markus Hediger
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Page créée le 27.12.01
Dernière mise à jour le
12.05.09
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