Cette nouvelle a été
publiée en hongrois sous le titre «Tigrisugrás»
dans la revue 2000, Budapest, en février 2003.
L'intégralité du
texte dont nous présentons ici un extrait sera publiée
dans le prochain numéro de notre revue Feuxcroisés,
à paraître fin avril 2006.
Maman observait souvent, depuis cette
terrasse, le démarrage du chantier sur le terrain d'en
face. Dès que je rentrais de la mercerie, elle me rendait
compte de son avancement dans la journée. Aujourd'hui,
un nouvel ouvrier est arrivé, mais celui-là
est tellement lent que, à mon avis, il sera vite renvoyé.
Ou des choses de ce genre. Elle préférait être
ici plutôt qu'en ville, rue Sztregova, où nous
ne retournions même plus à la fin. Monter au
troisième, descendre du troisième
elle
aurait à peine vu le jour, la pauvre. Sans parler des
voisins ! Elle n'avait aucune envie d'apprendre à marcher
avec le déambulateur sous leurs regards. Ici, en revanche,
elle s'y entraînait beaucoup. Elle passait et repassait
sur la terrasse jusqu'à épuisement. Je ne mourrai
pas avant l'heure, n'est-ce pas ? m'a -t-elle demandé
un jour.
À cette époque, je me
levais à quatre heures du matin, pour pouvoir l'aider
à faire ses exercices de rééducation
avant de prendre le train de banlieue pour aller à
Budapest. Je craignais toujours qu'il m'arrive quelque chose
en ville, que je me fasse écraser par une voiture,
par exemple, que sais-je ?, ou que, pour une raison quelconque,
je ne rentre pas à la maison vers sept heures du soir
et qu'elle reste là, toute seule, à m'attendre
et que moi, je n'arrive pas
Elle confondait les mots,
et ça me fatiguait passablement. Je n'ai jamais aimé
les devinettes, or là, pour le coup, j'étais
servie. Je devais souvent poser jusqu'à dix questions
pour deviner de qui ou de quoi elle parlait. Nous cherchions
le nom d'une personne ou d'un lieu et, parfois, nous devions
tout recommencer, car il arrivait qu'elle réponde oui
au lieu de non et inversement. Pourtant, elle savait ce qu'elle
voulait dire, seulement les mots l'abandonnaient
Elle
est morte avant l'heure, puisque le monde l'intéressait
toujours tant. Si elle avait vu au moins les obsèques
d'Imre Nagy 1 ! Sans parler
de ce qui a suivi ! Elle qui, pendant quarante ans, écoutait
les informations à la radio et s'énervait de
ce qu'on lui faisait avaler
Papa ne prêtait guère
attention à tout cela et il a survécu même
au gouvernement Antall 2. Pas
avec nous, mais ça, c'est une autre histoire.
Tout cela m'est venu à l'esprit
alors que je débarrassais la terrasse. Les deux ouvriers
de Transylvanie devaient arriver ce matin pour commencer les
travaux. Nous allons la démolir et la reconstruire,
car, cet hiver, le gel a détruit l'escalier. J'ai décidé
d'en changer même la forme, pour qu'elle ne soit plus
ce cube sans fantaisie telle qu'elle fut construite il y a
vingt ans. Les dalles de marbre étaient arrivées
hier matin, un jour avant la date prévue, de sorte
que je n'étais même pas là. Elles étaient
déchargées dans la rue, d'où je les ai
rentrées moi-même, entre six heures et onze heures
du soir. Ce n'était pas un travail pour une femme,
mais tous les hommes n'y arriveraient pas, eux non plus. D'ailleurs
j'étais habituée à travailler dur pour
cette maison. J'ai acheté le terrain voici trente ans
pour vingt-huit mille forints, payés par acomptes,
puis les travaux de construction ont duré dix ans.
Y arriver d'un seul salaire, ce n'était déjà
pas rien, mais ce n'était pas tout, puisqu'il ne suffit
pas de débourser son argent pour obtenir ce qu'on souhaite.
J'ai commencé à penser
à Maman peut-être en jetant un coup d'il
sur la maison d'en face, qui a changé de propriétaire
deux fois depuis le temps où elle surveillait sa construction.
Depuis trois ans, ce sont Tóni et Éva qui y
habitent. Des gens sympas. Ils vivent au Canada, mais passent
l'été en Hongrie. Tóni est un amateur
des chiens. Est-ce lui que j'ai aperçu le premier alors
qu'il sortait de la maison ou était-ce le chien arrivant
à la clôture ? Comme s'ils s'étaient donnés
rendez-vous. Attends, dit Tóni en levant l'index exactement
de la même façon qu'il y a quatre jours, lorsqu'ils
se sont vus pour la première fois. Le chien attend.
Il y a quatre jours, cela valait déjà la peine
d'attendre. Tóni est entré dans la maison, a
sorti un steak haché du congélateur, l'a décongelé
au micro-ondes et le lui a apporté. Il faut venir du
Canada pour faire une chose pareille, aurait certainement
dit Maman.
Nous ignorons d'où vient ce
chien. Les Transylvains, qui habitent deux rues plus bas,
ont également interrogé leurs voisins, mais
personne ne le sait. On voit quelquefois des annonces à
l'arrêt de bus ou aux alentours de l'épicerie
disant que tel ou tel animal a été perdu, qu'il
porte tel ou tel nom et qu'il manque beaucoup à un
petit garçon. Voilà à quoi je pense en
faisant mes courses le matin, suivie du chien. Depuis que
nous avons commencé la démolition de la terrasse,
il ne nous quitte pas. Nous trouvons, tous les trois, qu'il
s'adapte très bien. Amitié et dignité
seraient à mon sens les deux mots clés pour
le décrire. Selon Feri, le plus jeune des deux Transylvains,
ce chien se comporte comme s'il était parmi nous depuis
toujours et non comme un chien toléré par hospitalité.
En réalité, nous ne sommes pas trois, mais quatre.
Il prend même part au travail. Non pas en prenant le
marteau-piqueur, bien sûr, mais en montrant de l'intérêt,
par sa simple présence. On en trouve aussi parmi les
humains qui aident en regardant ce que fait l'autre, remarque
Laci, le plus âgé. Ce n'est pas moi que tu vises,
j'espère, répond Feri.
À l'arrêt de bus, je vois
une petite annonce écrite à la main. C'est peut-être
justement parce que j'y ai pensé que je la remarque,
mais je renonce à y prêter plus d'attention.
Comme si je craignais que le chien ne devine : je suis à
la recherche de son maître. Ce qui lui indiquerait d'emblée
que notre hospitalité était provisoire, pour
ne pas dire un pis-aller.
Madame, il est de quelle race, votre
chien ? demande une petite fille devant l'épicerie.
C'est un berger allemand. Tu le connais ? Non, dit-elle, mais
il est tellement beau ! La vendeuse est également intriguée.
Je ne savais pas que vous aviez un chien. Moi non plus, lui
dis-je en lui demandant encore si elle n'avait pas entendu
parler de quelqu'un dans les environs qui serait à
la recherche d'un berger allemand. Quel est son nom ? On ne
le sait pas. Eh bien, s'il n'a ni maître, ni nom, il
ne peut pas être un vrai berger allemand, note une femme,
dont le visage trahit qu'elle ne croit pas au prince charmant.
Il est de pure race à 90%, était l'avis de Tóni
après l'avoir mieux observé. Probablement pas
parce qu'il lui donnait des steaks hachés.
En rentrant à la maison, le
chien et moi, nous avons pensé - je veux dire j'ai
pensé - que le steak haché était suspendu
pour quelques jours. Tóni et Éva étaient
partis à Györ pour le banquet organisé
à l'occasion du quarantième anniversaire du
baccalauréat de Tóni, ensuite ils iront passer
un peu de temps à Balatonfüred. Mon frère
rentre également pour chaque banquet d'anciens camarades
de classe, et il descend souvent, lui aussi, au Balaton. La
dernière fois, ce sont ses camarades de licence qu'il
a rencontrés. Il est arrivé un vendredi soir,
et le mardi après-midi, il rentrait déjà
à Genève. Pourquoi certaines classes se revoient-elles
régulièrement, alors que pour d'autres cela
arrive à peine une fois tous les trente ans ? Je ne
me rappelle même pas quand avait lieu notre dernière
réunion d'anciens élèves. Et cela fait
aussi à peu près trente ans que je n'ai pas
vu le Balaton, mais ça, c'est de ma faute, je le sais
au moins. Pourquoi nos réunions n'ont-elles pas lieu
tous les cinq ans ? Ce n'est probablement pas parce que nous
nous aimions moins dans la classe que Tóni ou mon frère
et leurs camarades. Les années ont passé pour
nous, tout comme pour eux. En calculant, je réalise
que notre classe aurait dû, elle aussi, avoir une réunion
pour son quarantième anniversaire cette année.
J'ai donc le même âge que Tóni.
Feri m'a accueillie en disant que quelqu'un
avait téléphoné. Le plombier ? Non, ce
n'était sûrement pas lui. Qui alors ? Il s'était
présenté ? La vérité est que je
n'ai pas bien compris. Alors c'était peut-être
le plombier, un moulin à paroles celui-là !
Non, ce n'était pas lui ! Comment pouvez-vous en être
aussi certain ? Ben, c'est qu'il ne parlait pas hongrois !
Vous voyez, Madame, dit Laci en arrêtant le marteau-piqueur,
j'aurais très bien pu répondre au téléphone,
car j'aurais été parfaitement capable de ne
rien comprendre, moi non plus, à ce que disait le Monsieur
! Puis le marteau-piqueur redémarre pour briser les
derniers mètres carrés, et le chien se couche
à nouveau tout près, au milieu du fracas, comme
s'il prenait plaisir à ce que la terre tremble sous
sa tête.
Pourquoi restes-tu ici dans ce terrible
bruit, pourquoi ne te couches-tu pas dans le jardin, sous
le saule ? En plus, là-bas, tu n'aurais même
pas chaud, dis-je encore au chien, mais il ne bouge toujours
pas. Il serait trop facile d'en conclure qu'il n'avait rien
compris à ce que je venais de lui dire. Je préfère
penser que c'est moi qui n'avais pas compris ce qu'il avait
répondu. Car les animaux nous répondent. Il
y a peu, j'ai vu une émission intéressante sur
le sujet. Il s'agissait d'une Américaine qui parlait
aux animaux. Non pas comme Idi Amin, qui tapait dans les mains
devant un crocodile jusqu'à ce que l'animal remue,
non, cette femme parlait vraiment la langue des animaux. J'en
suis restée bouche bée.
Péter Hendi
Traduction : Borbala Galanthay
et Agnès Jarfas
1 : Imre Nagy (1896-1958), homme politique.
Premier ministre lors de l'insurrection d'octobre 1956, il
fut arrêté en 1956, exécuté en
1958 et enseveli dans une parcelle anonyme, réservée
aux dépouilles des animaux du zoo. Après sa
réhabilitation, en 1989, on lui fit des funérailles
nationales.
2 : Premier ministre hongrois de 1990 à 1993.
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Page créée le 17.03.06
Dernière mise à jour le 28.03.06
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