Blaise Hofmann

Blaise Hofmann est né à Morges en 1978. Licencié en Lettres à l'Université de Lausanne (français, histoire, psychologie), il travaille comme aide-infirmier, animateur, berger, journaliste, enseignant...

Après Billet aller simple, récit de voyage à travers l'Europe, l'Asie et l'Afrique, il a publié Estive, chronique d'un été passé en tant que berger dans les Préalpes vaudoises.

Il est également l'auteur de nouvelles disponibles sur le site de Cousu mouche ( www.cousumouche.com) , et d'un recueil de poèmes, Quarantaine chez les Russes (à télécharger sur www.blaisehofmann.com) .

Le texte que nous publions ici est extrait d'un « récit presque roman » intitulé, pour l'instant, Ensemble vide (2007). Il répond au poème XXXIII de Quarantaine chez les Russes: «Je pense à l'aveugle qui crève de soif / aux trois sœurs qui se coupent les veines / à celui qui urine le long des boulevards / celui qui mendie sans pudeur sur ton ventre épais…»

 

Ensemble vide (extrait)

La rue m'a laissé dormir sur mes deux oreilles. Mieux, elle a déposé sur le banc un paquet de cigarettes, un livre et un petit pain. Quelqu'un a dû croire que j'étais une gueuse.

Toilettes publiques, accès gratuit. Un vieil homme campe nerveusement devant la porte. Il s'acharne sur le bouton. Il doit avoir des ennuis de prostate. Je lui demande du feu.

Rafraîchie, je regagne mon banc. C'est un livre de gare. Pour qui me prenez-vous? Cela fait des lustres que je ne suis plus restée ainsi, immobile, au carrefour, sans attendre personne. C'est un acte courageux. Chapeau au concepteur, ce banc est un très bon banc. C'est de plus en plus rare, les bons bancs. Ergonomique, relax et esthétique. On mesure le taux de civilisation des nations à la qualité de leurs bancs publics. Bonjour monsieur. Bonjour madame. Oui, je siège à Paris. Ma photo? Mon poing dans la gueule?

Spécial finance, la bourse facile dans la vitrine du kiosque et des squelettes de bicyclettes cadenassés aux barrières du métro. Un essaim de pigeons échappe à la furie d'un enfant sadique. Un coursier chinois parle tout seul. Non, il y a une oreillette sous son casque. On croirait que celui-là va quelque part, mais je le retrouve un instant plus tard au même endroit, avec la même démarche ambitieuse. Une publicité bien torchée pour des dessous masculins me titille. Je redemande du feu à midi moins cinq. On me dit de garder le briquet. Un gueux me salue de la tête. Il tient dans la main un sac H&M. A force de traîner les talons, il a usé ses semelles. Il devrait faire attention. Le Baroudeur, La Liberté, En attendant l'or . Pour les noms des bistros, la ville est inspirée. Heureusement, il y a Le Bidule . Un vieillard fatigué lorgne d'un mauvais oeil un jeune premier. Va te faire foutre, petit merdeux, se dit-il en aparté.

Un trou sur la poche revolver et un chapeau de cow-boy, une indécision flagrante au milieu d'un passage piéton, des talons hauts à l'assaut des pavés, une femme pendue au bras d'un homme pressé qui prévoit de brainstormer quelque chose avec quelqu'un, un pin's politique sur un bermuda moulant très tendance, quelqu'un de nerveux dans un véhicule en double file, une démarche majestueuse qui nous vient d'Afrique, une adolescente obèse et un pantalon taille basse, un foulard de soie défraîchi sur un vieux manteau grisâtre, une provinciale, un uniforme de travail avec le logo de l'entreprise cousu sur le cœur, un turban saharien sur la tête d'une blonde aux yeux clairs, trois coutures verticales sur les souliers, un triple menton et un training Adidas à trois lignes, un capuchon sur une veste en cuir et une pusillanime crête de punk, des cheveux blancs à la Ferré, mais une minuscule paire de lunettes à cordon sur un nez exigu, un papa qui pousse la trottinette de son fiston, un motard qui n'ôte pas son casque pour acheter du pain, un qui demande trois fois si ça va à des gens assis sur une terrasse, mais qui refuse de s'asseoir, parce que le match va commencer.

L'heure de la méridienne. Et pourquoi pas. Les rumeurs de la ville se mélangent aux images de mes rêves. C'est ainsi que l'on devrait visiter les villes. Disparaître au carrefour, s'offrir aux passants, puis se réveiller en sursaut, partir à l'assaut des rues, dans la clarté du jour, les yeux embués, en donnant la main aux chimères.

Sans argent, pas de métro. Les Kabyles ont bossé pour rien. Ceux qui ont vécu les grandes grèves des transports publics jurent que les salariés condamnés à marcher étaient devenus poètes, sportifs, conviviaux et philosophes. N'exagérons rien.

Si le temps coûte la vie, l'espace est gratuit. L'oxygène, le règne végétal, minéral et animal, le métabolisme, l'imagination, la fécondation et la fermentation. La vie est gratuite. L'espace public me donne l'impression lénifiante de ne pas être dans la rue, mais d'être la rue.

Il y a beaucoup de vide entre les passants. Ils n'habitent pas leur corps. On dirait une épidémie, un numéro de rue, une farce jouée avec toute la sincérité du monde. Je suis seule spectatrice. Le livret mentionne les lumières de l'esprit, les idéaux révolutionnaires et la constitution hédoniste, mais les personnages sont citoyens du sou. De l'eau, du lait, de l'alcool et du sang. Je voyais cela plus grand, plus criant, plus capital. Défilent sur des ruelles sans orgueil trois livreurs et quelques vieux. Quel progrès tout de même depuis le paléolithique.

Devant leurs maisons closes me vient l'envie de faire du porte-à-porte. Etre postière, agente du gaz ou colporteuse.

Ces individus que j'affronte pour la première fois mourront sans que je ne les revoie. Tout ce qui les préoccupe en ce moment ne sert strictement à rien. Ce sont de petits insectes qui copulent indistinctement dans les toilettes des écoles publiques et dans les hautes sphères de la république. La modernité est un fait divers. Le golden boy que voilà mourra dans la révolte et la solitude.

Une femme s'est accroupie sur le trottoir en face d'une porte qu'elle ne quitte pas des yeux. Elle retient ses larmes. Elle va bien. Elle se trouve là, parce qu'elle attend un salaud qui ne lui a pas payé ses heures. Non, elle préfère rester accroupie.

A deux pas de cette femme qui va mal, quelqu'un avait écrit quelque chose à la craie violette sur le trottoir. Bonne année mon ange .

Le fou n'est pas celui qui a perdu la raison. Le fou est celui qui a tout perdu, excepté la raison. J'ignore qui a écrit cela.

- Raz le bol du féminisme, cette fois je vote pour lui.
- Moi, je vote pour elle, pour emmerder ma femme qui vote pour lui!

Le candidat aime son pays, croit aux vertus du travail, du mérite et de la récompense. Cette part d'humanité, il l'avait enfouie en lui parce qu'il avait longtemps pensé que pour être fort, il ne fallait pas montrer ses faiblesses. Désormais, il se sent inspiré par la force invincible de l'amour.

On ne peut se répandre ainsi. Les quotidiens laisseront des colonnes blanches. Les villes, des terrains vagues, de la place pour l'intuition. Au milieu du tumulte, des manchettes bredouilles onduleront avec le vent. Les passants passeront d'agréables après-midi à regarder le ciel. Ils noteront leurs commentaires sur les murs, comme le Mangeur de brume écrivait sur les stèles. Originellement, point ne suis solitaire. Ermite est seulement un nom que je me donne. Ainsi parlait Han Shan, le Mangeur de brume.

[…]

Blaise Hofmann