Franz Hohler
Franz Hohler/ Le
déluge de pierre |
Franz
Hohler
né à Olten en 1943, vit à Zurich. Ecrivain
et cabarettiste, il est l'auteur d'une quarantaine de livres
(nouvelles et récits, romans, poésie, histoires
pour enfants) et de nombreux spectacles qui ont tourné
dans le monde entier. Il a aussi écrit des pièces
de théâtre, des pièces radiophoniques,
animé une série d'émissions satiriques
sur la chaîne de télévision SF DRS et
réalisé des livres et des vidéos avec
le mime René Quellet. Il a été lauréat
de nombreuses disctinctions, dont le prix de la Fondation
Conrad-Ferdinand-Meyer 1968, le Deutscher Kleinkunstpreis
1973, le Prix Hans-Sachs de la Ville de Nuremberg 1976, le
Prix allemand du disque de cabaret 1981, le Diplôme
Hans-Christian Andersen 1988, le Prix de la Fondation Schiller
1991, le Prix mondial « José Marti » de
littérature enfantine, Costa Rica 1995 et le Prix d'honneur
de la Ville de Zurich 1998.
Bibliographie
Compte tenu de la très importante
production de Franz Hohler, nous donnons ici une liste non-exhaustive
d'ouvrages de sa plume.
Der Rand von Ostermundigen, nouvelles,
Luchterhand, 1973
Wegwerfgeschichten, histoires à jeter, Zytglogge, 1974
Tschipo, roman pour enfants, Luchterhand, 1978
Ein eigenartiger Tag, nouvelles, Luchterhand, 1979
Sprachspiele, livre pour enfants, S/W, Zurich, 1979
Die Rückeroberung, roman, Luchetrhand, 1982
(trad. française: La reconquête, trad. Marion
Graf, Zoé 1991)
Tschipo und die Pinguine, roman pour enfants, Luchterhand,
1985
Hin- und Hergeschichten (avec Jürg Schubiger), Nagel
& Kimche, 1986
Das Kabarettbuch, Luchterhand, 1987
Vierzig vorbei, poèmes, Luchterhand, 1988
Der neue Berg, roman, Luchterhand, 1989
Der Mann auf der Insel, contes, Luchterhand, 1991
Da, wo ich wohne, récits, Luchterhand, 1993
Der Riese und die Erdbeerkonfitüre, histoires pour enfants,
Ravensburger 1993
In den Armen der Pachamama, histoires boliviennes, WochenZeitung,
1994
Der Urwaldschreibtisch, livre illustré, Sauerländer,
1994
Die blaue Amsel, histoires courtes, Luchterhand, 1995
Tschipo in die Steinzeit, livre pour enfants, Ravensburger,
1995
Drachenjagen, Das neue Kabarettbuch, Luchterhand 1996
Das verspeiste Buch, feuilleton, Schöffling, 1996
Die Steinflut, récit, Luchterhand 1998
(trad. française: Le déluge de pierre, trad.
Christian Viredaz, Editions d'en bas 2003)
Zur Mündung, 37 histoires sur la vie et la mort, Luchterhand,
2000
Wenn ich mir etwas wünschen konnte, Carl Hanser 2000
(trad. française: Les trois v¦ux de Barbara,
trad. Lilo Neis et Anne Salem-Marin, La joie)
Inédit
extrait du récit "Le déluge
de pierre", traduit de l'allemand (Suisse) par Christian
Viredaz. A paraître, au printemps 2003, aux Editions
d'En bas.
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Inédit |
Le déluge de pierre
Lorsque, ce vendredi 9 septembre 1881,
Katharina Disch, alors âgée de sept ans, franchit
avec son petit frère Kaspar, qui en avait quatre, le
seuil de la maison de sa grand-mère, elle était
loin de se douter qu'elle n'en repartirait que le jour de
ses noces.
Son père l'avait éloignée
pour quelques jours parce qu'un enfant allait naître,
et Katharina avait pris sans protester le petit baluchon avec
les deux chemises de nuit et quelques sous-vêtements
que sa sceur aînée, Anna, lui avait préparé,
elle y avait encore glissé sa poupée de bois
Lisi en laissant dépasser sa tête, et puis elle
s'était mise en route en tenant Kaspar par la main.
Elle était contente de ne pas devoir rester à
la maison.
Comme sa mère lui avait paru
changée au moment de prendre congé ! Elle était
étendue dans la chambre à coucher du premier
étage, ses cheveux, qui d'habitude étaient toujours
ramenés en chignon, s'étalaient sur l'oreiller
et dépassaient même du bord du lit, elle était
pâle et en sueur, de temps en temps elle serrait les
lèvres, contractait les paupières et pressait
des deux mains la couverture sous laquelle son ventre se bombait.
Katharina voulait juste lui dire au revoir en vitesse sur
le seuil, mais sa mère lui fit signe d'avancer, lui
caressa les cheveux d'une main qui était toute froide
et lui dit doucement de bien saluer grand-maman et que, dès
que le bébé serait là, elle enverrait
quelqu'un. Puis, respirant profondément, elle se tourna
sur le côté, plongea la main dans le tiroir de
la table de nuit, en sortit quelques pruneaux séchés
et les donna à sa fille, "pour toi et pour Kaspar,
pour la route", ajouta-t-elle en essayant de sourire.
Katharina les fourra dans la poche de son tablier, resta debout
sans rien dire, cherchant encore des yeux la mère qu'elle
connaissait et qui ressemblait si peu à celle qui était
couchée là. "Te faut pas avoir peur",
lui chuchota la femme depuis son lit avant de se remettre
sur le dos et de fermer les yeux.
Katharina se glissa sans bruit hors
de la chambre et descendit en trombe l'escalier jusqu'à
la salle de l'auberge où Kaspar, déjà
en tenue de pluie, courait en piaillant autour des tables
vides avec son grand frère Jakob, tandis qu'Anna lavait
les verres et les assiettes à l'évier. Lorsque
Katharina enfila sa pèlerine, qui était prête
sur une chaise, le chat vint se frotter contre ses jambes
et la regarda en ronronnant bruyamment. Katharina le prit
dans ses bras, le berça et lui demanda s'il voulait
venir avec. Puis elle le rejeta sur le sol de la salle, prit
résolument le petit par la main et dit adieu à
son frère Jakob et à sa soeur Anna. "Bien
des choses à grand-maman", lança Anna derrière
elle, tandis que les deux enfants franchissaient le seuil
de l'auberge "Zur Meur" pour s'enfoncer dans la
grisaille de l'après-midi. Le chat les suivit quelques
pas, puis il s'arrêta en miaulant, la queue toute dressée
vers le ciel. Quand Katharina chercha des yeux son père,
qui était encore là l'instant d'avant, elle
le vit un peu plus haut, devant la grange sur leur pré.
Il tenait une faux à la main, le manche contre en bas,
et fit un signe d'adieu aux enfants, et Katharina se rappela
qu'il avait dit qu'il voulait l'aiguiser.
La petite fille regarda en haut de
la colline, vers la "Bleiggen", où se trouvait
la ferme de sa grand-mère, bien qu'elle sache qu'on
ne pouvait l'apercevoir d'ici. Le chemin qui gravissait la
pente derrière le village disparaissait dans les nuages
comme s'il montait droit au ciel. A peine avaient-ils fait
quelques pas qu'un fracas fit trembler l'air, et Kaspar, qui
avait peur des orages, regarda anxieusement sa soeur.
"Veux rentrer", dit-il en s'arrêtant.
Sa soeur le tranquilisa. "C'est pas un orage, dit-elle,
c'est juste un rocher", et elle le tira par la main.
La maison des parents de Katharina
se trouvait à la sortie est d'Elm, le village le plus
reculé de la vallée du Sernf, dans le canton
de Glaris. Cette partie du village s'appelait Untertal, et
quand Katharina allait à l'école ou à
I'église, elle devait traverser le pont de fer en contrebas
du village. Si on ne voulait pas passer l'un des cols ou monter
à l'un des alpages de ce côté-ci, il fallait
en fait toujours commencer par franchir le pont de fer, et
c'est aussi de là que partait le sentier qui grimpait
à la" Bleiggen ". Cela convenait parfaitement
à Katharina. Elle voulait partir le plus vite possible
du Plattenberg, qui se dressait derrière la "Meur",
car à tout bout de champ, ces derniers temps, des morceaux
de rocher s'étaient détachés de la paroi.
A l'auberge de ses parents, on ne parlait presque plus de
rien d'autre. Au bas du Plattenberg, on exploitait l'ardoise,
et souvent les hommes qui travaillaient là venaient
se restaurer à la "Meur". Katharina aimait
bien s'asseoir dans le coin de la salle, près du grand
fourneau, elle écrivait des chiffres et des lettres
sur son ardoise et elle écoutait ce qui se disait.
Anna, qui avait déjà seize ans, servait, et
derrière le comptoir où l'on versait à
boire se tenait sa mère ou son père. Comme ils
tenaient aussi un domaine, sa mère était plus
souvent là que son père. Maintenant que la famille
allait encore s'agrandir avec l'arrivée d'un nouveau-né,
sûrement que sa soeur Regula, qui avait douze ans, devrait
donner un coup de main, ou même Jakob, qui en avait
treize. Mais les hommes préféraient quand c'était
des filles qui leur tendaient leurs boissons. Peut-être,
pensa Katharina, qu'Anna ira derrière le comptoir et
que Regula fera le service. Leur père n'aurait certainement
pas beaucoup de temps, et il avait même déjà
dit que l'enfant arrivait au plus mauvais moment. Il devait
encore faire les regains et, comme la plupart des paysans,
il n'y arrivait pas, parce qu'il n'arrêtait pas de pleuvoir
depuis une éternité. Tout le monde attendait
que le temps s'améliore.
Katharina ne comprenait pas non plus
pourquoi l'enfant arrivait juste maintenant. Plus exactement,
elle ignorait complètement à quoi il tenait
qu'une femme ait un enfant. Il y fallait un homme, ça
au moins elle en était sûre, c'était pareil
chez les animaux, et elle pensa à la manière
dont, cet été, le taureau des Rhyner s'était
rué en mugissant sur la vache de papa quand on la lui
avait présentée, mais que papa puisse entreprendre
maman de cette façon, ce n'était pas possible,
et puis Katharina aurait aussi dû entendre quelque chose
d'un tel mugissement, car elle dormait avec Kaspar, Regula
et Jakob à côté de la chambre de leurs
parents. Tout d'un coup, elle découvrait une lacune
douloureuse dans ce qu'elle savait de la vie, et elle se promit
d'interroger Anna quand elle serait de retour à la
maison. Anna était déjà une femme et
elle était sûrement au courant à propos
des hommes, car il y en avait un qui ne venait que pour elle,
un ouvrier de l'ardoise, il habitait aussi à la "Bleiggen",
dans la ferme de derrière, il s'appelait Hans-Kaspar
et tout récemment, quand Katharina avait été
envoyée chercher des oeufs chez la vieille Elsbeth
à la tombée de la nuit, elle les avait vus les
deux s'embrasser derrère la maison. Et si, pensa Katharina,
et si c'est un baiser comme ça qui fait qu'on a un
enfant ? Alors peut-être qu'Anna allait en avoir un
aussi. Mais ça n'allait pas du tout, parce qu'elle
était encore célibataire, et pour avoir un enfant,
il fallait être mariée. Il faudrait absolument
qu'elle demande à sa soeur. Ou bien est-ce qu'elle
devrait se renseigner auprès de grand-maman ? Non,
plutôt pas. C'est vrai que grand-maman était
gentille avec elle et qu'elle lui donnait parfois un morceau
de sucre, mais quand elle lui avait demandé pourquoi
grand-papa était mort, elle avait dit à cause
d'un goitre, et à sa question suivante, comment on
pouvait mourir d'un goitre, elle avait répondu qu'elle
était encore trop petite pour ça. Katharina
avait horreur de cette phrase et elle ne voulait pas l'entendre
encore une fois.
Franz Hohler
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Page créée le 27.01.03
Dernière mise à jour le
27.01.03
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