Taxidermie
La chaleur était insupportable
mais pas pour Nina. Postée au bord de la route, elle
attendait une voiture. Elle aurait pu être sur Mars,
qu'elle aurait attendu comme ça, assise sur son sac
à dos, les yeux plissés à cause de la
lumière blanche. A ses pieds, les piles usées
du walkman chauffaient sur une pierre brûlante. Il y
avait cet album des Coldplay qu'elle écoutait en boucle
depuis ce matin, jusqu'à ce que la musique ne s'interrompe
d'un seul coup. La stridulation des cigales avait alors recouvert
le riff des guitares. Ses oreilles bourdonnaient, leur cavité
légèrement humide à cause des écouteurs
qu'elle venait tout juste de retirer. Elle avait secoué
la tête, vidé les piles du walkman. Peut-être
que ça marcherait, elle n'en était pas sûr.
Elle avait entendu ça quelque part, que les piles se
rechargeaient d'elles-mêmes sous le soleil.
Un frémissement se propagea sur l'asphalte poisseux.
La buse s'écarta du pylône où elle était
perchée. Nina tourna la tête au moment où
le convoi émergea du virage. Les vibrations remontaient
du sol, se multiplièrent le long de son épine
dorsale. Elle passa la main sur sa nuque tandis que le semi-remorque
renâclait sous le poids de son chargement. Lorsque la
plate-forme lui passa devant, elle put lire en lettres peintes
sur la bâche : " Moby Dick capturée !
". En caractères plus petits, à moitié
effacés, les jours et les heures de visites complétaient
l'annonce. Le moteur en sur-régime harcelait les pistons
dans un bruit de tête. Les piles tremblèrent
sur le caillou, roulèrent au sol. La fourgonnette qui
précédait le convoi, enclencha son clignotant.
Le camion bifurqua en direction de la station-service, des
tourbillons de poussière voilèrent le bleu du
ciel.
Nina ramassa les piles, chargea le sac sur son épaule.
Les gars de la fourgonnette remontèrent leurs ceintures
avant de se diriger à pas lents vers le stand à
hot-dog. L'odeur de frites s'étiolait dans l'air brûlant.
Le sol se liquéfiait sous les mirages de chaleur. Elle
s'avança jusqu'aux pompes à essence. Le chauffeur
bloqua la détente du pistolet enfoncé dans le
réservoir. Les cliquetis du moteur résonnaient
sous la voûte. Des flaques d'huile avaient séché
sur le bitume, d'énormes taches de sueur épaisses
et noires. Le chauffeur releva la tête et Nina s'aperçut
que c'était une femme. Sous la salopette flottante,
elle devina ses hanches larges, sa poitrine. Une légère
moustache recouvrait sa lèvre supérieure. Nina
lui sourit, jeta un il au camion. La bâche de
la remorque était sale et raccommodée. Son chargement
dégageait une odeur de plastique brûlé.
La peinture des lettres s'écaillait. Elle lut encore
une fois " Moby Dick capturée ! ",
posa le sac entre ses jambes. Les chiffres défilaient
sur la machine.
- Vous allez où ? demanda Nina.
La femme détailla ses sandalettes rouges, son short
moulant. Elle cessa de mâchonner son cure-dent :
- S'pourrait bien qu'on aille sur la côte, ouais
- C'est là où je vais, ajouta Nina.
La femme la regarda encore, essuya sa main sur la salopette
:
- Moi, c'est Katy.
Nina serra sa paume calleuse.
- Nina.
Katy recommença à mâchouiller son cure-dent
:
- Alors, vous allez sur la côte, c'est bien ça
?
- Depuis que je sais que vous y allez.
Katy la dévisagea d'un air perplexe, jeta un il
rapide sur le compteur de la pompe à essence.
- Ça boit beaucoup ce truc-là, hasarda Nina.
- La plupart du fric passe dans ce foutu camion. C'est notre
ruine et notre gagne-pain. La vraie merde, quoi.
Un temps :
- On espère être sur la côte avant ce soir
mais c'est pas sûr. Ça vous va ?
- C'est parfait.
Plus loin, les gars bâfraient leur hot-dog, accoudés
au stand. Ils fixaient Nina en silence, ses seins pointant
sous le t-shirt jaune qui s'arrêtait au nombril.
- Le plus vieux, c'est Max, reprit Katy. Les deux zigotos
sont ses fils, elle ajouta en les désignant du menton.
De vrais ploucs. Il leur faut pas grand-chose pour s'exciter
si vous voyez ce que je veux dire
Nina sourit.
- Remarquez, je prêche pour ma paroisse. Des mômes
nés d'une première couche. Moi, j'ai jamais
voulu de marmots. Y a assez de ploucs comme ça, trouvez
pas ?
- Je sais pas, j'y ai encore jamais réfléchi.
- Vous avez quel âge ?
- 21.
- Faudra bien savoir un jour. Une nana, c'est comme ça.
Tôt ou tard, faut qu'elle se décide
Un déclic désamorça la détente.
Les chiffres stoppèrent comme sur une slot-machine.
Katy reposa le pistolet sur son support, vissa le bouchon
:
- Montez dans la cabine. Voulez quelque chose ? Bière
? Sandwich ?
Elle sortit une liasse de billets enroulés par un élastique
:
- Alors ?
- C'est gentil.
- Soit on prend les auto-stoppeurs soit pas, non ?
- Une bière, ce serait pas mal.
Elle recracha son cure-dent, se dirigea vers le kiosque en
boitillant, une jambe plus courte que l'autre. Nina souleva
son sac, s'installa sur le siège. Le skaï collait
à ses cuisses. Lorsque Katy revint, les autres l'attendaient
déjà dans la camionnette. Nina voyait leurs
bras dépasser des portières. L'un d'eux tapotait
la cendre d'une cigarette qui caracolait dans la fournaise.
Elle entendit Katy engueuler celui qu'elle appelait Junior
; le coin n'attendait qu'une étincelle pour s'embraser,
elle tenait pas à ce qu'il fasse tout cramer. Junior
grommela quelque chose, la camionnette démarra. Katy
escalada le marche-pied et se cala derrière le volant.
Nina, le visage tourné vers l'extérieur, cherchait
un peu d'air. Katy lui tendit sa bière, mit le contact
:
- Faudra t'y faire, jeune fille. C'est notre Moby qui chlingue
la vieillesse. Au début, elle sentait bon le cuir mais
depuis on a dû colmater les trous avec de la résine
et d'autres saloperies. C'est à cause de cette foutue
chaleur
Le moteur fit trembler l'habitacle et bientôt le convoi
était de nouveau sur la nationale. Nina buvait sa bière
en silence. Katy mit la radio. Les infos relataient un incendie
dans la région. Elle cria pour couvrir les rugissements
du diesel :
- Qu'est-ce que je disais ?! Putain, j'espère que les
ploucs écoutent la même fréquence
Toujours à cloper, n'importe où
Y a deux
ans, Junior a foutu le feu à Moby. Quand on a réussi
à mater l'incendie, les flammes lui avaient rongé
la queue !
Nina avala une gorgée de bière :
- Je croyais que
- Hein ?! Parle plus fort, ma fille ! l'interrompit Katy.
- C'EST UNE VRAIE BALEINE QUE VOUS TRANSPORTEZ LÀ ?!
- Pas une baleine, un cachalot.
- Un quoi ?
- UN CA-CHA-LOT ! répéta Katy en éclatant
de rire. Ouais, ma fille. Un putain de vrai cachalot
! Max a eu l'idée après avoir perdu son boulot
à la raffinerie. On a vendu notre bicoque pour le racheter
à un cirque russe. Les gus trimballaient l'animal pour
attirer la foule près du chapiteau. Sauf que les gens
venaient tous voir le cachalot gratos et s'en foutaient des
trapézistes. On a aménagé la remorque
de façon à pouvoir la transformer en musée
ambulant. Dix-huit mètres de cétacé,
faut voir ça ! Quand la queue a cramé, Max en
a profité pour rallonger cette saloperie de quatre
mètres. Quatre mètres, ouais ! On a lu pleins
de bouquins sur ces foutues bestioles. De temps à autre,
y a un os qui se déglingue alors Max le rafistole comme
il peut. Pour le nom, "Moby Dick" et le reste,
c'est moi qui ai tout gambergé, même que j'ai
jamais pu finir ce satané bouquin. Je sais juste qu'elles
les bouffe tous à la fin, non ?
Nina acquiesça. C'était le genre de bouquin
qu'on vous faisait étudier pour le bac, jusqu'à
la nausée. La platée de marins gloutonnée
par Moby Dick en avait soulagé plus d'un. Elle avait
trouvé le livre ennuyeux avec pleins de trucs qui ne
collaient pas dans le texte. Pourtant, elle savait qu'elle
n'oublierait pas Achab et cette histoire de dingue. Peut-être
même qu'elle la relirait un jour, quand elle serait
vieille, ce genre de cucuterie. De rouler, ça la faisait
divaguer.
Derrière l'énorme pare-brise, la route serpentait
entre les collines pelées. On aurait dit les dos brûlés
de baigneurs sur une plage. Elle eut soudain très envie
d'être à la mer, de déconner dans les
vagues. Elle coinça la cannette entre ses cuisses,
ferma les yeux. S'assoupit gentiment, malgré la puanteur
du cachalot et le bruit assourdissant du moteur. Et Katy qui
hurlait des trucs qu'elle n'écoutait plus.
La boîte à vitesses racla au moment où
Katy rétrograda. Le camion se cabra. Nina ouvrit les
yeux. La pente était raide, une grosse veine saillait
sur le cou de Katy :
- Saloperie de descente. C'est toujours la descente qu'est
le pire !
Nina se redressa sur son siège, un reste de bière
tiède se renversa sur ses pieds. La canette roula et
alla rejoindre les emballages vides qui jonchaient le tapis
en caoutchouc. Le contrepoids du cachalot poussait l'avant
du camion. Les mâchoires des freins serraient leur prise
autant que les doigts de Katy sur le volant. L'odeur métallique
des plaquettes en friction envahit la cabine. Elle se tourna
vers Nina, son visage inondé de sueur se décrispa,
une fossette creusa son menton :
- Ça va ma fille, pas trop les jetons ? Moi qui espérais
faire la causette, tu parles ! T'as piqué un sacré
roupillon !
De temps en temps, un pick-up les dépassait, d'autres
remontaient en sens inverse. La fourgonnette les précédait
d'une cinquantaine de mètres, ses warnings balisant
leur parcours.
- On dirait que ça s'anime dans le coin. Si les freins
tiennent le coup, ce soir on mangera du calmar. T'aimes ça,
toi, le calmar ?
A ce moment, le camion déboucha d'un lacet et l'océan
brouilla l'horizon. Nina oublia ce qu'elle voulait dire. On
voyait la terre rouge descendre vers la mer, des îlots
de végétation épars se ramifier au fur
et à mesure que se dessinaient les agglomérations.
Tout ça était très proche et très
lointain à la fois. Elle aurait pu tendre le bras et
le toucher, mais ils n'y seraient que tard dans l'après-midi.
Le poids du camion se stabilisa au bas de la côte. Katy
repéra un motel le long de la route. Elle fit deux
brefs appels de phares et la fourgonnette braqua aussitôt.
Le semi-remorque cahota sur l'aire de repos, s'immobilisa
à la suite de la rangée de poids lourds garés
sur le parking. Max et ses fils se dépêchèrent
de rejoindre la fraîcheur conditionnée du bar.
Katy tira sur le frein à main :
- Pause-moteur, déclara-t-elle.
Nina ouvrit la portière, sauta sur la terre battue.
Katy descendit à son tour, contourna le camion :
- Tu veux le voir ? elle demanda.
- Qui ça ?
- Ben, le cachalot, ma fille !
Nina suivit Katy et son pied bot. Le soleil leur barrait les
yeux, lourd et dense. Les rayons remuaient la terre ocre,
épaisse, d'un rouge violent. Katy grimpa les échelons
à l'arrière, débâcha juste ce qu'il
fallait pour que Nina puisse passer :
- Visite gratuite, jeune fille ! Elle n'a plus que la peau
et les os, mais c'est pas tous les jours qu'on peut voir Moby
Dick. Allez, monte ! Pendant ce temps, moi je vais me rafraîchir
Katy traîna la patte sur quelques mètres. S'arrêta,
sembla hésiter avant de faire demi-tour.
- Tout à l'heure, pendant que tu dormais, je
C'est con, je sais pas pourquoi je t'en parle, mais
Enfin, je
J'ai pas toujours été comme
ça, je veux dire aussi moche, tu comprends ? Avant
que tout ça n'arrive, que je rencontre Max, conduise
ce putain de camion et le reste
- Tout va bien, Katy.
Ses yeux étaient rouges. Elle s'essuya le nez du revers
de la main, renifla :
- Si tu comptes me rejoindre au bar, je te conseille d'enfiler
ou soutif. C'est rempli de bouseux, là-dedans. Un soutif,
t'as bien ça dans ton barda, non ?
- J'ai pas soif.
- Comme tu veux. A plus, ma fille.
Nina attendit que Katy disparaisse derrière le camion
avant de se faufiler sous la bâche. Elle monta sur la
passerelle, écarta l'épaisse couverture suspendue
aux armatures ; elle aperçut aussitôt une masse
blanche se dessiner dans l'obscurité. Elle crispa les
yeux, s'appuya à la main courante pour réprimer
un haut le cur. Le jour pointait à travers les
orifices comme une passoire qui égoutterait uniquement
des éclats de lumière. Peu à peu, la
silhouette de Moby Dick lui apparut dans le détail.
Nina s'efforça d'ignorer la puanteur, se concentra
d'abord sur l'énorme nageoire de queue, puis remonta
en direction de la tête. Elle crut deviner l'orifice
par lequel elle expulsait son eau sans en être tout
à fait sûre. Sa peau était légèrement
fluorescente, scintillait presque artificiellement sous les
rais de lumière vaporeuse. Son corps était une
succession de bosses, de renfoncements, une structure vide
et momifiée. Elle marcha encore, compta ses pas qui
ne devaient pas mesurer un mètre puisque c'est seulement
à vingt-cinq qu'elle atteignit le fond de la remorque.
Elle s'accroupit, fixa l'il en verre de la baleine et
Nina comprit qu'on l'avait peinte. Elle passa sa main sur
la peau cartonnée de l'animal. Ces tarés avaient
peint Moby Dick. Nina resta encore un moment comme pelotonnée
sur elle-même, puis se releva et fit des pas plus grands.
Cette fois-ci, elle en compta vingt et un avant de se propulser
dans la lumière. Elle inspira une goulée d'air
brûlant, le ciel, la terre, les rochers, tout se confondait
autour d'elle. Elle sauta à terre, s'appuya à
la remorque. Elle inspira encore, jusqu'à ce que son
cur se fasse à nouveau oublier.
Elle releva la tête. Au loin, une voiture approchait.
Elle se précipita dans la cabine, récupéra
son sac et courut vers la route. Un gravillon se glissa dans
sa sandale, s'incrusta dans sa chair. C'était une voiture
rouge, elle pouvait presque distinguer le visage du conducteur,
à présent. Nina continuait de courir, le bras
levé, se mordant la lèvre pour ne pas boiter.
Joseph Incardona
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© Joseph Incardona pour le Culturactif, 2004
Page créée le 16.03.04
Dernière mise à jour le 16.03.04
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