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Joseph Incardona

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  Joseph Incardona
 
Joseph Incardona est né à Lausanne en 1969. Il vit aujourd'hui à Bordeaux. Intéressés par son recueil de nouvelles Dans le ciel des bars, présenté dans les Livres du mois d'avril 2004, nos lui avons demandé s'il pourrait nous transmettre un inédit: voici donc "Taxidermie". Joseph Incardona fait en outre désormais l'objet d'une page auteur.

 

 

  Inédit
 

Taxidermie

La chaleur était insupportable mais pas pour Nina. Postée au bord de la route, elle attendait une voiture. Elle aurait pu être sur Mars, qu'elle aurait attendu comme ça, assise sur son sac à dos, les yeux plissés à cause de la lumière blanche. A ses pieds, les piles usées du walkman chauffaient sur une pierre brûlante. Il y avait cet album des Coldplay qu'elle écoutait en boucle depuis ce matin, jusqu'à ce que la musique ne s'interrompe d'un seul coup. La stridulation des cigales avait alors recouvert le riff des guitares. Ses oreilles bourdonnaient, leur cavité légèrement humide à cause des écouteurs qu'elle venait tout juste de retirer. Elle avait secoué la tête, vidé les piles du walkman. Peut-être que ça marcherait, elle n'en était pas sûr. Elle avait entendu ça quelque part, que les piles se rechargeaient d'elles-mêmes sous le soleil.
Un frémissement se propagea sur l'asphalte poisseux. La buse s'écarta du pylône où elle était perchée. Nina tourna la tête au moment où le convoi émergea du virage. Les vibrations remontaient du sol, se multiplièrent le long de son épine dorsale. Elle passa la main sur sa nuque tandis que le semi-remorque renâclait sous le poids de son chargement. Lorsque la plate-forme lui passa devant, elle put lire en lettres peintes sur la bâche : " Moby Dick capturée ! ". En caractères plus petits, à moitié effacés, les jours et les heures de visites complétaient l'annonce. Le moteur en sur-régime harcelait les pistons dans un bruit de tête. Les piles tremblèrent sur le caillou, roulèrent au sol. La fourgonnette qui précédait le convoi, enclencha son clignotant. Le camion bifurqua en direction de la station-service, des tourbillons de poussière voilèrent le bleu du ciel.
Nina ramassa les piles, chargea le sac sur son épaule. Les gars de la fourgonnette remontèrent leurs ceintures avant de se diriger à pas lents vers le stand à hot-dog. L'odeur de frites s'étiolait dans l'air brûlant. Le sol se liquéfiait sous les mirages de chaleur. Elle s'avança jusqu'aux pompes à essence. Le chauffeur bloqua la détente du pistolet enfoncé dans le réservoir. Les cliquetis du moteur résonnaient sous la voûte. Des flaques d'huile avaient séché sur le bitume, d'énormes taches de sueur épaisses et noires. Le chauffeur releva la tête et Nina s'aperçut que c'était une femme. Sous la salopette flottante, elle devina ses hanches larges, sa poitrine. Une légère moustache recouvrait sa lèvre supérieure. Nina lui sourit, jeta un œil au camion. La bâche de la remorque était sale et raccommodée. Son chargement dégageait une odeur de plastique brûlé. La peinture des lettres s'écaillait. Elle lut encore une fois " Moby Dick capturée ! ", posa le sac entre ses jambes. Les chiffres défilaient sur la machine.
- Vous allez où ? demanda Nina.
La femme détailla ses sandalettes rouges, son short moulant. Elle cessa de mâchonner son cure-dent :
- S'pourrait bien qu'on aille sur la côte, ouais…
- C'est là où je vais, ajouta Nina.
La femme la regarda encore, essuya sa main sur la salopette :
- Moi, c'est Katy.
Nina serra sa paume calleuse.
- Nina.
Katy recommença à mâchouiller son cure-dent :
- Alors, vous allez sur la côte, c'est bien ça ?
- Depuis que je sais que vous y allez.
Katy la dévisagea d'un air perplexe, jeta un œil rapide sur le compteur de la pompe à essence.
- Ça boit beaucoup ce truc-là, hasarda Nina.
- La plupart du fric passe dans ce foutu camion. C'est notre ruine et notre gagne-pain. La vraie merde, quoi.
Un temps :
- On espère être sur la côte avant ce soir mais c'est pas sûr. Ça vous va ?
- C'est parfait.
Plus loin, les gars bâfraient leur hot-dog, accoudés au stand. Ils fixaient Nina en silence, ses seins pointant sous le t-shirt jaune qui s'arrêtait au nombril.
- Le plus vieux, c'est Max, reprit Katy. Les deux zigotos sont ses fils, elle ajouta en les désignant du menton. De vrais ploucs. Il leur faut pas grand-chose pour s'exciter si vous voyez ce que je veux dire…
Nina sourit.
- Remarquez, je prêche pour ma paroisse. Des mômes nés d'une première couche. Moi, j'ai jamais voulu de marmots. Y a assez de ploucs comme ça, trouvez pas ?
- Je sais pas, j'y ai encore jamais réfléchi.
- Vous avez quel âge ?
- 21.
- Faudra bien savoir un jour. Une nana, c'est comme ça. Tôt ou tard, faut qu'elle se décide…
Un déclic désamorça la détente. Les chiffres stoppèrent comme sur une slot-machine. Katy reposa le pistolet sur son support, vissa le bouchon :
- Montez dans la cabine. Voulez quelque chose ? Bière ? Sandwich ?
Elle sortit une liasse de billets enroulés par un élastique :
- Alors ?
- C'est gentil.
- Soit on prend les auto-stoppeurs soit pas, non ?
- Une bière, ce serait pas mal.
Elle recracha son cure-dent, se dirigea vers le kiosque en boitillant, une jambe plus courte que l'autre. Nina souleva son sac, s'installa sur le siège. Le skaï collait à ses cuisses. Lorsque Katy revint, les autres l'attendaient déjà dans la camionnette. Nina voyait leurs bras dépasser des portières. L'un d'eux tapotait la cendre d'une cigarette qui caracolait dans la fournaise. Elle entendit Katy engueuler celui qu'elle appelait Junior ; le coin n'attendait qu'une étincelle pour s'embraser, elle tenait pas à ce qu'il fasse tout cramer. Junior grommela quelque chose, la camionnette démarra. Katy escalada le marche-pied et se cala derrière le volant. Nina, le visage tourné vers l'extérieur, cherchait un peu d'air. Katy lui tendit sa bière, mit le contact :
- Faudra t'y faire, jeune fille. C'est notre Moby qui chlingue la vieillesse. Au début, elle sentait bon le cuir mais depuis on a dû colmater les trous avec de la résine et d'autres saloperies. C'est à cause de cette foutue chaleur…
Le moteur fit trembler l'habitacle et bientôt le convoi était de nouveau sur la nationale. Nina buvait sa bière en silence. Katy mit la radio. Les infos relataient un incendie dans la région. Elle cria pour couvrir les rugissements du diesel :
- Qu'est-ce que je disais ?! Putain, j'espère que les ploucs écoutent la même fréquence… Toujours à cloper, n'importe où… Y a deux ans, Junior a foutu le feu à Moby. Quand on a réussi à mater l'incendie, les flammes lui avaient rongé la queue !
Nina avala une gorgée de bière :
- Je croyais que…
- Hein ?! Parle plus fort, ma fille ! l'interrompit Katy.
- C'EST UNE VRAIE BALEINE QUE VOUS TRANSPORTEZ LÀ ?!
- Pas une baleine, un cachalot.
- Un quoi ?
- UN CA-CHA-LOT ! répéta Katy en éclatant de rire. Ouais, ma fille. Un putain de vrai cachalot ! Max a eu l'idée après avoir perdu son boulot à la raffinerie. On a vendu notre bicoque pour le racheter à un cirque russe. Les gus trimballaient l'animal pour attirer la foule près du chapiteau. Sauf que les gens venaient tous voir le cachalot gratos et s'en foutaient des trapézistes. On a aménagé la remorque de façon à pouvoir la transformer en musée ambulant. Dix-huit mètres de cétacé, faut voir ça ! Quand la queue a cramé, Max en a profité pour rallonger cette saloperie de quatre mètres. Quatre mètres, ouais ! On a lu pleins de bouquins sur ces foutues bestioles. De temps à autre, y a un os qui se déglingue alors Max le rafistole comme il peut. Pour le nom, "Moby Dick" et le reste, c'est moi qui ai tout gambergé, même que j'ai jamais pu finir ce satané bouquin. Je sais juste qu'elles les bouffe tous à la fin, non ?
Nina acquiesça. C'était le genre de bouquin qu'on vous faisait étudier pour le bac, jusqu'à la nausée. La platée de marins gloutonnée par Moby Dick en avait soulagé plus d'un. Elle avait trouvé le livre ennuyeux avec pleins de trucs qui ne collaient pas dans le texte. Pourtant, elle savait qu'elle n'oublierait pas Achab et cette histoire de dingue. Peut-être même qu'elle la relirait un jour, quand elle serait vieille, ce genre de cucuterie. De rouler, ça la faisait divaguer.
Derrière l'énorme pare-brise, la route serpentait entre les collines pelées. On aurait dit les dos brûlés de baigneurs sur une plage. Elle eut soudain très envie d'être à la mer, de déconner dans les vagues. Elle coinça la cannette entre ses cuisses, ferma les yeux. S'assoupit gentiment, malgré la puanteur du cachalot et le bruit assourdissant du moteur. Et Katy qui hurlait des trucs qu'elle n'écoutait plus.

La boîte à vitesses racla au moment où Katy rétrograda. Le camion se cabra. Nina ouvrit les yeux. La pente était raide, une grosse veine saillait sur le cou de Katy :
- Saloperie de descente. C'est toujours la descente qu'est le pire !
Nina se redressa sur son siège, un reste de bière tiède se renversa sur ses pieds. La canette roula et alla rejoindre les emballages vides qui jonchaient le tapis en caoutchouc. Le contrepoids du cachalot poussait l'avant du camion. Les mâchoires des freins serraient leur prise autant que les doigts de Katy sur le volant. L'odeur métallique des plaquettes en friction envahit la cabine. Elle se tourna vers Nina, son visage inondé de sueur se décrispa, une fossette creusa son menton :
- Ça va ma fille, pas trop les jetons ? Moi qui espérais faire la causette, tu parles ! T'as piqué un sacré roupillon !
De temps en temps, un pick-up les dépassait, d'autres remontaient en sens inverse. La fourgonnette les précédait d'une cinquantaine de mètres, ses warnings balisant leur parcours.
- On dirait que ça s'anime dans le coin. Si les freins tiennent le coup, ce soir on mangera du calmar. T'aimes ça, toi, le calmar ?
A ce moment, le camion déboucha d'un lacet et l'océan brouilla l'horizon. Nina oublia ce qu'elle voulait dire. On voyait la terre rouge descendre vers la mer, des îlots de végétation épars se ramifier au fur et à mesure que se dessinaient les agglomérations. Tout ça était très proche et très lointain à la fois. Elle aurait pu tendre le bras et le toucher, mais ils n'y seraient que tard dans l'après-midi.
Le poids du camion se stabilisa au bas de la côte. Katy repéra un motel le long de la route. Elle fit deux brefs appels de phares et la fourgonnette braqua aussitôt. Le semi-remorque cahota sur l'aire de repos, s'immobilisa à la suite de la rangée de poids lourds garés sur le parking. Max et ses fils se dépêchèrent de rejoindre la fraîcheur conditionnée du bar. Katy tira sur le frein à main :
- Pause-moteur, déclara-t-elle.
Nina ouvrit la portière, sauta sur la terre battue. Katy descendit à son tour, contourna le camion :
- Tu veux le voir ? elle demanda.
- Qui ça ?
- Ben, le cachalot, ma fille !
Nina suivit Katy et son pied bot. Le soleil leur barrait les yeux, lourd et dense. Les rayons remuaient la terre ocre, épaisse, d'un rouge violent. Katy grimpa les échelons à l'arrière, débâcha juste ce qu'il fallait pour que Nina puisse passer :
- Visite gratuite, jeune fille ! Elle n'a plus que la peau et les os, mais c'est pas tous les jours qu'on peut voir Moby Dick. Allez, monte ! Pendant ce temps, moi je vais me rafraîchir…
Katy traîna la patte sur quelques mètres. S'arrêta, sembla hésiter avant de faire demi-tour.
- Tout à l'heure, pendant que tu dormais, je… C'est con, je sais pas pourquoi je t'en parle, mais… Enfin, je… J'ai pas toujours été comme ça, je veux dire aussi moche, tu comprends ? Avant que tout ça n'arrive, que je rencontre Max, conduise ce putain de camion et le reste…
- Tout va bien, Katy.
Ses yeux étaient rouges. Elle s'essuya le nez du revers de la main, renifla :
- Si tu comptes me rejoindre au bar, je te conseille d'enfiler ou soutif. C'est rempli de bouseux, là-dedans. Un soutif, t'as bien ça dans ton barda, non ?
- J'ai pas soif.
- Comme tu veux. A plus, ma fille.
Nina attendit que Katy disparaisse derrière le camion avant de se faufiler sous la bâche. Elle monta sur la passerelle, écarta l'épaisse couverture suspendue aux armatures ; elle aperçut aussitôt une masse blanche se dessiner dans l'obscurité. Elle crispa les yeux, s'appuya à la main courante pour réprimer un haut le cœur. Le jour pointait à travers les orifices comme une passoire qui égoutterait uniquement des éclats de lumière. Peu à peu, la silhouette de Moby Dick lui apparut dans le détail. Nina s'efforça d'ignorer la puanteur, se concentra d'abord sur l'énorme nageoire de queue, puis remonta en direction de la tête. Elle crut deviner l'orifice par lequel elle expulsait son eau sans en être tout à fait sûre. Sa peau était légèrement fluorescente, scintillait presque artificiellement sous les rais de lumière vaporeuse. Son corps était une succession de bosses, de renfoncements, une structure vide et momifiée. Elle marcha encore, compta ses pas qui ne devaient pas mesurer un mètre puisque c'est seulement à vingt-cinq qu'elle atteignit le fond de la remorque. Elle s'accroupit, fixa l'œil en verre de la baleine et Nina comprit qu'on l'avait peinte. Elle passa sa main sur la peau cartonnée de l'animal. Ces tarés avaient peint Moby Dick. Nina resta encore un moment comme pelotonnée sur elle-même, puis se releva et fit des pas plus grands. Cette fois-ci, elle en compta vingt et un avant de se propulser dans la lumière. Elle inspira une goulée d'air brûlant, le ciel, la terre, les rochers, tout se confondait autour d'elle. Elle sauta à terre, s'appuya à la remorque. Elle inspira encore, jusqu'à ce que son cœur se fasse à nouveau oublier.
Elle releva la tête. Au loin, une voiture approchait. Elle se précipita dans la cabine, récupéra son sac et courut vers la route. Un gravillon se glissa dans sa sandale, s'incrusta dans sa chair. C'était une voiture rouge, elle pouvait presque distinguer le visage du conducteur, à présent. Nina continuait de courir, le bras levé, se mordant la lèvre pour ne pas boiter.

Joseph Incardona

 

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© Joseph Incardona pour le Culturactif, 2004

Page créée le 16.03.04
Dernière mise à jour le 16.03.04

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