Claire Krähenbühl
Née en 1942 à Yverdon-les-Bains, Claire Krähenbühl fréquente l'Ecole des Beaux-Arts de Lausanne puis prépare un diplôme d'infirmière. En 1969, elle part s'installer avec sa famille à New York où elle s'initie à la gravure et découvre avec passion la littérature américaine.
De retour en Suisse en 1975, elle entreprend une psychanalyse qui marquera profondément sa vie puisqu'au terme de cette démarche, en 1982, elle publie un premier recueil de poésie aux Editions Eliane Vernay et ne cessera dès lors d'écrire poèmes et nouvelles. Dans son travail artistique, elle poursuit – à travers collages et monotypes – un travail sur le texte et la texture.
En 2002, elle aborde le thème de la gémellité dans Le Piège du miroir , écrit avec sa sœur Denise Mützenberg. Les deux sont coéditrices des Editions Samizdat (Genève) depuis 2004. Après une trentaine d'années passées sur les rives du Léman, Claire Krähenbühl vit désormais à La Sarraz. En 2010, elle publiera Une Guitare par exemple chez L'Aire.
«La faute d'Anna» fait partie d'un ensemble - encore sans titre - de textes en chantier. Une suite autour de thèmes récurrents: le flou de l'identité et de la mémoire, la fragilité des racines ou leur manque, le temps…
BSR
La faute d’Anna
Le jour où j'appris la mort d'Anna Freud, nous revenions d'un bref séjour à Venise. C'est dans le train que je découvris cette nouvelle en lisant Le Monde et j'ai collé dans l'un de mes innombrables cahiers l'article annonçant la disparition de cette vieille dame que je croyais morte depuis longtemps.
« Anna Freud, la dernière des enfants de Sigmund Freud, est morte le samedi 9 octobre à Londres, à l'âge de quatre-vingt-six ans. Anna Freud a fait observer que la psychanalyse était pour elle une sœur jumelle avec laquelle elle avait toujours été en compétition pour obtenir l'attention de ses parents. En effet, c'est le 3 décembre 1895 qu'elle naît à Vienne au moment où son père publie avec Breuer les Etudes sur l'hystérie. Dans une lettre à Fliess, Freud fait part du fantasme qu'il a eu : qu'un jour, sur la colline qui surplombe Vienne à Bellevue, pourrait être inscrit sur une plaque de marbre accolée à la façade où il a passé l'été : « Ici le secret des rêves a été révélé au docteur Sigmund Freud le 24 juillet 1895. » Ainsi, la révélation du sens des rêves et la naissance d'Anna Freud ont marqué cette même année, et il est certain qu'il y a là plus qu'une coïncidence et que la destinée d'Anna Freud a été marquée de ce sceau. »
Je relis le papier jauni. Ce qui me frappe, bien sûr, c'est cette curieuse mention de sœur jumelle.
Quand il m'a parlé d'analyse, je lui ai ri au nez : c'était bon pour les intellos, les bourgeoises ! Il a protesté. J'ai parlé du coût, du côté snob, du ridicule qu'il y aurait à me coucher sur le divan avec un petit tapis sous les pieds et lui assis derrière moi dans son fauteuil de cuir comme sur les gags des journaux : une caricature de Freud à barbe et à lunettes, un patient couché tout raide et une petite phrase sous l'image pour amuser le lecteur. Je ne voulais pas être dans l'image, pas dans cette position risible, comique. Mais le vrai problème, disais-je, c'était les sous. Je n'en gagnais pas. Et puis, payer pour ça …
- Pensez-vous que ma concierge pourrait s'offrir une analyse ?
- Votre concierge ? ça n'a rien à voir avec elle, vous avez peur, c'est tout.
Peur de m'abandonner ? Je voulais juste raconter. Pour mes histoires, la chaise suffisait.
Dès le début, j'ai de la peine à nommer cette chose, ce lieu, ce qui s'y passera ou non. Je questionne, de biais. Ses réponses ne m'éclairent pas, évasives, sibyllines. Quand je lis traitement , thérapie ou pire : la cure , ce nom qu'on trouve dans la littérature freudienne, ça me dérange. On pense à la maladie. To cure signifie guérir. Mais de quoi ? Faute de mieux je choisis de dire : analyse. Ana-Lyse, c'est clair à l'oreille. Un prénom de fille donne à cette chose obscure un peu de clarté. Anna-Lisa.
Anna. J'aime ce prénom, je l'aimerais même s'il n'était pas celui de ma grand-mère. D'ailleurs, il m'a fallu du temps pour faire le lien.
Plus qu'une coïncidence ?
Anna, mère de mon père, je ne l'ai pas connue. Je n'ai vu d'elle qu'un portrait où elle pose, sérieuse, la tête un peu penchée, tenant sa petite Eva posée sur une fourrure comme si elle la présentait au monde. On pourrait même dire : comme si elle l'imposait. A la terre entière, oui, au village, à son propre père, à ses grands enfants (sans parler de son amant, le géniteur probable). Comme on m'a dit qu'Eva ressemblait à sa mère, j'ai souvent superposé le mince visage au nez pointu de ma tante à celui d'Anna, jusqu'à les confondre ; toutes deux vives et malicieuses, me disait-on. Mais sur la photo, la jeune mère n'a qu'un pâle sourire .
Eva, sœur aînée de mon père, enfants nés hors mariage du même lit clandestin .
Anna. Un vieux de son village, ignorant que j'étais sa petite-fille, avait répondu à mes questions faussement innocentes : Anna Rouiller ? Ah ! je la connaissais, elle aimait l'amour.
Cette réputation plus brûlante que scandaleuse me touche. Que savaient les gens du village de ce que j'ignore encore ? Il devait y avoir des rumeurs, un faux secret, des silences éloquents. Je l'imagine jeune veuve ardente, mère de quatre enfants et fille d'un paysan pingre. On ne se prive pas d'une rente de 300 fr. par an quand l'argent sonnant est rare. Se remarier c'était perdre le pactole. Non ! Ne fais pas cette bêtise ! Elle avait obéi, mais la bêtise évitée n'avait pas empêché la naissance de trois bâtards.
Plus tard, en ville, sans homme à la maison, il a bien fallu qu'elle trime pour faire vivre la famille augmentée : les ménages, les lessives, la dure vie des femmes en journées chez les autres, les bourgeois de la Plaine ou de la rue du Four. Anna que je n'ai pas connue. Et c'est comme une évidence pour nous les racines manquantes, l'absence des pères ! Il y a Paul dont on parle peu mais avec respect, le charron mort trop tôt, cheval emballé, char renversé. De lui, à part un beau portrait au-dessus du canapé: les yeux noirs, la bouche grave sous la moustache, juste une petite photo sépia où il pose crânement devant son cheval.
L'autre père ? Silence. Il n'existe pas. Mais quelle ombre porte sur nous l'absence d'Anna ?
Anna la fière, dont on ne dit pas qu'elle a fauté.
Nous avons grandi sans savoir, indifférentes. Avait-elle une place au cimetière de notre ville ?
Il n'y a pas de tombes chez nous. Il n'y a pas de tombes parce qu'il n'y a pas de pères. Question d'arbre généalogique. Il faut un tronc, des branches, des racines. On met les morts dans la terre là où sont les racines. Il faut une lignée, des défunts, des aïeuls pour faire un cimetière digne de ce nom. Avec des pierres tombales gravées d'un patronyme ou des caveaux de famille. Un jardin qu'on visite et soigne, qu'on fleurit de bégonias, qu'on arrose les dimanches d'été. A la Toussaint, on pose un chrysanthème en pot sur chaque tombe. Hypocrisie ! décrète maman, les morts sont ailleurs. Les nôtres, oui.
Chez nous, on ne va pas au cimetière.
Un jour, deux petites-filles d'Anna, devenues grands-mères à leur tour, ont pris le train pour Paris où leur père est né en mars 1906.
On s'étonne de ce voyage. Qu'allez-vous donc chercher de mairie en mairie ? Voulez-vous découvrir la preuve qu'il est né ?
C'est les détails qui nous intéressent. Savoir où, dans quel quartier, quel hôpital. Lire l'inscription de sa naissance illégitime, escamotée dans le registre d'un arrondissement sans doute pauvre. Mais, ce que nous ne saurons jamais, l'impossible à imaginer, c'est la détresse et le courage d'Anna perdue dans la grande ville, venant accoucher seule.
Paname, disait papa, d'un ton qui en disait long.
Anna Freud ? J'en sais peu de choses : qu'elle est née à Vienne le 3 décembre 1895 et morte à Londres en 1981 alors que j'entrais dans ma quarantième année, qu'elle fut, en dépit du bon sens et de la règle à venir, analysée par son père. Comment crut-il possible d'analyser les rêves et le désir caché de sa propre fille ? Elle n'était peut-être pas dupe de l'incongruité de la chose. N'avoue-t-elle pas à sa grande amie – l'unique – la disciple aimée du Maître, Lou Andreas-Salomé, qu'elle trouve étrange cette heure de chaque soir où, couchée sur le divan recouvert d'un tapis d'orient, dans la pénombre, elle se raconte. Intérieur à la Vuillard : lueur jaune de l'abat-jour, ombre crépusculaire, rideaux épais feutrant l'atmosphère, bien tirés sur la scène interdite. Comment, avec quelle candeur ou quelle honte lui confie-t-elle ses rêveries fiévreuses, ses schöne Geschichte ? Partager avec son père les histoires troubles qu'on se raconte avant de s'endormir ? Innocence ? Perverse offrande ?
Freud appelle sa cadette ma-fille-Anna. C'est lui qui fut l'intermédiaire entre sa fille et Lou. La figure que dessinent ces trois lignes de vie est un curieux triangle où je me perds. A travers la disciple, l'amour incestueux entre Anna et son père devient-il licite ? Et pour l'amie ? quelle porte dérobée ouverte par Anna ? Venir vous voir, dit Lou, c'est comme si je rentrais à la maison chez mon père et ma sœur .
Autre jumelle ? Autre coïncidence ?
Claire Krähenbühl
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