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                  Valérie avait été 
                    retardée par les inondations qui rétrécissaient 
                    la route à flanc de canyon, l'obligeant à rouler 
                    au bord d'une nuit luisante sans fond. Tout était éteint 
                    dans la maison quand elle était arrivée. Sa 
                    mère allait se mettre au lit ; elle avait tout de même 
                    accepté de renfiler des bottes pour sortir lui faire 
                    voir le rocher dégringolé dans la matinée. 
                    Le faisceau de sa lampe torche trouait l'obscurité 
                    où s'égouttaient les arbres, et sous cette pastille 
                    de lumière zigzagante, il lui était apparu plutôt 
                    comme un haut mur reculé dans l'écroulement 
                    des feuillages. Maintenant que le jour était levé, 
                    il semblait à la fois plus énorme et moins inquiétant. 
                    Juste un bloc d'une étonnante rondeur anguleuse décroché 
                    d'un virage par les trombes de pluies qui avaient dilué 
                    la région et charrié jusque dans le séjour 
                    des langues de sable rouge. On comprenait mal qu'il soit resté 
                    suspendu de tout son poids et de tout son élan dans 
                    ce fatras de buissons, à quelques mètres en 
                    surplomb du replat de la piscine. Valérie n'en revenait 
                    pas que ses parents n'aient encore fait venir personne. Elle 
                    avait été réveillée tôt, 
                    rappelée par cette présence que niait pourtant 
                    le silence et l'infini de bleu pâle, délayé 
                    de jaune, sur lequel elle avait ouvert les yeux.  
                    Il était rare qu'elle passe la nuit dans cette maison 
                    où elle n'avait pas de souvenirs, si non de rapides 
                    visites faites avec Justin qui était désormais 
                    trop grand pour se plaire tellement loin de tout. Sa mère 
                    lui avait préparé le canapé-lit de la 
                    grande pièce à l'étage. Le bureau de 
                    son père prenait toute la largeur du mur face à 
                    la verdure crevée par le rocher et la balafre de terre 
                    qu'il avait traînée jusqu'à eux. Des dossiers 
                    y étaient empilés avec soin, des chemises roses 
                    et jaunes sans épaisseur. 
                    Valérie s'était engagée dans la pente, 
                    dans l'intention d'aller voir d'où était parti 
                    l'éboulement ; elle fut vite arrêtée par 
                    un amas impraticables de brisures de lianes et de branches 
                    colmatées de terre. Cela avait été des 
                    records de pluies qui avaient charrié toute la broussaille 
                    et les cailloux de ces sols sauvages. Sa mère lui avait 
                    raconté avoir vu l'eau boueuse dévaler les marches 
                    en cascade et venir éclabousser les baies. C'est au 
                    moment où ils soulevaient les meubles sur des cales 
                    que le bloc de pierre avait surgi face à la villa dans 
                    un craquement de piétinement géant. Il s'était 
                    arrêté presque aussitôt dans un balancement 
                    d'arbres secoués d'eau qui avait amené un ressac 
                    de boue contre l'inutile barrage de serpillières. Sa 
                    mère ne lui avait téléphoné que 
                    bien plus tard, en début de soirée ; sa voix 
                    trahissait une sorte d'envoûtement pour l'ampleur des 
                    dégâts causés en seulement quelques heures. 
                    Elle ne s'attendait pas à ce qu'on vienne lui donner 
                    un coup de main, ni même à ce qu'on s'inquiète. 
                    Valérie se demandait ce qui pourrait la faire appeler 
                    à l'aide. 
                  Le poids griffu des fourrés 
                    qui trempaient son chemisier la découragea de continuer. 
                    Elle se retint à un tronc mince et se retourna vers 
                    la maison dont elle pouvait apercevoir d'ici le toit plat 
                    verdi de mousse et semé d'éclats de branches 
                    catapultés par le vent. Sa mère avait mis le 
                    grand tapis du séjour à sécher sur la 
                    sculpture ronde d'un rhododendron, et un seau renversé 
                    bavait un filet d'eau sombre au milieu de la terrasse collante 
                    de glaise ocre. Curieusement intactes, les baies du séjour 
                    offraient un grand miroir à ce chaos. Valérie 
                    n'avait jamais aimé cette villa construite avec arrogance 
                    dans ce coin de nature impraticable. L'architecte y avait 
                    vécu, on l'avait vue en photo dans des magazines ; 
                    son père avait sans doute cru que cette célébrité 
                    empruntée comblerait l'angoisse des années d'inactivité 
                    qui s'annonçaient, peut-être aussi qu'elle convaincrait 
                    les amis de venir les trouver. Valérie devinait qu'il 
                    ne leur restait pas tellement de fidèles pour se rendre 
                    dans ces canyons régulièrement coupés 
                    du monde en été par des incendies d'où 
                    s'échappaient des feulements de jungle. En fait, elle 
                    se souciait peu d'eux. Ils avaient fait le choix de rester 
                    en Californie, plutôt que de revenir finir leurs jours 
                    en France, et s'en disaient heureux. Valérie ne demandait 
                    pas à en savoir davantage. 
                  Le raclement d'un seau la fit revenir 
                    sur ses pas. Sa mère était levée, en 
                    bottes déjà, les cheveux à peine défroissés 
                    de la nuit. Elle regarda Valérie s'extraire prudemment 
                    du fatras agglutiné en travers des buissons. Dans la 
                    pelouse à côté de la piscine, une barrière 
                    bricolée en scotch brun et piquets de bambou délimitait 
                    une bande interdite dans l'exact prolongement de la masse 
                    de pierre. C'était l'uvre de son père. 
                    Comment cet homme qui avait vu souffrir tant d'enfants sous 
                    le froid dur de son stéthoscope avait pu conserver 
                    assez d'innocence pour penser qu'une bande de scotch suffirait 
                    à décourager l'imprudence ? Cette absurde construction 
                    devait irriter sa mère autant qu'elle. Pourtant elles 
                    ne se permettraient aucune ironie, tout comme elles ne s'embrasseraient 
                    pas, selon une habitude de retenue qui remontait à 
                    l'adolescence de Valérie et qui, en un sens, les rapprochaient. 
                    Un hélicoptère filait vers l'intérieur 
                    des terres dans un ronronnement saccadé d'écho 
                    qui s'essouffle. Il était à peine huit heures 
                    ; Valérie sentait monter la fatigue de sa mauvaise 
                    nuit. Sa mère insista pour qu'elle mange quelque chose. 
                    Elle s'était détournée du spectacle somme 
                    toute réjouissant du rocher pour évaluer les 
                    dégâts auxquels on pouvait s'attaquer. Ses boucles 
                    souples artificielles laissaient deviner en transparence la 
                    découpe légèrement bosselée du 
                    crâne taché de brun. Elle avait été 
                    belle et intense. Elle l'était encore, avec une plus 
                    grande douceur apparue avec la fatigue des chairs. Sur le 
                    dos de ses mains hâlées courait la palpitation 
                    enchevêtrée des veines très sombres qui 
                    bleuissaient également la muqueuse de son épaisse 
                    lèvre inférieure. Valérie lui demanda 
                    par où elle souhaitait commencer ; ce travail de déblayage 
                    l'accablait d'avance, non de fatigue mais d'un sentiment d'incompétence. 
                    Sa mère, elle, en avait de l'impatience, un désir 
                    fasciné qui n'entendrait plus rien, ni la précaution 
                    ni les conseils. 
                    Justin a préféré passer le week-end à 
                    San Diego chez son père, s'excusa à nouveau 
                    Valérie pour la retenir encore un peu de s'épuiser 
                    en vain. Sa mère avait certainement dû espérer 
                    que l'attrait du saccage serait plus fort que l'ennui de côtoyer 
                    la vieillesse ; elle protesta pourtant qu'elle comprenait. 
                    C'est à douze ans que les enfants nous échappent, 
                    ajouta-t-elle mystérieusement en lui attrapant la main 
                    dont elle massa la trace blanche laissée par l'alliance. 
                    Elle dit encore la trouver en forme et amaigrie, mais sans 
                    la moindre intention de reproche, de curiosité ou d'inquiétude. 
                    C'est à ce moment-là que le téléphone 
                    sonna. 
                  Il y eut deux sonneries, puis un petit 
                    voyant rouge s'alluma sur le poste du séjour, comme 
                    une perle poussée aux reflets du jardin dans les vitres. 
                    Son père avait dû décrocher dans le bureau. 
                    Valérie attendit de savoir si c'était Justin, 
                    puis se retourna vers le rocher dont la présence lui 
                    causa une stupeur presque vierge. Sa mère descendait 
                    allumer le jet en retroussant soigneusement les manches de 
                    son chemisier sur son pull. La pression de l'eau fit sursauter 
                    le gros serpent de caoutchouc jaune dont elle dévissa 
                    la tête pour qu'il se laisse dérouler sans secousse. 
                    Valérie admira avec quelle méthode elle attaquait 
                    la terrasse par le centre. Elle-même avait hérité 
                    de la méticulosité maladroite de son père 
                    qui la laissait impuissante devant un tel chantier. Elle se 
                    dirigea vers la piscine où flottait un épais 
                    tapis de poussière brunâtre frôlé 
                    par le vol électrique d'une libellule. Le filet qui 
                    servait à écumer l'eau était pris dans 
                    la boue. Valérie l'en décolla avec deux doigts 
                    et, tenant le manche par l'extrême bout, brassa la saleté 
                    sous laquelle apparut le bassin bleu où s'enroulaient 
                    de belles dégoulinures de terre. Elle retira quelques 
                    poignées de ce marc qui pesait de tout son poids d'eau 
                    au fond du filet. Il aurait probablement fallu commencer par 
                    laver les dalles autour du bassin. Valérie se sentit 
                    soudain gagnée par une inexplicable anxiété 
                    à l'idée du travail que cela représentait 
                    de prétendre remettre les choses en ordre. Elle demanda 
                    à sa mère de loin s'il y avait une paire de 
                    gants pour elle. N'obtenant pas de réponse, elle replaça 
                    le manche du filet dans son empreinte de gadoue et retourna 
                    vers la maison. Le voyant du téléphone rougeoyait 
                    toujours sur l'acajou de la table basse. Abandonné 
                    par sa mère sur la terrasse, le tuyau jaune chassait 
                    de droite et de gauche à reculons, comme un dragon 
                    effrayé par le feu qu'il crache. 
                  Pascale Kramer 
                    
                  
                  
                  
                  
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                  Page créée le 20.12.06 
                    Dernière mise à jour le 20.12.06 
                    
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