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Pascale Kramer

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  Pascale Kramer

 

Pascale Kramer - Fracas

Il y eut deux sonneries, puis un petit voyant rouge s'alluma sur le poste du séjour, comme une perle poussée aux reflets du jardin dans les vitres. Son père avait dû décrocher dans le bureau. Valérie attendit de savoir si c'était Justin, puis se retourna vers le rocher dont la présence lui causa une stupeur presque vierge. Sa mère descendait allumer le jet en retroussant soigneusement les manches de son chemisier sur son pull. La pression de l'eau fit sursauter le gros serpent de caoutchouc jaune dont elle dévissa la tête pour qu'il se laisse dérouler sans secousse. Valérie admira avec quelle méthode elle attaquait la terrasse par le centre. Elle-même avait hérité de la méticulosité maladroite de son père qui la laissait impuissante devant un tel saccage.

Lendemain de déluge dans la villa californienne des parents de Valérie. Les éboulements ont dévasté la région. En équilibre instable, un gros rocher menace de s'écraser dans le jardin. Venue aider pour le week-end, Valérie observe l'étrange comportement de sa mère, effaçant méthodiquement les traces de la catastrophe sous l'œil distrait de son mari, médecin à la retraite, visiblement préoccupé ailleurs. Le danger qui plane ce jour-là sur la famille est bien réel, mais il vient d'autres séismes, plus intimes, déclenchés tôt dans la matinée par le coup de fil annonçant l'accident de Cindy, la jeune fille qui garde les neveux de Valérie… et l'arrivée de son frère.

Pascale Kramer est née à Genève en 1961. Elle a publié sept romans dont Les Vivants, Retour d'Uruguay et L'Adieu au Nord.


 

  Fracas

 

Valérie avait été retardée par les inondations qui rétrécissaient la route à flanc de canyon, l'obligeant à rouler au bord d'une nuit luisante sans fond. Tout était éteint dans la maison quand elle était arrivée. Sa mère allait se mettre au lit ; elle avait tout de même accepté de renfiler des bottes pour sortir lui faire voir le rocher dégringolé dans la matinée. Le faisceau de sa lampe torche trouait l'obscurité où s'égouttaient les arbres, et sous cette pastille de lumière zigzagante, il lui était apparu plutôt comme un haut mur reculé dans l'écroulement des feuillages. Maintenant que le jour était levé, il semblait à la fois plus énorme et moins inquiétant. Juste un bloc d'une étonnante rondeur anguleuse décroché d'un virage par les trombes de pluies qui avaient dilué la région et charrié jusque dans le séjour des langues de sable rouge. On comprenait mal qu'il soit resté suspendu de tout son poids et de tout son élan dans ce fatras de buissons, à quelques mètres en surplomb du replat de la piscine. Valérie n'en revenait pas que ses parents n'aient encore fait venir personne. Elle avait été réveillée tôt, rappelée par cette présence que niait pourtant le silence et l'infini de bleu pâle, délayé de jaune, sur lequel elle avait ouvert les yeux.
Il était rare qu'elle passe la nuit dans cette maison où elle n'avait pas de souvenirs, si non de rapides visites faites avec Justin qui était désormais trop grand pour se plaire tellement loin de tout. Sa mère lui avait préparé le canapé-lit de la grande pièce à l'étage. Le bureau de son père prenait toute la largeur du mur face à la verdure crevée par le rocher et la balafre de terre qu'il avait traînée jusqu'à eux. Des dossiers y étaient empilés avec soin, des chemises roses et jaunes sans épaisseur.
Valérie s'était engagée dans la pente, dans l'intention d'aller voir d'où était parti l'éboulement ; elle fut vite arrêtée par un amas impraticables de brisures de lianes et de branches colmatées de terre. Cela avait été des records de pluies qui avaient charrié toute la broussaille et les cailloux de ces sols sauvages. Sa mère lui avait raconté avoir vu l'eau boueuse dévaler les marches en cascade et venir éclabousser les baies. C'est au moment où ils soulevaient les meubles sur des cales que le bloc de pierre avait surgi face à la villa dans un craquement de piétinement géant. Il s'était arrêté presque aussitôt dans un balancement d'arbres secoués d'eau qui avait amené un ressac de boue contre l'inutile barrage de serpillières. Sa mère ne lui avait téléphoné que bien plus tard, en début de soirée ; sa voix trahissait une sorte d'envoûtement pour l'ampleur des dégâts causés en seulement quelques heures. Elle ne s'attendait pas à ce qu'on vienne lui donner un coup de main, ni même à ce qu'on s'inquiète. Valérie se demandait ce qui pourrait la faire appeler à l'aide.

Le poids griffu des fourrés qui trempaient son chemisier la découragea de continuer. Elle se retint à un tronc mince et se retourna vers la maison dont elle pouvait apercevoir d'ici le toit plat verdi de mousse et semé d'éclats de branches catapultés par le vent. Sa mère avait mis le grand tapis du séjour à sécher sur la sculpture ronde d'un rhododendron, et un seau renversé bavait un filet d'eau sombre au milieu de la terrasse collante de glaise ocre. Curieusement intactes, les baies du séjour offraient un grand miroir à ce chaos. Valérie n'avait jamais aimé cette villa construite avec arrogance dans ce coin de nature impraticable. L'architecte y avait vécu, on l'avait vue en photo dans des magazines ; son père avait sans doute cru que cette célébrité empruntée comblerait l'angoisse des années d'inactivité qui s'annonçaient, peut-être aussi qu'elle convaincrait les amis de venir les trouver. Valérie devinait qu'il ne leur restait pas tellement de fidèles pour se rendre dans ces canyons régulièrement coupés du monde en été par des incendies d'où s'échappaient des feulements de jungle. En fait, elle se souciait peu d'eux. Ils avaient fait le choix de rester en Californie, plutôt que de revenir finir leurs jours en France, et s'en disaient heureux. Valérie ne demandait pas à en savoir davantage.

Le raclement d'un seau la fit revenir sur ses pas. Sa mère était levée, en bottes déjà, les cheveux à peine défroissés de la nuit. Elle regarda Valérie s'extraire prudemment du fatras agglutiné en travers des buissons. Dans la pelouse à côté de la piscine, une barrière bricolée en scotch brun et piquets de bambou délimitait une bande interdite dans l'exact prolongement de la masse de pierre. C'était l'œuvre de son père. Comment cet homme qui avait vu souffrir tant d'enfants sous le froid dur de son stéthoscope avait pu conserver assez d'innocence pour penser qu'une bande de scotch suffirait à décourager l'imprudence ? Cette absurde construction devait irriter sa mère autant qu'elle. Pourtant elles ne se permettraient aucune ironie, tout comme elles ne s'embrasseraient pas, selon une habitude de retenue qui remontait à l'adolescence de Valérie et qui, en un sens, les rapprochaient.
Un hélicoptère filait vers l'intérieur des terres dans un ronronnement saccadé d'écho qui s'essouffle. Il était à peine huit heures ; Valérie sentait monter la fatigue de sa mauvaise nuit. Sa mère insista pour qu'elle mange quelque chose. Elle s'était détournée du spectacle somme toute réjouissant du rocher pour évaluer les dégâts auxquels on pouvait s'attaquer. Ses boucles souples artificielles laissaient deviner en transparence la découpe légèrement bosselée du crâne taché de brun. Elle avait été belle et intense. Elle l'était encore, avec une plus grande douceur apparue avec la fatigue des chairs. Sur le dos de ses mains hâlées courait la palpitation enchevêtrée des veines très sombres qui bleuissaient également la muqueuse de son épaisse lèvre inférieure. Valérie lui demanda par où elle souhaitait commencer ; ce travail de déblayage l'accablait d'avance, non de fatigue mais d'un sentiment d'incompétence. Sa mère, elle, en avait de l'impatience, un désir fasciné qui n'entendrait plus rien, ni la précaution ni les conseils.
Justin a préféré passer le week-end à San Diego chez son père, s'excusa à nouveau Valérie pour la retenir encore un peu de s'épuiser en vain. Sa mère avait certainement dû espérer que l'attrait du saccage serait plus fort que l'ennui de côtoyer la vieillesse ; elle protesta pourtant qu'elle comprenait. C'est à douze ans que les enfants nous échappent, ajouta-t-elle mystérieusement en lui attrapant la main dont elle massa la trace blanche laissée par l'alliance. Elle dit encore la trouver en forme et amaigrie, mais sans la moindre intention de reproche, de curiosité ou d'inquiétude. C'est à ce moment-là que le téléphone sonna.

Il y eut deux sonneries, puis un petit voyant rouge s'alluma sur le poste du séjour, comme une perle poussée aux reflets du jardin dans les vitres. Son père avait dû décrocher dans le bureau. Valérie attendit de savoir si c'était Justin, puis se retourna vers le rocher dont la présence lui causa une stupeur presque vierge. Sa mère descendait allumer le jet en retroussant soigneusement les manches de son chemisier sur son pull. La pression de l'eau fit sursauter le gros serpent de caoutchouc jaune dont elle dévissa la tête pour qu'il se laisse dérouler sans secousse. Valérie admira avec quelle méthode elle attaquait la terrasse par le centre. Elle-même avait hérité de la méticulosité maladroite de son père qui la laissait impuissante devant un tel chantier. Elle se dirigea vers la piscine où flottait un épais tapis de poussière brunâtre frôlé par le vol électrique d'une libellule. Le filet qui servait à écumer l'eau était pris dans la boue. Valérie l'en décolla avec deux doigts et, tenant le manche par l'extrême bout, brassa la saleté sous laquelle apparut le bassin bleu où s'enroulaient de belles dégoulinures de terre. Elle retira quelques poignées de ce marc qui pesait de tout son poids d'eau au fond du filet. Il aurait probablement fallu commencer par laver les dalles autour du bassin. Valérie se sentit soudain gagnée par une inexplicable anxiété à l'idée du travail que cela représentait de prétendre remettre les choses en ordre. Elle demanda à sa mère de loin s'il y avait une paire de gants pour elle. N'obtenant pas de réponse, elle replaça le manche du filet dans son empreinte de gadoue et retourna vers la maison. Le voyant du téléphone rougeoyait toujours sur l'acajou de la table basse. Abandonné par sa mère sur la terrasse, le tuyau jaune chassait de droite et de gauche à reculons, comme un dragon effrayé par le feu qu'il crache.

Pascale Kramer

 

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© Mercure de France

Page créée le 20.12.06
Dernière mise à jour le 20.12.06

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