Monique Laederach

A l'occasion de la parution d'une traduction italienne du recueil de poèmes Si vivre est tel (Lausanne, L'Age d'Homme, 1998) de Monique Laederach, par les soins de notre rédacteur Pierre Lepori (Voci sparse d'ombra, Milano, Marcos y Marcos, 2004) nous vous présentons un inédit de l'auteure neuchâteloise, disparue au mois de mars 2004.
Monique Laederach fut une très active collaboratrice du Culturactif. C'est donc aussi en hommage que nous présentons cette pièce inédite. Nos remerciements vont également à la Bibliothèque Publique et Universitaire de Neuchâtel - à laquelle les archives de Monique Laederach ont été léguées - ainsi qu'aux héritiers, pour nous avoir autorisés à présenter ce texte.

Le Culturactif

 

La Reine - pièce brève

Personnages : La Reine
Le Nain

Pour Diana et ses semblables.

Elle est sans âge. Confite en éternité. Et elle se maquille en fonction de cette absence d'âge: un masque. Ses vêtements ont eux aussi la patine sans âge, comme le décor. A côté d'elle, une bouteille d'alcool et un verre. De temps en temps, elle boit.

Reine: Ce n'était pas là, le commencement. Je le leur ai dit mille fois: le commencement n'était pas dans cet instant où la polnme a trébuché d'entre mes dents et je me suis réveillée, comme ils prétendent, pour tomber sous le charme d'un prince amoureux de mon cataclysme. Ou est-ce cacophonie? Catatonie... Catalepsie? - Enfin: amoureux de mon cercueil, il faut bien dire, parce que tout n'a jamais été qu'une question de verre, opaque ou transparent, et j'ai été la plus belle du pays pour un miroir sans tain.
Et les miroirs sont des gouffres. (Elle se farde, se verse un verre)
Les miroirs sont des gouffres. On ne leur donnera jamais assez de fards et de spectacles. Tout à coup, ils vous coupent en deux, et là, le regard est atroce.
Le regard? Qu'est-ce que je dis? Cent mille regards. Des millions de regards. A l'affût de la moindre erreur, et même quand il n'y a pas d'erreur, ils en inventent, cette ombre sur l'aile du nez: est-ce que c'est un bouton? Cette étincelle dans l'oeil: est-ce qu'elle n'a pas pleuré?
(Elle se farde, concentrée)
Ils inventent.
Ils boivent avec votre bouche, ils touchent avec votre main. Ils croient souffrir parce que le Prince regarde ailleurs et que vous repoussez le gâteau des cérémonies. Sur leur balance, c'est vous qui maigrissez, qui grossissez. Ils hurlent à votre place quand vous avez vos parturitions.
"Parturitions"? Je sors ça d'où? C'est pas mal. Parturitions. "Le Prince vous prie de le rejoindre à la salle à manger, Altesse." - "Je ne peux pas, j'ai mes parturitions."
Il faut que je note ça.
(Elle tire le cordon de la sonnette. Arrive le Nain)
Reine: Ah! toujours toi! J'aurais dû te tordre le cou comme aux autres.
Nain: Tu ne peux pas. Je suis toute ta mémoire.
Reine: Une mémoire potagère, oui. Qu'est-ce que vous m'avez appris d'autre que faire le ménage?
Nain: Ça aurait pu t'être utile.
Reine: Où ça?
Nain: Si tu te promenais parfois dans ton royaume, tu saurais qu'il y a des quartiers de bordure, là, qui sont plutôt crads.
Reine: Crads?
Nain: Tristes.
Reine: Comme ici, donc. Il n'y a pas besoin de savoir faire la cuisine pour ça.- Et qui est-ce que j'aurais épousé?
Nain: Tu te regarderais dans le miroir avec la même amertume, mais avec un peu moins d'éternité.
Reine: L'éternité elle-même finit par prendre la poussière. On devrait le leur dire: ce n'est que l'ennui du ressassement. Et moi, je n'ai rien à me mettre sous la dent - même pas un commencement. Et encore moins l'événement. Ça glisse dans la mémoire comme un serpent lacté. - Va chercher ce qu'il faut. Je veux dicter.
(Le Nain ressort, revient avec du papier.)
Reine: Relis-moi ce que nous avons déjà écrit.
Nain: La même chose en plusieurs versions "Ce n'était pas cela le commencement, le commencement n'était pas dans la pomme qui trébuche quand je me suis réveillée pour un prince amoureux de mon cercueil. Je dormais..."
Reine: Stop! (amère) C'était bien avant, le commencement.
Nain: Dans tes coquetteries, c'est ça?
Reine: Oh non! Avec vous, je vivais dans des miniatures, et j'avais juste envie de grandir .
Nain: Tu rêvais.
Reine: Vous me l'aviez interdit, voilà pourquoi. - Est-ce que c'était seulement du rêve? - Ce n'étaient pas des coquetteries, mais je-ne-sais quel fluide inguinal qui montait à la tête. Pourquoi est-ce que mon père ne m'a pas protégée? Hein? Où était-il, quand Celle-là mangeait mon coeur pour être la plus belle? - Je ne dis pas que c'était un viol, mais c'était un viol. Double. Ni père ni mère - et ce petit corps qui saignait au milieu des arbres, qui saignait dans une maison de poupées avec des êtres qui avaient mal grandi, et qui n'avaient pas, eux, de fluide inguinal. Pas le moindre petit filet de fluide inguinal.
Nain: Inguinal? Où est-ce que c'est placé, ça?
Reine: Chez vous autres, je ne sais pas.
Nain: Dans "vous autres", tu inclus le Roi?
Reine: Le Roi?
Nain: Ton Prince.
(Elle réfléchit)
Reine: J'inclus. - Il m'a susurrée comme une crème à la banane, toute une nuit. Susurré des mots d'amour, Ma pure ma vierge mon adorée. Il était à genoux quelque part, mais pas où j'aurais aimé. Je lui disais: Viens! Il disait: Où?
Tu ris, mais tu ne sais pas non plus. Interdit ou non, c'est vous qui êtes catatonisés dans le rêve, les histoires de bébés qui naissent par la tête grâce à la baguette magique du Saint-Esprit. (Un temps)
- Où est-il?
Nain: Qui? Le Roi? A la chasse, bien sûr. "Un bon roi doit être à la chasse", dit-il. Et il s'en va.
Reine: Ha! Je sais, moi, ce qu'il fait avec ses chasseresses: il les méprise après, c'est
toute la différence. - Mais va: tu ne sais même pas de quoi je parle. "Après, après" : après quoi, hein?
Nain: (mortifié) A mon âge, on ne peut pas tout savoir.
Reine: Ton âge? Mathusalem était plus jeune que toi. Mais tu t'es disprotégé sauvagement contre les excroissances, et les autres aussi. Le Prince aussi.
Nain: (cherche dans le dictionnaire tandis qu'elle continue à parler. Elle boit, continue.)
Reine: Des sabotés de sept lieues, vous étiez, mais toujours à sens unique. Elle est belle, votre descendance !
Nain: (cherchant toujours) Elle est dans tous les jardins, actuellement, notre descendance. - "Excroissance", j'ai trouvé: "boursouflure sur les végétaux".
Reine: Les végétaux? Tu es sûr? Ce n'est pas ce dont je me souviens. Tu triches, non? Et "boursouflure", c'est quoi, exactement?
Nain: (cherche) : "bourse... boursou, boursouflure: Enflure, emphase"
Reine: Ah, les mots! C'est magnifique. Il n'y a qu'à prendre, décidément! - Peut-être que tu t'es sauvagement déboursouflé dans les emphases?
Nain: Tu veux que je cherche?
Reine: Non. - J'aime autant que ça reste flou. - Vas-y, je dicte. - "Ils boivent à votre bouche, ils touchent -
Nain: Attends. Tu vas trop vite.
Reine: Note dans ton sabir, tu transcriras ensuite.
Nain: Ce n'est pas du sabir, c'est de la sténographie.
Reine: ... Ils touchent avec votre manl. Ils croient souffrir parce que le Prince se détourne, et pour finir, la pomme qui trébuche aura été le seul événement de votre vie."
Nain: (tirant la langue) ... le seul événement de votre vie ...
Reine: Croit-on. (Un temps, puis, brusquement) Il n'y a pas eu de partition. De parturition. - Qu'est-ce que ça veut dire, d'ailleurs?
Nain: (reprend le dictionnaire avec un soupir) Partition, je sais. On était sept, et, dans les Montagnes, on avait chacun son étage. Avec des ressemblances, bien sûr. Les strates ondulaient, et c'étaient parfois les mêmes à l'étage au-dessus ou au-dessous. On divisait, et on chantait en même temps.
- "Parti, partu -" Tu as de la chance d'avoir un nain qui sache lire. "Parturition: accouchement naturel. Double barre: Mise bas, en parlant des animaux."
Reine: C'est donc ça! Il me semblait bien que ça me rappelait quelque chose. - Où sont-ils?
Nain: Tes enfants? Il y a longtemps qu'ils habitent dans leurs propres histoires. La petite dort toujours.
Reine: (rêveusement) Ils ont trébuché hors de moi comme la pomme. Mais ce n'étaient même pas des événements. Ils ont déboulé dans cette éternité en porte-à- faux, rien que parce qu'ils étaient programmés dans l'ex- laquelle? L'excrétion ou l'excroissance? De toute façon: de pures images. Symboliques, si tu vois ce que je veux dire.
(Rêvant) Comment tu as dit, pour les animaux?
Nain: De quoi?
Reine: Parturition?
Nain: Mise bas.
Reine: Mise bas. Je mets bas, tu mets bas, il met bas. (Rit) Oui: il a bel et bien mis bas. Sans même s'en rendre compte.
Nain: De quoi parle ma Reine?
Reine: (dignement sévère) De l'avant et de l'après. Avant, je prétends que c'est le Prince qui a mis bas. Très bas, même. J'ai dû m'en occuper sérieusement. Après, j'ai accouché. A chacun son enflure. (Un temps)
J'ai espéré qu'un jour, avec ça, (elle lève son verre) je passerais de l'autre côté de leurs yeux. Ni "mon adorée ma vierge", ni le symbole éternel, mais la petite, avec papa-maman comme tant d'autres, et quelqu'un te caresse le front quand tu es triste, et quelqu'un te pose un baiser dans ton lit, et même la porte fermée les rideaux tirés, tu sens que quelqu'un veille, que quelqu'un pense: "rna petite fille que j'aime". Et le matin, tu te réveilles, et dans la première lumière, il y a un visage qui est là pour toi, rien que pour toi, le seul miroir au monde qui puisse te consoler d'être. (Sanglot. Elle jette son verre.) Rien.
Va-t-en! Fiche-moi le camp! Qu'est-ce que vous avez fait d'autre, vous sept, que me garder dans la solitude sans sel ni sucre, alors que tout croissait en moi, une anarchie croissante de solitude, de seins et de saignements? Qu'est-ce que vous avez fait, si ce n'est m'enfermer, un cercueil après l'autre, ce n'est pas une petite fille, c'est un chiffre, un visage, La beauté. - Une. - Rien qu'une. - Qu'est-ce que vous croyiez faire en m'obligeant à nettoyer vos chiennes écuelles et vos noctitions pollurnes?

(Crie) Ce n'est pas là que j'étais, moi.
(S'effondre.)
Nain: C'était écrit comme ça. Qu'est-ce qu'on pouvait faire?
Reine: Va-t-en, va-t-en, va-t-en.

(Le Nain ramasse ses dictionnaires et ses papiers, et fait semblant de sortir, mais il revient sur la pointe des pieds, se cache.)

(Après un temps assez long, la Reine se redresse un peu, marmonne comme en transe:)
Reine: Le commencement. Le commencement. - Je vais encore retourner voir dans ce cul-de-sac?
Nanographe! Je sais que tu es là. Lis-moi le commencement, puisque tu es là.
(Le Nain se montre)
Nain: Tu vas encore tomber, ma Reine.
Reine: Je vais tomber, je sais. La tête la première à travers la spirale des siècles, les yeux fermés. Tu as raison. Je connais le chemin même sans toi. Mais donne-moi la branche sèche pour accrocher la chute.
(Le Nain prend le livre des contes et l'ouvre.)
Nain: Il était une fois une Reine qui désirait de tout coeur avoir un enfant. Un jour d'hiver, alors qu'elle était en train de broder, assise à une fenêtre dont le cadre était d'ébène, elle se piqua le doigt, et trois gouttes de sang tombèrent dans la neige. "Ah, dit-elle, si j'avais une enfant blanche comme la neige, rouge comme le sang et noire comme l'ébène! "
Un an plus tard, elle donna le jour à une petite fille dont le teint était blanc comme la neige, les lèvres rouges comme le sang et la chevelure noire comme l'ébène. C'est pourquoi on l'appela Blanche-Neige. Mais la Reine mourut en mettant l'enfant au monde, et le Roi prit une autre femme.
(Un temps)
Reine: Rapporte-moi mon verre.
(Le Nain le lui rapporte; elle se verse à boire, boit.)
Reine: (comme si elle récitait) Rien d'autre que des cercueils. Derrière sept portes, un enfant pleure, le Roi demande de quel sexe est l'enfant, on lui dit C'est une fille, il dit Laissez. Il caresse sa barbe noire, elle est comme des poils de pubis. Veuve. Il met un doigt dans sa bouche. Il porte sa propre solitude, et il trouve qu'elle est hyperboréale. Au lieu d'une pleureuse enchiffonnée, ce qu'il veut, c'est une autre barbe où planter son doigt. - Ecris ça!
Nain: Tu déformes, ma Reine.
Reine: Je re-forme, enfin! Le Roi, celui-là, et tous les autres, ils n'ont que le doigt. L'avoir et le doigt. Tu dois, je te possède. Ils branlent avec un doigt les pleureuses enchiffonnées, peu importe l'âge et l'aberration. Ils n'ont que ça, le doigt à planter, et planter bas, malgré toute douleur de femme enchiffonnée, et, dès lors, c'est pour elle la course au miroir , l'autre cercueil.
Moi, j'étais noyée. Celle-là faisait gicler toute beauté d'artifice dans tous les miroirs. Elle remontait ses seins avec des arbalètes; elle gonflait ses lèvres à coup d'orties. Folle de peur que le Roi découvre l'enchiffonnée, la jeune, l'intacte et n'y mette le doigt, "Ma vierge, mon adorée".
Nain: Là, tu dérapes!
Reine: C'était pire encore, Naninfantile! Le viol. Je te l'ai dit. Celle-là mangeait mon coeur pour rester la plus belle, et mon père attendait dans ses brocarts, il attendait que Celle-là vienne: belle. Alors qu'il avait tout volé depuis longtemps. ( Un temp.) Belle. (Crie) Pourquoi belle? Tu peux me le dire?
Il n'était même pas beau.
Je le voyais parfois tout seul sur son trône, quand je guignais par le trou de serrure. Il jouait avec son goupillon. Et il fallait de bons yeux pour repérer ça dans toute cette graisse. Brocarts écartés dépenaillés, je peux te dire. -Non: pas beau.
Et ma mère? Ma mère, tu vois bien: qu'est-ce qu'elle est arrivée à désirer pour moi sinon ça? Ni l'entendement ni la parole. Ni, surtout, la tendresse. Elle s'est shootée elle-même hors du parvis, dans sa robe bleue et blanche, aimée d'un doigt parce qu'elle était belle et tais-toi. Elle m'a parturisée, puis bonjour l'héritage: ton père n'existe pas. Il existera peut-être quand tu auras quinze ans, par chasseur interposé, après quoi, tu n'auras plus de coeur. Désaccordée. Mais belle et tais-toi, le teint de neige et le reste que tu connais, et mes doigts à moi, je ne les inventais pas sur vos salopettes, je les abîmais sur des planchers. Tu te rends compte? Sur des planchers. Des petits cercueils de petite maison. D'accord: au moins, ce n'étaient pas des miroirs. Et d'accord: vous n'avez jamais dit - dit - que j'étais belle.
Mais alors quoi?
(Elle marche, boit; résume dans l'implacable logique de l'ivresse)
Je résume: ma mère: viol. Mon père: viol. Vous sept: viol par omission. Cercueil numéro un: je crie derrière sept portes parce que je suis une fille. Cercueil numéro deux: votre boîte à jouets. Cercueil numéro trois: la pomme avant le trébuchage. Cercueil numéro quatre: un palais de Roi. Cercueil numéro cinq: les miroirs - ou quel numéro ont-ils, ceux-là? Peu importe. - Et maintenant, ce verre qui n'est même pas en cristal, il se serait cassé tout à l'heure, et ce que j'ai bu depuis ce matin ne suffit même pas à faire un vrai cercueil.
(Elle trébuche, tombe à genoux)
Tu as écrit tout ça? Tu l'as écrit?
Nain: Tu veux que je l'écrive encore une fois?
Reine: Tu ne l'as jamais écrit, Nanomenteur! Tout ce que tu as écrit, c'est le masque, la faisanderie populaire. (Un temps)
Voilà. Je suis cassée. Tu sais ce que ça me rappelle? (Elle fait le geste de récurer à genoux)
Et tu sais à quoi je pense parfois? Si j'avais su, alors, que j'étais la plus belle. Je me serais remise debout sans coeur ni lieu, une seule beauté de glace, aimez-moi, ne touchez pas. Et ils auraient léché. Je peux te le dire. Même vous sept auriez léché. Moi, debout, imperdable impavide, à rire à l'intérieur qu'enfin c'était moi, votre désir. Moi. Dans le cercueil que j'aurais choisi.
J'ai toujours rêvé d'avoir le droit d'être passive. D'être debout, ou couchée, poupée passive, personne ne sait où elle est derrière son teint de neige, elle est peut-être neige en effet, et vous tous, vous voulez mon coeur à tour de lèche, comme si j'étais la mère et son petit. La mère morte à ressusciter. Et moi, riant à l'intérieur, vous tous ma jouissance.
(Le Nain est plutôt embarrassé, là. La Reine se couche sur le dos)
Reine: On dirait que je rattrape le temps. Si je tire encore un peu sur les plumages? Passive, oui, c'est un bon chemin pour chuter par les siècles.
La Reine-Mère, tu disais? M'ont-ils jamais appelée "maman", mes bouts de pomme héréditaires? Qu'est-ce que j'ai fait? Nanotruc: qu'est-ce que j'ai fait? Je tombe en pourriture, et je n'ai pas eu le temps d'être jeune. D'être une enfant. D'être une mère. Je n'ai eu que l'image, jamais que cela.
(Se redresse) Est-ce que ma mère avait un corps?
Nano, Nano: Lis encore. Lis le commencement. Juste la première phrase.
Nain: (cherche le texte, lit) Il était une fois une Reine qui désirait de tout coeur avoir un enfant.
Reine: Et moi, je les aurais eus dedans, ces bouts de pomme? (Désespérée) Ils n'étaient que poison, Nano. Poison de la même jaquetterie que de Celle-là qui me serrait les seins pour que je disparaisse. Le Prince, et Celle-là, et le Roi, et tous les violeurs dans la même jaquette, tu ne peux pas savoir , et moi-même, je ne savais pas. D'être la plus belle, il faut mourir, ou bien placardée dans l'éternité, miroirs compris. Même le Roi quand il baisait: genoux serrés pour ne pas gicler ma virginité. Ce qu'il appelait ma virginité. Un comble!
Nain: Elle t'avait désirée. De tout coeur. Et maintenant, tu t'égares.
Reine: Je ne les ai pas désirés, moi, mes enfants, si c'est ce que tu veux savoir. Où aurais-je appris le désir? Où, hein?
Nain: Je ne sais pas, ma Reine. Je ne sais pas. Ce jour du commencement, et avant le commencement, je n'étais pas là.
Reine: Avant le commencement? Avant? Dis-le encore, Nano. Dis-le.
Nain: Je ne sais plus comment dire. "Elle désirait de tout coeur."
Reine: Elle désirait. Elle désirait. Elle désirait. - Si je suce le verbe assez longtemps, tu crois que je comprendrai? Non: c'est lui qui devrait m'avaler. Il faut qu'il ouvre son sésame, elle désirait, elle. J'étais dedans. Disons que j'étais dedans. Tu vois? (Silence)
Elle désirait. Oui. Je me souviens. Elle désirait. - Maintenant, je me souviens. Elle avait son coeur, qui battait dedans, je me souviens, et elle désirait, sa main sur son désir. son ventre où j'étais, et moi, je grandissais le long de ses doigts, tout doucement, je poussais un bras, une main, mes doigts l'un après l'autre, je me frottais contre elle, doucement. Et parfois même, je frappais. Alors elle résonnait longuement. Elle résonnait comme - comme désir, tu as raison. Désir. Et elle résonnait comme rire. Elle riait. Moi, rebelle, je me souviens. Belle, je ne savais pas. Juste rebelle. Je ne voulais pas. Je ne voulais pas. Qu'est-ce que c'est que je ne voulais pas? Ça résiste, Nano. Du bout du nez, je frotte la main, je vois, translucide, et elle dit Silence et tais-toi. Elle dit cela.
Est-ce que je savais que mon couloir de vie serait son couloir de mort?
Je le savais.
Je savais sa beauté sa mort. Je savais ma beauté ma mort. On était mêmes. Héréditaires.
Le viol. Le viol. Le viol.
(Se redresse)
Oui.
Mais, oui: le désir, là. Le désir là.
C'est là qu'il était.
Je peux dormir, maintenant? Je peux dormir contre la main ce miroir seul, tellement seul qui fait silence et tais-toi je t'aime, si je me souviens bien. Je peux dormir, Nano. Et me réveiller encore une fois, dernier cercueil, et cette fois, j'aurais un corps?
Ferme le livre. Ce n'est plus besoin. Je suis rendue, tu vois. Retournée là. Et je prends. Je prends. Désir .

Noir