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Michel Layaz

  Michel Layaz
 

Michel Layaz
est né en 1963 à Fribourg. En 1992, il effectue un voyage de six mois autour du bassin méditerranéen d'où il rentre avec un premier roman Quartier Terre, publié en 1993 aux Editions de l'Age d'Homme. En 1994, il séjourne trois mois à Malaucène, près de Carpentras. L'année suivante, il publie Le Café du professeur. De l'automne 1996 à 1'été 1997, il est membre de l'Institut Suisse de Rome où il écrit Ci-gisent qui est publié en 1998. Ce roman obtient le prix Edouard Rod. Au début de l’année 2001, il publie aux éditions Zoé Les Légataires. Avec treize autres écrivains, il a été invité à représenter la Suisse dans le cadre des Belles étrangères, manifestation organisée en novembre 2001 par le Ministère français de la culture.

A propos du texte proposé

Des mots contre de l’amour. C’est le contrat que passent le narrateur et une femme qu’il aime. Les deux personnages se retrouvent dans l’appartement des parents du narrateur, là où ce dernier a vécu son enfance. Les objets qu’il aperçoit déclenchent les récits.

Ce texte est un extrait des Larmes de ma mère, livre qui paraîtra fin janvier 2003 aux éditions Zoé.

 

  Inédit
 

Le ruban

Plus mes cheveux étaient longs, plus ma mère les caressait et plus je souhaitais les couper. Le souvenir des escarpins verts me hantait. Pour ne pas provoquer une de ces scènes où ma mère, percutante de colère, finissait par dire – les syllabes dans sa bouche comme des bris de sons qui piquent, percent – qu’avec les cheveux courts je ressemblais à un petit mâle belliqueux, à un fils de fermier sans âge et sans grâce, je devais à chaque fois mentir, expliquer ma gêne aux séances de gymnastique, rappeler que la mode n’était plus aux cheveux longs, promettre d’insister auprès du coiffeur pour qu’il n’ôte que deux ou trois centimètres, en tous les cas, beaucoup moins que la dernière fois. A force d’arguments doux, de promesses, de regards qui masquaient mon désir, ma mère me donnait l’argent et son assentiment. Je courais dans la rue comme si je partais pour le lointain, pour un voyage qui m’apprendrait tout, avalant ma salive le plus vite possible, suivant mon reflet dans les vitrines, je courais jusqu’à ce qu’une douleur me coupe la poitrine et j’arrivais haletant chez Guido, un Sicilien à la voix majestueuse qui, été comme hiver, revêtu des mêmes chemises surpiquées, des mêmes pantalons anthracites et des mêmes chaussures luisantes, me racontait des histoires d’ânes roublards, ou d’oliviers magiques, ou de nains casse-cou transformés en géants amorphes, ou encore de fresques érotiques cachées dans les caves de sanctuaires répertoriés nulle part. Guido me certifiait qu’il connaissait les lieux exacts où se trouvent des empreintes d’ange, les larmes des saints, du fil d’or, des fioles de sang aux particularités merveilleuses (une goutte de celui-ci provoque la vieillesse, une goutte de celui-là l’écarte…), il me parlait d’une caverne où l’on peut écouter la voix de nos ancêtres, d’une autre où l’on entend les disputes des hommes célèbres qui se chamaillent bruyamment sur le bien-fondé de leurs actions et sur l’actualité de leurs théories, il me racontait aussi – et c’est cela que je préférais – les aventures réelles de tous les membres de sa famille, ceux qui avaient réussi leur vie, ceux qui l’avaient ratée, ceux qui croyaient l’avoir réussie, ceux qui croyaient l’avoir ratée, et toutes ces histoires où se mêlaient des complots, des tromperies, des fortunes gagnées, volées, brûlées, des nuits d’amour et des crachats de haine, des prières qui sauvent, des silences qui foudroient, des risques, des sacrifices, des orgueils, des abandons, il pouvait les recommencer aussi souvent qu’il le souhaitait, jamais elles ne se ressemblaient, car à chaque carrefour, les paroles de Guido prenaient une autre direction, fonçaient sur une ligne droite, obliquaient abruptement, volaient en éclat, renaissaient ailleurs, sur un chemin de pierres bordé d’arbres odoriférants ou au milieu d’une autoroute américaine. A peine installé sur le siège en cuir où il suffisait de fermer les yeux pour que naissent les fictions, je disais la même phrase à Guido, celle qu’il aimait tant et qui avait suffi à nouer notre amitié : Le plus court possible avec l’illusion de la longueur !… Guido donnait le premier coup de ciseau, commençait à parler et s’appliquait à satisfaire ma requête impossible tandis que je me laissais séduire par sa voix qui interprétait le monde dans une cascade de paroles, une faconde joyeuse pleine de vigueur et de prodigalités qui, loin des chiffres, des silences profonds et des mesures trop raisonnables, rendait la vie aimable et loufoque !…

Une après-midi où mon envie de coiffeur me démangeait, ma mère – elle avait honoré mon dernier retour de chez Guido d’un : Je t’aimerais peut-être quand tes cheveux auront repoussé –, ma mère refusait de se laisser convaincre, elle me considérait à peine, demeurant insensible, ou alors elle déchiquetait d’un mot ou d’un geste mes envies. Durant plus d’une heure, par des détours, des spirales, des chemins de traverse, des écarts, des escarboucles langagières, je répétais la nécessité d’aller chez le coiffeur. Je ne possédais pas la force de considérer l’attitude de ma mère comme négligeable, sans incidence sur ma personne, je ne pouvais admettre – ni même formuler – cette vérité qu’il n’y a jamais rien à attendre des autres, que l’espérance est un vice, une mesquinerie dont il faut se débarrasser avant qu’elle ne vous chloroforme, ne vous accable, ne vous ôte la joie des jouissances, aussi éphémères soient-elles. A la fin, je restais là, planté comme un idiot devant un aquarium vide, roi de rien, tragiquement mortel sous les coups de cravache, refusant d’exprimer quoi que ce soit, incapable même de pleurer, ou de crier, ou d’attraper ma mère par la gorge, de lui écraser la glotte comme la carapace d’un crustacé, de me réjouir de ce craquement qui mettrait un terme au dédain.

Nulle échappatoire à ma détresse !…

Mon sort en pâture !…

Sans me témoigner plus d’intérêt qu’à une distraction grâce à laquelle on va peut-être s’amuser un certain temps, ma mère a posé son livre, elle s’est tournée vers moi, et après une ou deux minutes sans paroles, d’une voix souriante, câline, dispose, pleine de quiétude engageante, elle a dit : Très bien, allons chez le coiffeur !…

Silencieux sur la banquette arrière de la voiture, en passant devant chez Guido, j’ai compris que ma mère avait le choix des armes, qu’en rien je ne pourrais être le maître de ce qui adviendrait. Situé dans un quartier où rien n’aurait pu m’attirer, le salon cherchait à impressionner : du marbre rose entourait les miroirs… noir comme de la réglisse, le sol avait la consistance du caoutchouc, des appliques en forme de tête de babouin diffusaient une lumière bleutée, sur le mur du fond une mosaïque représentait Vénus étendue dans une conque en train de se faire coiffer par une jeune fille qui ressemblait à la version harmonieuse de la dame qui nous avait reçus dès notre arrivée en inscrivant quelque chose dans un registre qu’elle maniait comme si elle avait eu entre les mains le plus rare des incunables. Assis sur un fauteuil trop large, écœuré déjà par l’odeur des laques et des parfums, je voyais dans mon miroir s’activer, avec des masques d’acteurs moulés dans les pires facéties, une dizaine de personnes tandis qu’un homme tout en pointes (nez pointu, menton pointu, épaules pointues, doigts pointus) ne cessait de me soulever les cheveux comme si de les aérer ainsi allait permettre d’en faire jaillir un génie qui lui donnerait l’inspiration dont il semblait manquer. Après quelques minutes, l’homme tout en pointes est parti en se trémoussant vers ma mère sans que je cherche à comprendre les mots précis qui définissaient la forme que prendrait leur conjuration, et quand il est revenu vers moi, il m’a adressé un clin d’œil. Mieux valait se résigner ! Se taire !… Mieux valait ne pas bouger !… Et durant le temps qu’a duré la coupe, je suis resté les yeux fermés, impassible, enfermé dans une bulle cristallisée, dissimulant ma contrariété, un glacis sur la peau. J’étais devenu insensible à la brosse qui s’acharnait ailleurs, sur un autre crâne, sur une autre chevelure, et je percevais de plus en plus mal les quelques bruits de ciseau qui arrivaient de loin, d’une autre pièce, d’un autre immeuble, et très vite encore, d’un autre monde. Dans ce salon de coiffure de grand luxe, je voulais apprendre à me maîtriser, c’est-à-dire devenir assez sage pour considérer sans effet, sans incidence aucune, le grotesque qui souvent nous affuble. En ouvrant les yeux, j’allais être mis à l’épreuve : mes boucles, l’homme tout en pointes les avait pour ainsi dire frisées, et au lieu de raccourcir mes cheveux, il leur avait donné un mouvement ondulatoire qui les faisait paraître plus longs encore. Je restais de marbre, et de marbre encore quand il a, parachevant son œuvre, fixé dans mes cheveux, d’un geste primesautier et avec un second clin d’œil, un ruban, un colifichet aussi absurde que ridicule.

Durant le trajet de retour, j’ai réussi à cacher ma rage et à sourire à ma mère qui ne cessait de me féliciter, de louer mes grâces, la finesse de mon visage, mon cou élancé, mes mains délicates, mes longs cils, toute cette beauté que je tenais assurément d’elle et qui fascinait tant les hommes. Aucunes de ses paroles n’auraient pu me soulager, au contraire, elles éveillaient les peines, laissaient éclore des élans d’aversion. Je ne pensais qu’aux escarpins verts, au malheur qui avait voulu que deux garçons viennent au monde avant moi, je pensais aux manières de donner la mort, aux os qui se scient, aux chairs qui se déchirent, je pensais aux nouveau-nés qui n’ont jamais demandé à être. De retour à la maison, je me suis éclipsé et j’ai couru chez Guido, mais cette fois-ci le cœur blessé, au bord des larmes. En me voyant, Guido a eu un rire bienfaisant, il a compris ma mésaventure et s’est exclamé en me collant la tête contre le haut de sa panse : Le plus court possible et sans illusion de longueur !…

Le soir, à table, mon père et mes frères ont complimenté ma tonsure tandis que ma mère, à son tour, appliquait les règles de l’impassibilité. Quant au ruban, je l’ai, en guise de trophée, épinglé au mur.

Michel Layaz

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Page créée le 25.09.02
Dernière mise à jour le 25.09.02

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