Le ruban
Plus mes cheveux étaient longs,
plus ma mère les caressait et plus je souhaitais les
couper. Le souvenir des escarpins verts me hantait. Pour ne
pas provoquer une de ces scènes où ma mère,
percutante de colère, finissait par dire les
syllabes dans sa bouche comme des bris de sons qui piquent,
percent quavec les cheveux courts je ressemblais
à un petit mâle belliqueux, à un fils
de fermier sans âge et sans grâce, je devais à
chaque fois mentir, expliquer ma gêne aux séances
de gymnastique, rappeler que la mode nétait plus
aux cheveux longs, promettre dinsister auprès
du coiffeur pour quil nôte que deux ou trois
centimètres, en tous les cas, beaucoup moins que la
dernière fois. A force darguments doux, de promesses,
de regards qui masquaient mon désir, ma mère
me donnait largent et son assentiment. Je courais dans
la rue comme si je partais pour le lointain, pour un voyage
qui mapprendrait tout, avalant ma salive le plus vite
possible, suivant mon reflet dans les vitrines, je courais
jusquà ce quune douleur me coupe la poitrine
et jarrivais haletant chez Guido, un Sicilien à
la voix majestueuse qui, été comme hiver, revêtu
des mêmes chemises surpiquées, des mêmes
pantalons anthracites et des mêmes chaussures luisantes,
me racontait des histoires dânes roublards, ou
doliviers magiques, ou de nains casse-cou transformés
en géants amorphes, ou encore de fresques érotiques
cachées dans les caves de sanctuaires répertoriés
nulle part. Guido me certifiait quil connaissait les
lieux exacts où se trouvent des empreintes dange,
les larmes des saints, du fil dor, des fioles de sang
aux particularités merveilleuses (une goutte de celui-ci
provoque la vieillesse, une goutte de celui-là lécarte
),
il me parlait dune caverne où lon peut
écouter la voix de nos ancêtres, dune autre
où lon entend les disputes des hommes célèbres
qui se chamaillent bruyamment sur le bien-fondé de
leurs actions et sur lactualité de leurs théories,
il me racontait aussi et cest cela que je préférais
les aventures réelles de tous les membres de
sa famille, ceux qui avaient réussi leur vie, ceux
qui lavaient ratée, ceux qui croyaient lavoir
réussie, ceux qui croyaient lavoir ratée,
et toutes ces histoires où se mêlaient des complots,
des tromperies, des fortunes gagnées, volées,
brûlées, des nuits damour et des crachats
de haine, des prières qui sauvent, des silences qui
foudroient, des risques, des sacrifices, des orgueils, des
abandons, il pouvait les recommencer aussi souvent quil
le souhaitait, jamais elles ne se ressemblaient, car à
chaque carrefour, les paroles de Guido prenaient une autre
direction, fonçaient sur une ligne droite, obliquaient
abruptement, volaient en éclat, renaissaient ailleurs,
sur un chemin de pierres bordé darbres odoriférants
ou au milieu dune autoroute américaine. A peine
installé sur le siège en cuir où il suffisait
de fermer les yeux pour que naissent les fictions, je disais
la même phrase à Guido, celle quil aimait
tant et qui avait suffi à nouer notre amitié
: Le plus court possible avec lillusion de la longueur
!
Guido donnait le premier coup de ciseau, commençait
à parler et sappliquait à satisfaire ma
requête impossible tandis que je me laissais séduire
par sa voix qui interprétait le monde dans une cascade
de paroles, une faconde joyeuse pleine de vigueur et de prodigalités
qui, loin des chiffres, des silences profonds et des mesures
trop raisonnables, rendait la vie aimable et loufoque !
Une après-midi où mon
envie de coiffeur me démangeait, ma mère
elle avait honoré mon dernier retour de chez Guido
dun : Je taimerais peut-être quand tes cheveux
auront repoussé , ma mère refusait de
se laisser convaincre, elle me considérait à
peine, demeurant insensible, ou alors elle déchiquetait
dun mot ou dun geste mes envies. Durant plus dune
heure, par des détours, des spirales, des chemins de
traverse, des écarts, des escarboucles langagières,
je répétais la nécessité daller
chez le coiffeur. Je ne possédais pas la force de considérer
lattitude de ma mère comme négligeable,
sans incidence sur ma personne, je ne pouvais admettre
ni même formuler cette vérité quil
ny a jamais rien à attendre des autres, que lespérance
est un vice, une mesquinerie dont il faut se débarrasser
avant quelle ne vous chloroforme, ne vous accable, ne
vous ôte la joie des jouissances, aussi éphémères
soient-elles. A la fin, je restais là, planté
comme un idiot devant un aquarium vide, roi de rien, tragiquement
mortel sous les coups de cravache, refusant dexprimer
quoi que ce soit, incapable même de pleurer, ou de crier,
ou dattraper ma mère par la gorge, de lui écraser
la glotte comme la carapace dun crustacé, de
me réjouir de ce craquement qui mettrait un terme au
dédain.
Nulle échappatoire à ma
détresse !
Mon sort en pâture !
Sans me témoigner plus dintérêt
quà une distraction grâce à laquelle
on va peut-être samuser un certain temps, ma mère
a posé son livre, elle sest tournée vers
moi, et après une ou deux minutes sans paroles, dune
voix souriante, câline, dispose, pleine de quiétude
engageante, elle a dit : Très bien, allons chez le
coiffeur !
Silencieux sur la banquette arrière
de la voiture, en passant devant chez Guido, jai compris
que ma mère avait le choix des armes, quen rien
je ne pourrais être le maître de ce qui adviendrait.
Situé dans un quartier où rien naurait
pu mattirer, le salon cherchait à impressionner
: du marbre rose entourait les miroirs
noir comme de
la réglisse, le sol avait la consistance du caoutchouc,
des appliques en forme de tête de babouin diffusaient
une lumière bleutée, sur le mur du fond une
mosaïque représentait Vénus étendue
dans une conque en train de se faire coiffer par une jeune
fille qui ressemblait à la version harmonieuse de la
dame qui nous avait reçus dès notre arrivée
en inscrivant quelque chose dans un registre quelle
maniait comme si elle avait eu entre les mains le plus rare
des incunables. Assis sur un fauteuil trop large, écuré
déjà par lodeur des laques et des parfums,
je voyais dans mon miroir sactiver, avec des masques
dacteurs moulés dans les pires facéties,
une dizaine de personnes tandis quun homme tout en pointes
(nez pointu, menton pointu, épaules pointues, doigts
pointus) ne cessait de me soulever les cheveux comme si de
les aérer ainsi allait permettre den faire jaillir
un génie qui lui donnerait linspiration dont
il semblait manquer. Après quelques minutes, lhomme
tout en pointes est parti en se trémoussant vers ma
mère sans que je cherche à comprendre les mots
précis qui définissaient la forme que prendrait
leur conjuration, et quand il est revenu vers moi, il ma
adressé un clin dil. Mieux valait se résigner
! Se taire !
Mieux valait ne pas bouger !
Et durant
le temps qua duré la coupe, je suis resté
les yeux fermés, impassible, enfermé dans une
bulle cristallisée, dissimulant ma contrariété,
un glacis sur la peau. Jétais devenu insensible
à la brosse qui sacharnait ailleurs, sur un autre
crâne, sur une autre chevelure, et je percevais de plus
en plus mal les quelques bruits de ciseau qui arrivaient de
loin, dune autre pièce, dun autre immeuble,
et très vite encore, dun autre monde. Dans ce
salon de coiffure de grand luxe, je voulais apprendre à
me maîtriser, cest-à-dire devenir assez
sage pour considérer sans effet, sans incidence aucune,
le grotesque qui souvent nous affuble. En ouvrant les yeux,
jallais être mis à lépreuve
: mes boucles, lhomme tout en pointes les avait pour
ainsi dire frisées, et au lieu de raccourcir mes cheveux,
il leur avait donné un mouvement ondulatoire qui les
faisait paraître plus longs encore. Je restais de marbre,
et de marbre encore quand il a, parachevant son uvre,
fixé dans mes cheveux, dun geste primesautier
et avec un second clin dil, un ruban, un colifichet
aussi absurde que ridicule.
Durant le trajet de retour, jai
réussi à cacher ma rage et à sourire
à ma mère qui ne cessait de me féliciter,
de louer mes grâces, la finesse de mon visage, mon cou
élancé, mes mains délicates, mes longs
cils, toute cette beauté que je tenais assurément
delle et qui fascinait tant les hommes. Aucunes de ses
paroles nauraient pu me soulager, au contraire, elles
éveillaient les peines, laissaient éclore des
élans daversion. Je ne pensais quaux escarpins
verts, au malheur qui avait voulu que deux garçons
viennent au monde avant moi, je pensais aux manières
de donner la mort, aux os qui se scient, aux chairs qui se
déchirent, je pensais aux nouveau-nés qui nont
jamais demandé à être. De retour à
la maison, je me suis éclipsé et jai couru
chez Guido, mais cette fois-ci le cur blessé,
au bord des larmes. En me voyant, Guido a eu un rire bienfaisant,
il a compris ma mésaventure et sest exclamé
en me collant la tête contre le haut de sa panse : Le
plus court possible et sans illusion de longueur !
Le soir, à table, mon père
et mes frères ont complimenté ma tonsure tandis
que ma mère, à son tour, appliquait les règles
de limpassibilité. Quant au ruban, je lai,
en guise de trophée, épinglé au mur.
Michel Layaz
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Page créée le 25.09.02
Dernière mise à jour le
25.09.02
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