Silvia Ricci Lempen
Silvia Ricci Lempen est née à Rome en 1951 et vit dans le canton de Vaud. Elle a notamment publié, aux éditions de L'Aire, un récit autobiographique (Un Homme tragique, 1991, Prix Michel-Dentan 1992) et deux romans (Le Sentier des Elephants, 1996, Prix Schiller 1996 ; et Avant, 2000, Prix Paul-Budry 2001). Ce texte est extrait d'un roman encore non publié.
En arrivant à Heraklion, après un trajet occupé à regarder par la fenêtre et à lire le guide (car la jeune touriste au journal n'avait même pas levé la tête quand le car s'était arrêté sur la place du village), André commença par descendre au port. La mer y était plus verte et écumeuse que sur la plage du complexe hôtelier. Absorbant le reflet de la forteresse vénitienne, elle jetait ses vagues contre la base des murailles. D'après le guide, celles-ci, depuis qu'elles existaient, c'est-à-dire depuis le milieu du XVIe siècle, devaient subir, pour cette raison, de continuelles réparations. Il faisait beau, une lumière amère taillait la forteresse, glaçait l'étendue vide de la mer.
En remontant vers le musée archéologique, il s'arrêta pour s'acheter des cigarettes. Dans l'échoppe, on vendait aussi des livres de poche en plusieurs langues, parmi lesquels, naturellement, des traductions françaises, anglaises, allemandes et italiennes des uvres de Kazantzakis ; plus surprenantes, en langue originale, "Les cités invisibles" d'Italo Calvino et les "Mémoires d'outre-tombe" de Chateaubriand.
Dans le hall du musée un panneau annonçait le départ imminent d'une visite en français. Il s'approcha du petit groupe déjà formé autour de la guide. Elle parlait un français si agréablement correct qu'il décida de suivre la visite, qui aurait une durée approximative de deux heures, était en train de dire cette femme scrupuleuse, dont les propos ne pouvaient être mis en doute. Elle portait des bas de soutien et des chaussures à semelles crêpe. Sa retraite d'enseignante était trop modeste pour vivre, ou bien elle avait un fils adulte handicapé qu'il fallait entretenir dans un foyer coûteux. Pour la première fois depuis son arrivée en Crète, André ressentit le désir, cuisant et irréalisable, de vérifier séance tenante l'existence physique de Christophe. Il s'appliqua à percevoir avec intensité ce qui constituait son environnement du moment - le volume du hall du musée et son odeur crayeuse, la réverbération des voix indistinctes des touristes par les hautes parois couleur de sable - pour écarter l'idée que Christophe pouvait être mort.
Parmi les nombreuses qualités des propos de la guide, qui traitaient majoritairement de l'austère sujet des différentes périodes de la poterie crétoise, André remarqua en particulier l'absence des mots beau, extraordinaire et magnifique ; ces mots semblaient manquer à plusieurs membres du groupe, qui se les repassaient devant certaines vitrines (celles qui étaient signalées dans le prospectus du musée).
Melina (elle avait dit qu'elle s'appelait Melina, uniquement dans le but, avait supposé André, que d'éventuelles réclamations la concernant puissent être adressées à la direction) évitait également d'accréditer l'idée que les tournois rituels de saute-taureau, représentés par telle fresque célèbre (à ne pas manquer numéro 5, d'après le prospectus), avaient une parenté avec les jeux d'aventure qui passent le samedi soir à la télévision ; et plus généralement que le mode de vie minoen des périodes pré, proto, néo et postpalatiales ne différait foncièrement pas de celui des héros des films de comédie du lundi soir. Son unique tentative de capter l'attention en usant d'une astuce publicitaire fut déployée à propos du disque de Phaestos, un objet circulaire d'assez petites dimensions, dressé dans une vitrine sur un présentoir (à ne pas manquer numéro 3, ci-contre la face A), recouvert sur ses deux côtés de signes en spirale qu'on n'avait pas encore réussi à déchiffrer : le premier texte connu tapé à la machine, avança-t-elle en souriant à une adolescente belge qui ingurgitait à même le tube des pastilles chocolatées ; en effet, expliqua-t- elle, annulant aussitôt le déjà faible effet humoristique produit, les signes du disque avaient été imprimés au poinçon, et non gravés au moyen d'un stylet ; au demeurant, personne autour de la vitrine, à l'exception, probablement, de Melina, n'avait plus vu une machine à écrire depuis longtemps.
A la fin de la visite, qui en effet avait duré deux heures, André alla s'installer sur la terrasse de la modeste cafétéria du musée, cerclée d'eucalyptus et de tamariniers. Maintenant il pouvait rallumer son téléphone portable et essayer d'appeler Christophe pour calmer son angoisse, qui cependant, sans raison objective, avait presque complètement disparu. Il hésitait entre l'espoir de soulager une tension qui avait perdu son caractère d'urgence et la crainte de la raviver au cas où l'appel échouerait. Dans les situations de cette sorte, le cerveau temporise, se distrayant de la question insoluble avec toutes sortes de pensées et de sensations n'ayant qu'un rapport indirect avec sa solution. Les pensées de tout à l'heure : loin de s'être trompé, ou d'avoir changé, il est peut-être resté tout le temps le même ; loin d'être allé à l'ouest ou à l'est, il n'a peut-être que tourné en rond ; cette hypothèse ne l'aide pas du tout à imaginer la suite de sa vie. Le goût du vin et celui du sandwich qu'on lui a servis dans cette cafétéria : tous les deux sont médiocres, mais dispensent, malgré tout, le bien-être élémentaire escompté. Dans le livre illustré sur le disque de Phaestos qu'il vient d'acheter à la boutique du musée, une phrase étrange du préfacier qui, contre les usages du genre, critique le choix du sujet par l'auteur : "Dois-je avouer que j'ai été inquiet lorsque je l'ai vu, ces dernières années, se tourner vers le disque de Phaestos ? Quelle qu'en ait été la destination première, cet objet, après trente-cinq siècles de sommeil dans la terre crétoise, s'est révélé être un engin dangereux. Au reste, j'éprouve personnellement peu d'attirance pour de telles énigmes qui, certes, excitent l'esprit, mais ou bien le laissent ensuite sur sa faim, ou bien l'égarent."
Il alluma une cigarette, commanda un café, se demanda à nouveau s'il allait appeler Christophe, tourna sa chaise contre le soleil et commença à lire l'introduction du livre : " Il n'y a pas d'objet inscrit crétois du second millénaire qui ait été autant étudié et commenté que le disque de Phaestos. Pourtant, le texte du disque est encore sujet à discussions".
Silvia Ricci Lempen |