Jérôme Meizoz

Né en 1967 à Vernayaz (Valais), Jérôme Meizoz suit des études de lettres à Lausanne, puis de sociologie à Paris. Il réside aujourd'hui à Lausanne, où il est enseignant à la Faculté des lettres.
Il a signé plusieurs recueils de proses brèves et poétiques qui s'attachent à relater l'envers des existences, à saisir ces moments fragiles où l'être bascule, ces failles si humaines. Son premier récit, Morts ou vif , a été désigné «Livre de la Fondation Schiller Suisse 2000».
L'écrivain Adrien Pasquali nous a quitté il y a dix ans, le 23 mars 1999. Jérôme Meizoz a souhaité rappeler sa mémoire dans une série de lettres adressées au disparu, dont nous publions ici quelques extraits.
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Lettres au suicidé

«Quand un homme meurt,
il devient le condensateur de nos pensées volantes.»
Philippe Cholet

                                                                                        1er septembre 2008

Cher Adrien,

L'autre jour, en rangeant ma cave, désespéré de tous ces papiers accumulés, au moment d'en brûler une grande partie, je suis tombé sur plusieurs de tes lettres. Quelques belles enveloppes, à l'écriture parfaite et d'apparence sereine, postées de Paris, 13ème. Et dans la liasse, une aquarelle au format carte postale que tu m'avais offerte – un coucher de soleil, un voilier sur la mer, tout de rouges et de bleus lourds. Si les couleurs, chargées, têtues, rappellent Matisse, les traits évoquent plutôt un dessin d'enfant, fait à la fin de vacances trop belles pour accepter la reprise de l'école. En le regardant à nouveau, j'ai voulu croire que dans le dessin, ce jeu antérieur à l'écriture, tu parvenais à faire entendre une plénitude. Ici, ce frêle bonheur renvoyait à l'Italie, le pays de ta famille, dont tes textes disent l'absence.

Assis sur une caisse, à la lumière d'un néon de caserne, alors que dehors il faisait un soleil insolent, j'ai relu toutes tes lettres. Non je ne pouvais pas les brûler. Il serait exagéré de dire que nous étions d'intimes amis. De par nos âges, nos lieux de formation, nos amis, nos lectures, nous étions très éloignés, et une commune expérience valaisanne comptait finalement peu dans nos échanges. Elle avait juste servi d'accroche: «Ah! Saint-Maurice, les heures en salle d'étude, les rochers noirs et humides au-dessus de nos têtes, la clochette annonçant la prière, toi aussi…» J'étais un novice en écriture, comme un cadet à conseiller, que tu suivais avec bienveillance et surprise.

Ces quelques brèves lettres témoignent d'un compagnonnage et de services sympathiques, toi prodiguant au débutant que j'étais quelques conseils, des adresses de revues, et au détour d'une phrase confiant quelques mots désabusés sur les difficultés du métier de chercheur et de la vie d'écrivain. C'est toi qui m'a encouragé à publier, en 1994, un article consacré à Ramuz dans Critique . Pour moi la revue était un mythe lointain, et je m'étonnais de ses portes soudain ouvertes. Ce que j'essayais de dire sur cet écrivain, sa douloureuse identité artistique, sa généalogie imaginaire, son rapport violent à la langue française, avait retenu ton attention. Tes lettres étaient courtes mais engageantes, les miennes curieuses et trop brèves.

L'amitié n'as pas eu le temps de se frayer un chemin que tu étais déjà parti. Trop tard. Maintenant, que je puisse au moins t'adresser encore quelques lettres comme j'aurais aimé le faire. (…)

                                                                                              4 octobre 2008

Cher Adrien,

En relisant Une Vie de livre (1993), évocation de la solitude d'un ouvrage sur une étagère, j'ai eu un choc, comme si soudain j'avais compris une part de l'oppression que tu ressentais. Quelque part tu racontes l'histoire d'un enfant (c'est toi) qui ne voulait pas manger, mais soudain accepte d'ouvrir la bouche parce qu'il aperçoit des lettres de l'alphabet dans le bouillon. Autrefois les enfants, apprenant à lire, tombaient dans «la soupe à l'alphabet», comme on disait. Et qui de nous n'a pas joué avec ces lettres flottant dans le bouillon gras, en s'émerveillant de toutes leurs combinaisons? Tu es donc tombé comme moi dans les mots, mais tu l'as fait à partir d'une histoire bien plus singulière. Tes parents étaient venus d'Italie pour travailler à nos pyramides modernes, sur le chantier des barrages alpins. Vous avez vécu à Bagnes où tu es né (te voilà «bagnard» dans Le Pain de silence ), puis à Fully, tu entendais sans doute l'italien et le français à la maison. A l'école tu écrivais une nouvelle langue. L'entrée dans l'écriture, que l'on présente sans discussion comme une libération ou un gage de liberté, cache aussi une souffrance que l'école se garde bien de commenter. Pour l'enfant issu de milieu peu accoutumé aux techniques de l'écrit, cette acquisition et ses usages ont un coût élevé. Elle peut le projeter dans un monde nouveau, certes, mais tous vivent-ils avec aisance ce déplacement d'expérience et de valeurs? L'instruction pour tous, si noble qu'elle soit en tant qu'idéal, n'a-t-elle pas aussi des effets incontrôlés, suscitant parfois des valeurs incompatibles avec les circonstances, des ruptures de vie, des formes d'étrangeté à soi? Peut-être est-ce ce que Rousseau évoquait quand il écrivit à Voltaire le 7 septembre 1755: «Quant à moi, si j'avais suivi ma première vocation et que je n'eusse ni lu ni écrit, j'en aurais sans doute été plus heureux.» Combien de fois ai-je entendu, dans mon propre village, des fils de paysans ou de petits employés dire: «Lire ces livres, c'est trop pénible, ça ne veut rien dire pour moi.» Ce que j'aurais pu prendre, du haut de mon excellence scolaire, pour une forme d'inculture, était la protestation de leurs corps devant un dressage à l'imprimé. Leur prime éducation, leurs habitudes physiques, leur manière de parler et de jouer, tout cela était contredit par la discipline de l'écriture, par les longues heures de station assise dans la classe, et ils protestaient à leur façon contre cet ordre pour eux étrange. Comment savoir si pour toi cela fut souffrance ou plaisir, contrainte ou gourmandise? Dans tes livres, c'est le goût du langage qui frappe. Très vite un nouveau continent, un espace de promesses s'est ouvert pour toi. A tel point, il me semble, que tu as adopté le point de vue du livre. Comme si tu étais livre devenu, sans regret apparent. Tu as plongé dans la soupe des lettres avec avidité, comme si elle allait te libérer du silence pesant autour de la table familiale, et d'une parole manquante, chaotique, faussée. L'écriture et donc l'école puis l'université, devenaient des lieux de libération ou de revanche contre ce manque premier. Une nouvelle vie était promise ou permise. Avec le risque à courir de cet apprentissage et des conséquences de ce monde de réparation. Emma Bovary recrache, une fois son suicide accompli, un liquide noir comme de l'encre… Don Quichotte devient fou d'avoir lu trop de livres… Quand j'avais quinze ans, ma grand-mère voyant que j'étais gourmand de papier me racontait l'histoire d'un jeune homme devenu fou après avoir lu toute la bibliothèque de son père. Son apologue cherchait à mettre fin à ce «vice impuni», la lecture. Je ne peux repousser la pensée que l'écrit, qui t'avait sauvé un jour, a pu t'empoisonner ensuite. Tes émotions sont-elles demeurées prisonnières des prestiges du haut langage?

                                                                                           18 octobre 2008

Cher Adrien,

Depuis longtemps, et même sans t'avoir encore rencontré, tu étais un personnage de mon univers. En 1984, ton premier livre, Eloge du migrant , avait impressionné les critiques et les lecteurs. Après des décennies de littérature de terroir, exaltant l'autochtone le plus sommaire, les familles valaisannes achetaient cet étrange journal d'un saisonnier qui leur renvoyait en miroir l'indifférence voire le racisme dont elles avaient fait preuve lors de l'arrivée des travailleurs immigrés. Un écrivain était né dans la vallée, «Italien de langue française» comme tu aimais à dire, grandi tout près de chez nous, à Fully, ayant lu et rêvé sur les mêmes bancs d'école.

L'été dernier, j'ai traversé la région de Ligurie d'où viennent tes parents. Le pays d'un de tes livres presque heureux, La Matta (1994), écrit à Monte Moncello si j'en crois le témoignage de Jean Roudaut. Et tous ces villages bordant La Spezia, des Cinque Terre à Porto Venere et Lerici. Assurément très différents des Alpes, même sur leur versant sud. Quelques nids d'aigle sur la mer, les Alpes ligures couvertes de pins et d'oliviers, bombardées de nuages humides souvent comme les collines qui entourent Rio de Janeiro. Une réduction des tropiques. En pensant aux saisonniers qui pendant trente ans sont venus tous les printemps dans nos villages, pour travailler à la chaîne à la caisserie voisine, sous l'énorme cheminée de briques rouges, je me demande toujours: comment nous percevaient-ils? Ils arrivaient dans des Fiat 500 bourrées de bagages, presque toujours sans leur famille, après une route très longue (enfant, je déchiffrais sans succès leurs plaques, CT (Catane), BA (Bari), LI (Livorno)…). Ils avaient quitté la végétation touffue, l'air salin, la familiarité de la rue où tout le monde se réunit en fin de journée; et ils se retrouvaient parqués dans des baraquements collectifs, à la lisière du village, à distance des villas. Le petit Joseph, comme on l'appelait (mais c'était Giuseppe), traînait seul le dimanche, quelques heures de répit avant de reprendre le travail à la chaîne. Après quelques années, on s'est mis à le saluer, il faisait partie du paysage. Mais lui aurait-on adressé la parole? Mieux que les Gitans, les saisonniers avaient un logement, y étendaient leurs draps de couleurs, mangeaient parfois devant les portes. Mais d'abord ils étaient séparés de nous, et puis peu à peu intégrés par les cafés (rarement par des mariages), le football. Je me souviens d'âpres discussions lors d'une Fête-Dieu où pour la première fois une équipe de saisonniers devait affronter notre club. Les propos ambivalents, une curiosité, la vague inquiétude des gens.

Comment jugeaient-ils notre vallée étroite, ventée, ombreuse, toujours fraîche comme un tunnel ou une chapelle? Notre isolement dans les maisons? Notre cuisine de montagnards? Le travail qu'on leur demandait? Jamais nous n'aurions pensé qu'eux pouvaient aussi nous juger, nous jauger. Seul notre regard sur leur vie nous semblait autorisé, légitime.

Jérôme Meizoz