Bessa Myftiu

Née à Tirana, Bessa Myftiu vit aujourd'hui à Genève. Romancière, poétesse et essayiste, elle est aussi présente en ce mois d'octobre 2006 parmi les invités du mois du Culturactif. Nous la remercions de nous avoir confié ce récit.

 

Chronique du dimanche

Elle nous rendait visite chaque dimanche, toujours vers quatre heures de l'après-midi. Joyeuse, débordante d'énergie, elle s'asseyait sur le divan rouge de la cuisine et ouvrait son grand sac de paroles par une formule invariable : " Prévenez-moi à six heures, il ne faut pas que je sois en retard pour le souper. " Cette tâche me revenait, papa étant distrait de nature et maman occupée à ses activités ménagères pendant qu'elle écoutait notre hôte ; mon frère et ma sœur, plus jeunes que moi, n'arrivaient pas encore à déchiffrer l'heure et grand-mère souffrait de problèmes de vue. Du haut de mes dix ans, je me donnais beaucoup de peine afin de ne pas oublier de regarder de temps à autre la grande horloge pendue dans le salon, tant la discussion piquante de notre convive me subjuguait. Son prénom me reste inconnu ; chez nous on l'appelait toujours " la veuve Kaplan ".

- Pourquoi ne restes-tu pas dîner ? lui demandait ma mère tous les dimanches.
- Oh, non ! Mon chéri m'attend avec impatience, répondait-elle.

En vain ma mère faisait l'éloge des épinards, riches en fer, de sa soupe aux vertus thérapeutiques, du coq qu'on venait de tuer le jour même, apte à rajeunir le sang, la veuve Kaplan restait ferme : elle préférait manger du yoghourt et du riz à l'asile des vieux en compagnie de son amoureux, plutôt que de se régaler chez nous. J'attendais que maman lui propose d'amener ce chéri à souper un dimanche en notre compagnie, mais cela ne se faisait pas ; nous étions déjà mal vus de toute la famille pour accueillir cette lointaine cousine de mon père, veuve depuis peu, et heureuse. Elle riait à voix haute, se tortillait sur le divan, reprenait ensuite son souffle pour répéter dans un murmure les mots magiques que son chéri lui avait dits à l'oreille : " Cela vaut la peine de vivre, de devenir vieux et d'échouer dans un asile seulement pour te rencontrer ! ". Ma grand-mère, à peine plus âgée que la veuve Kaplan, se griffait les joues de honte d'avoir entendu, ma mère remuait en silence la soupe dans la marmite, mon père lançait un soupir ambigu, mon frère et ma sœur se disputaient l'ours en peluche et moi… je comptais les années qu'il me faudrait attendre pour être heureuse : je devais grandir, me marier, patienter jusqu'à conquérir le statut de veuve pour enfin mettre le pied à l'asile et rencontrer l'homme le plus aimable de la planète.

- Il a une âme poétique, capable de voir au-delà de la forme, expliquait la veuve Kaplan.

A ce moment précis, ma grand-mère laissait tomber par terre une casserole et le bruit du fer détournait l'attention sur elle. Elle en profitait pour se plaindre de ses yeux qui la faisaient souffrir et, par une pirouette, arrivait au jour où son mari était mort. Elle avait tellement pleuré de douleur que sa vue s'était tout de suite détériorée. La veuve Kaplan aussi avait pleuré, mais

- Quarante ans avec mon mari ne valent pas quarante jours avec mon chéri, ajoutait-elle.

Grand-mère griffait à nouveau ses joues et, dans un dernier effort, parlait du bonheur de servir ses enfants et ses petits enfants. Je paniquais. Que fallait-il faire pour ne pas finir comme ma grand-mère, boniche, malvoyante, pleurnicharde ? Lire beaucoup ? Rire autant que la veuve Kaplan ? Pensive, je me dirigeais vers le salon pour contrôler l'horloge qui parfois mentait, me semblait-il, même si papa m'assurait du contraire ; le temps en compagnie de la veuve passait tellement vite ! D'une voix navrée, j'annonçais l'heure et grand-mère respirait à pleins poumons, soulagée.
Dès que la veuve Kaplan partait vers son asile, une discussion vive commençait entre mes parents et grand-mère.

- Quelle honte de faire ça à soixante-dix ans, après la mort de son mari ! disait grand-mère.
- Elle ne fait de mal à personne, la pauvre, ajoutait maman.
- Quelle pauvre ! Ne l'as-tu pas vue ? Elle resplendit de joie, la dégénérée ! s'enflammait grand-mère.
- Il n'y a pas d'âge pour l'amour, commentait mon père d'un air rêveur.

Après ces paroles, maman changeait tout de suite d'attitude :

- Ça te fait envie ? Tu attends que je meure pour en trouver une autre ?

Aussi longtemps que les amours se passaient loin de chez nous, maman les tolérait, mais il suffisait que papa y songe pour qu'elle devienne encore plus conservatrice que grand-mère. Et pourtant, en présence de la veuve Kaplan, maman se comportait avec douceur et ne lui reprochait pas de goûter à un gâteau qu'on ne mange plus à son âge. Si elle avait de bonnes dents, qu'elle croque !
Et la veuve s'en délectait. Chaque jour elle rayonnait un peu plus. Un dimanche, elle est arrivée chez nous encore plus riante que les autres fois, s'est assise sur le divan rouge de la cuisine et a ouvert son grand sac de paroles par une nouvelle formule :

- Pas besoin de me prévenir à six heures, mon chéri m'a fait cadeau d'une montre.

Et avec fierté, elle nous a montré son poignet. J'étais déçue : sa montre était vieille et usée.

- Mais elle a une histoire, s'est vantée la veuve Kaplan. Mon chéri m'a fourni la plus grande preuve d'amour en me l'offrant.

Cette montre, ayant appartenu à son grand-père, il l'avait reçue en cadeau de son père à la fin des années trente, avant de quitter la patrie pour suivre des études à l'étranger. Il y tenait comme à la prunelle de ses yeux, car entre temps son père était mort. Un jour de pluie, la montre s'était arrêtée. Il fallait remplacer une pièce introuvable ailleurs qu'en Suisse. Il avait entrepris le voyage et y avait déposé sa montre contre un reçu, avec l'intention de revenir un mois plus tard. Mais la deuxième guerre mondiale l'avait obligé à rentrer dans son pays natal, l'Albanie, d'où il ne lui avait plus été possible de sortir. Dans une poche de son costume de jeunesse, il avait gardé le reçu pendant quarante années d'existence dure et solitaire, en tant que fils de riche bourgeois dans un pays communiste. Tous les biens de ses aïeuls avaient été confisqués : il ne lui restait qu'une facture jaunie par le temps, ultime souvenir de sa famille. Elle ne serait peut-être jamais sortie de la poche du vieux costume si un jour, un ancien voisin, désigné par l'Etat pour promouvoir la littérature albanaise lors du Salon du livre en Suisse, ne lui avait offert un service insolite : chercher la boutique de l'horloger et récupérer la montre.
Une semaine plus tard, l'invraisemblable est arrivé. Après avoir traversé le ciel, la montre a atterri dans la main de son propriétaire : elle fonctionnait.

Désormais, elle ornait le poignet de la veuve Kaplan. A la fin du récit, père regardait le ciel en rêvant d'amours interdites et de dons sublimes. Mon frère et ma sœur, étrangement, ne se disputaient plus. Même grand-mère restait coite : elle avait peut-être pardonné à la veuve de vivre hors de son temps.

- Pourquoi pleures-tu ? m'a demandé ma mère qui, exceptionnellement, avait cessé de remuer la soupe.
- Je pleure parce que je veux être vieille !

La veuve Kaplan et grand-mère ont sauté de leur place en même temps : pour la première fois, elles se trouvaient en accord.

- Regarde-moi, a dit grand-mère amèrement. Tu ne veux pas être comme ça, n'est-ce pas ?
- Non, je ne veux pas être comme ça, mais je veux être comme ci !

Et j'ai pointé du doigt la veuve Kaplan. Mes yeux se sont arrêtés sur sa montre : il était déjà six heures.

Bessa Myftiu