Jean-Michel Olivier
Né en 1952 à Nyon, Jean-Michel Olivier a grandi à Genève, où il a étudié les Lettres à l'université et enseigne aujourd'hui le français et l'anglais au Collège.
Fondateur des revues culturelles Scènes magazine (1986), Contrepoints (1988) et La Main de singe (1990), il exerce également ses activités de critique sur son site internet (www.jmolivier.ch) et sur son blog (jmolivier.blog.tdg.ch). Il dirige depuis 2006 la collection Poche Suisse aux Editions L'Age d'Homme.
Il est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages, romans, poésie et essais, qui s'articulent souvent autour de la musique et du regard – photographique ou pictural.
Son dernier roman, le satirique La Vie mécène , s'inspire de l'affaire Stern, tandis que l'autobiographique Notre Dame du Fort-Barreau rend hommage à sa logeuse, vieille dame généreuse et atypique (voir biblio sélective ci-dessous).
Nous publions ici le début de L'Amour nègre , à paraître en octobre aux Editions de Fallois et L'Age d'Homme. Ce roman de formation suit, à travers les cinq continents, les tribulations d'un Candide africain confronté aux mille tentations du monde global, entre matérialisme triomphant, luxe et dépression. APD
Photo © Laurent Guiraud
L’Amour nègre
1
Appelez-moi Adam. Je suis né en Afrique. Il y a longtemps. Dans un petit village coincé entre la mer et un volcan éteint. Mon père était petit et redouté. Il avait dix épouses et une kyrielle d'enfants. C'était le seul et le meilleur moyen qu'il avait trouvé pour ne pas travailler. Il passait ses journées sous l'aloès. Avec une calebasse remplie de vin de palme. À rêver d'évasion ou de massacre. Le soir il titubait d'une case à l'autre et distribuait des volées de bambous.
À cette époque, notre village comptait une centaine d'âmes. Je ne parle pas des morts, bien plus nombreux que les vivants. Il était adossé, au nord, au flanc d'un volcan souffreteux. Il dominait une longue crête boisée qu'il fallait traverser pour arriver au fleuve. Les cases étaient des huttes de terre rouge au toit de chaume. Elles dessinaient une sorte de colimaçon. Au centre se trouvaient les cases des femmes. Les hommes occupaient toute la périphérie. Elle-même protégée par une double haie d'épieux tranchants.
Une piste rudimentaire relie le village à la ville. Distante de cinquante kilomètres. De temps à autre une jeep l'emprunte. Elle s'arrête au milieu du village. Dans un nuage de poussière. Des militaires descendent. Le fusil sur l'épaule. Le visage luisant de transpiration. Ils vont dans la case de mon père. Les Reines leur donnent à boire et à manger. Les plus jeunes, parfumées au soumaré, les cheveux ornés de perles multicolores, restent dans la case jusqu'au soir. Moi et les autres on colle notre oreille aux fenêtres. On entend des cris bizarres. Des couinements de chauve-souris. Le soir tombe. Comme on éloigne les mouches à merde, les Reines nous chassent avec des touffes d'ortie. Enfin, les militaires sortent. Le fusil à la main. L'uniforme débraillé. Ils remontent dans leur vieille Land-Rover. Les yeux brillants. Emmenant avec eux d'autres femmes du village. Et la voiture repart comme elle est arrivée. Dans un bruit effroyable de pistons. On revoit rarement les femmes aux épaules garnies de chapelets de soumaré.
D'autres jours, c'est un car de touristes aux yeux rougis par la chaleur. Aux reins cassés par la mauvaise route. Il se gare devant les palissades. Les visiteurs ne restent jamais longtemps. Les femmes s'éventent nerveusement. Les hommes prennent des photos. Parfois ils nous donnent du bubble-gum. Plus rarement des pièces de monnaie.
Mon père en profite pour vendre ses vieux trophées. Ses défenses d'éléphant. Ses gris-gris. Ses peaux de crocodile.
Les gens viennent nous voir par petits groupes ou en troupeaux comme une curiosité. Ils aiment nous voir rire et souffrir. Dans leur regard, il y a de la fascination. Un peu de peur. Beaucoup de nostalgie. C'est la nostalgie des temps anciens. La vie sauvage et libre. La communion avec Mère nature. Bien sûr, ce n'est pas nous qu'ils regardent. La larme à l'œil. Mais eux-mêmes en état d'enfance. Ils contemplent avec mélancolie ce qu'ils ont été il y a très longtemps. Des singes nus. Avant que le train de l'histoire qu'ils appellent civilisation ne les emmène définitivement du bon côté du monde. Sous des climats paisibles. À l'abri du soleil et du besoin.
Et sous la nostalgie subsiste la peur que cet enfant sauvage grandisse. Qu'il vienne réclamer un jour ce qu'on lui a volé. La peur diffuse qu'on quitte notre bourgade en hordes bruyantes et bigarrées. Qu'on prenne la route du nord. Et qu'on débarque un jour chez eux. Dans leur village. Comme ils ont débarqué chez nous.
2
J'ai peu de souvenirs de mon enfance. On vit dans les boubous des femmes qui font à manger avec le peu que les hommes rapportent de la chasse. Et on a toujours faim. On invente des jeux idiots. On joue avec le feu. On brûle des scolopendres et des fourmis. On allume des petits incendies dans la brousse et on détale comme des springboks terrorisés. Au printemps on va se baigner dans la mer. On se laisse emporter par le courant tranquille. On nage avec les raies et les serpents d'eau. Les filles nous taquinent et nous les poursuivons avec des cris de tamarin.
L'enfance est un coupe-gorge.
Sitôt qu'un enfant vient au monde, c'est la coutume dans mon village de le plonger dans un baquet fumant de sang de buffle. On appelle ça le baptême du sang. Tout le village est rassemblé autour du prêtre au crâne tondu. Aux veines lézardées par la foudre. À la barbiche grise en pointe. Au grand collier de cuir autour du cou. On danse et on chante à tue-tête. Les calebasses de dolo circulent de bouche en bouche. Si le bébé survit, il sera grand et vigoureux. Mais il conservera toujours au fond de la bouche le goût de la bête égorgée.
3
J'apprends à attraper les criquets en plein vol. Je leur arrache la tête et les pattes. Je les écrase entre les dents comme du bois de réglisse. Ils ont un goût acide et doucereux. J'ai quatre ans et je poursuis ma sœur qui poursuit une sauterelle grise entre les touffes de chardons desséchés. Il fait très chaud. C'est l'éternel été. Ici il n'y a pas d'autre saison. Le sol est couvert de gros insectes noirs. À chaque pas, leur carapace éclate en faisant de petites explosions. Ma sœur détale à travers la savane. Elle se retourne vers moi. Elle me nargue une dernière fois en me tirant la langue. Puis son pied glisse sur une pierre. Tyana perd l'équilibre. Elle disparaît dans le ravin profond. J'arrive. Je crie. Je vois ma sœur rouler entre les pierres et les racines. Elle ne bouge plus. Elle a la bouche ouverte. La tête fracassée par sa chute. Je me retourne. J'appelle de toutes mes forces. Je suis trop loin du village. Personne n'entend mes cris. Dans l'air lourd les oiseaux noirs tournent en piaillant. Le soir descend. Des buissons s'échappe le cri strident des sauterelles. Comme la voix même de la chaleur. Avec la nuit arrivent les chacals et les hyènes. Je leur lance des pierres. J'appelle encore une fois à l'aide. Les charognards se battent pour un bras. Une jambe. Un mince lambeau de chair. Au matin il ne reste plus rien. Ma sœur a rejoint la grotte des ancêtres. J'ai la tête qui résonne comme un djembé.
4
Enfant, je dors dans la maison des Reines au centre du village. Mais la journée je suis en compagnie des hommes. C'est une horde sans police. Où les tâches sont réparties librement entre les sexes. Dans la maison des hommes, on pratique chaque année les rites d'initiation des garçons. Vers cinq ans, l'ancêtre des Parrains, d'un geste brusque et précis, doit casser le nez de l'enfant. Scellant ainsi son appartenance au clan. À douze ans, le jeune homme est emmené dans la case des femmes où, l'une après l'autre, elles lui apprennent l'art du bonheur sur la natte.
5
La nuit, dans la forêt profonde, on entend le tam-tam des négresses qui astiquent le bambou des nègres.
«Tapez! Tapez plus fort! Plus vous taperez, plus mon ventre se chargera d'ondes électriques… Tapez, tapez!»
Encore aujourd'hui, mon sommeil est rythmé par les cris. Les coups sur les tam-tams. La magie de l'amour nègre.
J'ai toujours aimé le mot nègre. Il a une longue histoire de crimes. De joies et de douleurs. D'abjection. C'est une musique ancienne à mes oreilles. La couleur de la nuit et de l'encre. Les passions clandestines. La couleur de l'amour. L'amour nègre, évidemment. Certains l'aboient comme une insulte. Ce n'est pas de leur faute. Ils ont été dressés pour ça. Mais il y a de la fierté sur cette terre à être un nègre. On est toujours le nègre de quelqu'un. Non? L'inconnu. L'esclave ou le valet. Le travailleur au noir.
Si j'ai une place sur cette terre, c'est celle-là: la place du nègre.
C'est ainsi que l'homme blanc a toujours essayé de nommer l'autre. Son cousin éloigné. Pour mieux le dominer. Le frère qui ne lui ressemble pas. Qui n'est pas blond. Ni blanc de peau. Le frère n'est pas gai comme lui. Ni optimiste. Qui n'a pas toujours le cœur pur.
Le blanc invente la mélancolie et nous on chante le blues. Mais au fond c'est toujours la même douleur.
6
La piste défoncée marque la limite de notre jardin.
On a 6, 7, 8 ou 9 ans. Ça n'a pas d'importance. On vit torse nu et pieds nus. Les plus riches ont une casquette sur la tête. Quand on a faim, on grimpe dans les arbres. On va cueillir une mangue ou une banane. Un ananas. Une papaye. On se gave de sauterelles. Quand on est sages, les Reines nous préparent des criquets au chocolat. Des chenilles en gelée sur mousse aux œufs de drosophile. Ça craque sous la dent. C'est délicieux. On construit des cabanes avec le bois que mon père va couper pour allumer le four. On regarde les femmes écraser le yam pour préparer le foufou. On va choisir une poule dans le poulailler. On regarde les Reines l'égorger à coups de machette. La poule détale à travers la basse-cour sans sa tête. On grimpe aux plus hautes branches des arbres pour contempler la vie. Dans le jardin, il y a aussi des serpents. Parfois, ils se cachent dans la tronche d'un arbre. On les enfume. On pousse des cris d'hyènes. On les force à sortir de leur cachette. On les assomme à coups de bâton. Après, on va s'asseoir au pied de l'aloès en fleurs. On se raconte des histoires. On mange des figues de barbarie.
Jean-Michel Olivier
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