Giorgio Orelli

Né en 1921 à Airolo, au Tessin, Giorgio Orelli a enseigné la littérature à Bellinzone, où il vit depuis 1945. Il est considéré comme l’un des plus grands poètes de Suisse italienne et figure dans toute les anthologies importantes de poésie italienne du XXe siècle. Il est également auteur d’essais et de textes en prose, traducteur (de Goethe notamment), et a reçu le Grand Prix Schiller pour l’ensemble de son œuvre en 2001. Son travail prend souvent la forme de poèmes-récits qui privilégient les vers longs et s’attachent à la «vie vécue». Les lecteurs francophones ont pu en découvrir des fragments dans des revues, ainsi que dans Choix de poèmes. Mais ce n’est qu’en 2000 qu’un recueil complet a été traduit en français dans son intégralité, Sinopie, «l'un des recueils poétique les plus réussis de la littérature italienne de la seconde moitié du XXe siècle», écrit Pietro De Marchi dans sa préface. Ici Orelli adresse des problématiques contemporaines brûlantes – corruption politique, dégâts de l'urbanisme, absurdité de la guerre – et ouvre sa poésie à d'autres voix, à d'autres langues, «qui ne sont plus celles du moi poétique».

Giorgio Orelli est le cousin de Giovanni Orelli, autre grande plume de Suisse italienne.

 

Trois poèmes avec vélo

« Le vrai comique consiste en ceci, que l’infini peut se trouver en un homme sans que personne, absolument personne, ne puisse le découvrir en lui. »
Sören Kierkegaard

Sur la côte de Ravecchia

Qui c’est, celui qui vient, je ne le connais que de vue,
avec sans imperméable de couleur neutre
et d’étranges signes sur la figure
et maintenant que je pousse mon vélo en brève odeur
de glycine il me suit de près et fait mine de vouloir me parler
et avant d’atteindre le sommet de l’honnête côte,
sous le viaduc où les enfants et leurs grands-parents
s’arrêtent pour faire coucou : « Pardon », me dit-il en touchant
brièvement son chapeau au rebord sévère,
« Votre sac tombe ».
                                           « Merci, c’est toujours la même chose, laissons-le
aller où il veut », je souris, « de toute façon il va s’entortiller
dans le porte-bagages, vous voyez ? et il y resterait
sans doute jusqu’au jour du Jugement ; merci,
en tout cas ».

                        (On voit tout bien pourquoi
entre les gosiers étonnés des merles
un garçon a couru jusqu’en haut
de cette douce côte, tandis que sur le replat
il marche sans hâte;
on voit tout bien pourquoi
une fillette est soudain sortie de chez elle
avec un oreiller sur la tête bien qu’il ne pleuve pas)

Et lui, comme fraternel, comme animé
par une conception ironique de lui-même :
« Vous ne connaissez pas moi, je suis de Zurich, suisse-allemand,
pas depuis longtemps au Tessin, on s’a
déjà vus plusieurs fois à Bellinzona
mais jamais parlé ensemble, je suis témoin
de Jéhova, savez-vous
que la fin du monde est bientôt et tous les chèvres
seront séparés de tous les brebis, vous savez ? »
« Je sais, j’en ai entendu parler dans le train du samedi
par une de vos consoeurs », je réponds, et cependant
plusieurs poules noirs ont poussé en hâte
pour le grand accomplissement, le bec dressé
au nom de la Loi, de profil
ils nous regardent depuis un jardin, « je le sais
parce que moi aussi je suis originaire
de l’au-delà ».

***

 

« Je ne crois pas allonger de mon nom
la liste de ceux qui savourent davantage
le malheur des autres que leur propre bonheur :
avec une incroyable gaîté non,
je ne cours voir la dépouille de personne.
Mais si quelqu’un disparaît que nous tenons
depuis toujours en très basse estime, un hypochrist,
une fripouille en gants jaunes
soustrait au cachot va savoir par quel tour,
un vrai gredin
capable de massacrer la fourche
ou les rayons ou Dieu sait quoi de ton vélo
tandis que tu te reposes au café,
un type pareil, si un jour tu apprends
qu’il est mort, mordu par une menue vipère
Pendant qu’il prenait le soleil… ».

***

 

En mémoire

Je revenais pour faire changer
le ruban désormais sans encre
de ma vieille Olivetti, et tendant,
comme d’habitude, quand je passe à vélo
devant ton magasin, l’œil
au-delà des vitres, j’ai vu
qu’il n’y avait personne (peut-être
Lina et Dora sont-elles à l’étage)
Et j’ai vu FERMÉ POUR CAUSE DE DÉCÈS (peut-être
Lino est-il mort) : depuis quelques temps
je ne te voyais plus, tu ne me racontais
plus tes petites histoires.
Je voulais te dire que je n’ai remarqué
qu’à présent la disparition complète,
à gauche, de E, de O à droite.
La touche est noire mais toujours luisante,
si je tape (éternellement à deux doigts) je les vois
encore, très blancs, intacts
ou presque, comme, là en bas, le X.

Giorgio Orelli