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Pio Ortelli

  Pio Ortelli
 

Pio Ortelli
né à Mendrisio en 1910, a étudié les lettres à Rome, où il a soutenu une thèse consacrée aux auteurs de la Suisse italienne. Il enseigna ensuite l'italien, le latin et l'histoire au Gymnase de Mendrisio, dont il a été le directeur de 1954 à sa mort prématurée en 1963. Il a publié de 1937 à 1953 un recueil de poèmes, trois recueils de nouvelles et deux volumes de proses de voyage, mais son œuvre majeure est sans conteste le roman familial d'inspiration autobiographique La cava della sabbia, paru en 1948. Un recueil de nouvelles posthume, Il mio ameno Wellesdor, sortira en 1988.

Présentation de l'Inédit proposé

La Carrière de sable

Situé dans le Tessin du début du siècle passé, La carrière de sable raconte l'histoire de Martino, qui hérite d'une carrière et qui, à force de sacrifices et de travail acharné, permet à son fils aîné, Guido, de suivre des études. Il rêve de transmettre sa petite entreprise au second, Andrea, mais le destin en décidera autrement...

 

  Inédit
 

La carrière de sable (extrait)
Traduction, Christian Viredaz

Il travaillait tout guilleret, Andrea, frais et vigoureux. Souvent l'envie de compétition le prenait, je veux creuser le plus vite possible pour que, quand le camion sera plein, mon père trouve à ses pieds assez de sable pour en charger un autre.

Il travaillait vif et vibrant, intensément. Martino se rendit aussitôt compte de l'idée d'Andrea. Il se disait : – Il met plein de fougue à peller le sable ; mais ce n'est pas ça : il ne dit pas un mot, il me regarde de temps en temps, il guigne vers la caisse du camion, il s'est proposé de m'ensevelir sous le sable ; mais c'est moi qui vais l'avoir.

Et Martino se mit à charger plus rapidement : il allait moins vite qu'Andrea mais il était plus expert, il remplissait entièrement la pelle et, dans le vol ascendant de l'outil, il ne perdait pas un seul grain : le mouvement de ses bras était calme et serré, pas un centimètre de plus ou de moins que nécessaire ; ses bras tournaient sans perdre une fraction de seconde, l'effort était cadencé et régulier comme si son corps ondulait sur une balance de précision ; son souffle était intense mais égal. Andrea, en revanche, montrait clairement sa précipitation. Sa vigueur juvénile lui permettait de gaspiller ses forces : il lançait deux pelletées pendant que Martino en chargeait une, mais souvent il heurtait le bord du trou et une partie du sable retombait : beaucoup de sable giclait tout autour et retombait aussi en pluie sur le visage d'Andrea, qui riait et se secouait sans mot dire.

Martino souriait, tout à son affaire.

Les deux respirations contrastaient, régulière celle de Martino, essoufflée celle d'Andrea. Leurs yeux se contrôlaient, le sable circulait.

Le camion fut chargé ; à ses pieds il y avait encore du sable, mais pas beaucoup, pas autant qu'Andrea l'aurait souhaité.

Andrea dit néanmoins : – Tu as vu que je travaille plus vite que toi ?

Martino répondit : – Plus précipitamment, mais pas mieux.

– Comment ça, regarde tout ce sable que j'ai sorti de plus pendant que tu chargeais le camion.

– Oui, mais moi j'ai travaillé tranquillement, toi tu t'es échauffé : avec le rythme que tu avais pris, tu n'aurais pas tenu longtemps, moi par contre, je peux continuer comme ça toute une semaine.

Andrea avait sorti la tête du trou, en remontant deux marches de l'échelle : il devait donner raison à son père, mais il ne pouvait pas s'avouer vaincu. Il redescendit.

– Alors, dit-il, je continue à sortir du sable, pendant que tu y vas avec le camion, comme ça on en aura du prêt pour un bon bout de temps : puisque Ramiro prend congé.

– Tu veux y aller toi avec le camion ? Je viens moi préparer le prochain voyage.

– Vas-y toi.

Martino enclencha le moteur, fit démarrer le camion, tourna dans la carrière, entama la montée.

Dans le trou, s'appuyant sur le manche de la pelle pour se reposer un peu, Andrea écoutait le vrombissement du moteur qui montait, le suivait de l'oreille ; des battements légèrement plus ou moins forts, de la distance du son, il déduisait l'endroit où se trouvait le véhicule. Il le voyait prendre les virages, passer devant leur maison, entreprendre la nouvelle montée, grimper, lent et régulier comme il l'était toujours quand c'était son père qui conduisait, vrombir un peu plus fort comme pour un dernier effort, puis, un peu plus tard, respirer d'un souffle dégagé en sortant sur la grand-route et, aussitôt, prendre un rythme moins forcé : son père avait changé de vitesse et filait maintenant au plat sur la route.

Le bruit du moteur disparut. Andrea se remit à travailler : – Il va voir combien de sable je lui prépare : il ne va plus pouvoir apercevoir le trou, à son retour, tellement je vais lui en sortir.

Il travaillait, plus calme et mesuré – son père n'était plus là, il avait le temps – mais intensément, sans s'arrêter.

Le tas, dehors, s'élevait toujours plus. Puis Andrea vit s'écouler de la paroi de la carrière une bande de sable, qui arriva jusqu'à ses pieds. Il continuait de projeter dehors des pelletées de sable.

Puis l'image du sable qu'il avait vu glisser parvint jusqu'à sa pensée et il eut l'intuition de ce qui se passait. Il dirigea son regard vers le haut et vit la paroi qui s'effondrait.

La cava della sabbia, Editions Elvetica, Chiasso, 1970 (épuisé)

Pio Ortelli

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© Le Culturactif Suisse

Page créée le 27.12.01
Dernière mise à jour le 27.12.01

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