La carrière de sable (extrait)
Traduction, Christian Viredaz
Il travaillait tout guilleret, Andrea,
frais et vigoureux. Souvent l'envie de compétition
le prenait, je veux creuser le plus vite possible pour que,
quand le camion sera plein, mon père trouve à
ses pieds assez de sable pour en charger un autre.
Il travaillait vif et vibrant, intensément.
Martino se rendit aussitôt compte de l'idée d'Andrea.
Il se disait : Il met plein de fougue à peller
le sable ; mais ce n'est pas ça : il ne dit pas un
mot, il me regarde de temps en temps, il guigne vers la caisse
du camion, il s'est proposé de m'ensevelir sous le
sable ; mais c'est moi qui vais l'avoir.
Et Martino se mit à charger
plus rapidement : il allait moins vite qu'Andrea mais il était
plus expert, il remplissait entièrement la pelle et,
dans le vol ascendant de l'outil, il ne perdait pas un seul
grain : le mouvement de ses bras était calme et serré,
pas un centimètre de plus ou de moins que nécessaire
; ses bras tournaient sans perdre une fraction de seconde,
l'effort était cadencé et régulier comme
si son corps ondulait sur une balance de précision
; son souffle était intense mais égal. Andrea,
en revanche, montrait clairement sa précipitation.
Sa vigueur juvénile lui permettait de gaspiller ses
forces : il lançait deux pelletées pendant que
Martino en chargeait une, mais souvent il heurtait le bord
du trou et une partie du sable retombait : beaucoup de sable
giclait tout autour et retombait aussi en pluie sur le visage
d'Andrea, qui riait et se secouait sans mot dire.
Martino souriait, tout à son affaire.
Les deux respirations contrastaient,
régulière celle de Martino, essoufflée
celle d'Andrea. Leurs yeux se contrôlaient, le sable
circulait.
Le camion fut chargé ; à
ses pieds il y avait encore du sable, mais pas beaucoup, pas
autant qu'Andrea l'aurait souhaité.
Andrea dit néanmoins :
Tu as vu que je travaille plus vite que toi ?
Martino répondit : Plus
précipitamment, mais pas mieux.
Comment ça, regarde tout
ce sable que j'ai sorti de plus pendant que tu chargeais le
camion.
Oui, mais moi j'ai travaillé
tranquillement, toi tu t'es échauffé : avec
le rythme que tu avais pris, tu n'aurais pas tenu longtemps,
moi par contre, je peux continuer comme ça toute une
semaine.
Andrea avait sorti la tête du
trou, en remontant deux marches de l'échelle : il devait
donner raison à son père, mais il ne pouvait
pas s'avouer vaincu. Il redescendit.
Alors, dit-il, je continue à
sortir du sable, pendant que tu y vas avec le camion, comme
ça on en aura du prêt pour un bon bout de temps
: puisque Ramiro prend congé.
Tu veux y aller toi avec le camion
? Je viens moi préparer le prochain voyage.
Vas-y toi.
Martino enclencha le moteur, fit démarrer
le camion, tourna dans la carrière, entama la montée.
Dans le trou, s'appuyant sur le manche
de la pelle pour se reposer un peu, Andrea écoutait
le vrombissement du moteur qui montait, le suivait de l'oreille
; des battements légèrement plus ou moins forts,
de la distance du son, il déduisait l'endroit où
se trouvait le véhicule. Il le voyait prendre les virages,
passer devant leur maison, entreprendre la nouvelle montée,
grimper, lent et régulier comme il l'était toujours
quand c'était son père qui conduisait, vrombir
un peu plus fort comme pour un dernier effort, puis, un peu
plus tard, respirer d'un souffle dégagé en sortant
sur la grand-route et, aussitôt, prendre un rythme moins
forcé : son père avait changé de vitesse
et filait maintenant au plat sur la route.
Le bruit du moteur disparut. Andrea
se remit à travailler : Il va voir combien de
sable je lui prépare : il ne va plus pouvoir apercevoir
le trou, à son retour, tellement je vais lui en sortir.
Il travaillait, plus calme et mesuré
son père n'était plus là, il avait
le temps mais intensément, sans s'arrêter.
Le tas, dehors, s'élevait toujours
plus. Puis Andrea vit s'écouler de la paroi de la carrière
une bande de sable, qui arriva jusqu'à ses pieds. Il
continuait de projeter dehors des pelletées de sable.
Puis l'image du sable qu'il avait vu
glisser parvint jusqu'à sa pensée et il eut
l'intuition de ce qui se passait. Il dirigea son regard vers
le haut et vit la paroi qui s'effondrait.
La cava della sabbia, Editions Elvetica,
Chiasso, 1970 (épuisé)
Pio Ortelli
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Page créée le 27.12.01
Dernière mise à jour le
27.12.01
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