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Emmanuelle Pagano

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  Emmanuelle Pagano

 

Emmanuelle Pagano, née en septembre 1969 dans l'Aveyron, enseigne les arts plastiques dans l'Ardèche où elle vit avec son mari et ses trois enfants. Elle est l'auteure de Pour être chez moi, récit, paru aux éditions du Rouergue (2002), de Pas devant les gens, roman, publié aux éditions de La Martinière, (2004).

En 2006, elle reçoit le Prix TSR du roman pour Le Tiroir à cheveux, publié chez. P.O.L. Emmanuelle Pagano sera présente le 17 novembre lors des prochaines rencontres placées sous l'égide de l'Association Lettres frontière à Thonon les 17 et 18 novembre (Maison des Arts ) puisque son dernier roman figure parmi les dix auteurs de la Sélection Lettres frontière 2006.

Emmanuelle Pagano - Les Adolescents troglodyte

L'extrait suivant est tiré de Les Adolescents troglodytes qui paraîtra chez P.O.L. en 2007.

Site d'Emmanuelle Pagano : http://www.lescorpsempeches.net/

 

  Les Adolescents troglodytes (extrait)

Après avoir enterré ma mère, après avoir vendu toutes les vaches, mon père a loué les terres, puis a cédé très vite aux tractations de la compagnie d'électricité. Il a accepté tout bas leur arrangement avant de se laisser prendre par une déprime carabinée. Sa voix était mangée par des années de chique et de silence. Elle ne s'est presque plus prononcée. On a vécu un peu tous les trois comme ça de cet argent sans rien faire dans la ferme du fond. Il y avait bien encore quelques poules et le cochon, juste histoire d'occuper papa. On prenait aussi cinq ou six chevaux de trait en pension à la fonte des neiges.

Mon frère et moi, on n'était là que le week-end, puis un week-end sur deux, pensionnaires nous aussi, dès le collège.
Je me pensais au féminin, en faisant les accords, depuis un bout de temps déjà. Mais comme j'étais bien la seule, je me sentais à la fois solitaire et désaccordée.
On revenait le vendredi soir très tard (deux, puis trois changements de car), papa nous embrassait en tenant des petits papiers dans sa main hésitante et bien fermée, qu'il faisait passer dans les nôtres, offertes. Ce geste me faisait penser à mémé quand elle nous donnait de l'argent en cachette et en tremblotant. Elle nous grondait par avance, hé prends-le, puisque je te le donne, et ne va pas le dire aux autres, et surtout ne le dépense pas à des babioles. Papa quichait un peu dans nos paumes en froissant les papiers, qu'on recevait chauds, humides, comme des promesses usées.
C'étaient les listes des choses à faire. Maman nous en faisait tous les dimanches pour la semaine, avec des corvées qui n'en étaient pas vraiment. Mais les listes de papa étaient presque vides, alors on s'inventait des tâches pour qu'il ne se rende compte de rien, pour qu'il ne nous surprenne jamais désoeuvrés, pensifs.
S'il venait vers moi les yeux pleins je me levais en répondant à ses questions aphones. J'y vais, j'y vais. Et quand je ne savais pas où, y aller, j'allais toujours voir les chevaux, nos pensionnaires.

J'aimais beaucoup aller voir les chevaux, les entendre, les entendre bien avant de les voir. Pas les entendre : sentir de tout mon corps leurs bruits peser sur le sol, des centaines de mètres tout autour. J'aimais marcher sur leurs vibrations étirées, corpulentes. Je me laissais trembler dans leurs trots écartant les fibres de la terre, lourde elle aussi, malmenée.
J'étais dans un livre qui ne me quittait plus. Je l'avais emprunté au lycée parce qu'il décrivait la lutte contre une inondation dans la montagne. Je m'étais embarquée dedans et j'avais décidé de ne jamais le rendre. Il y avait un passage très beau, où une vieille dame se faisait encorner, secouer, éventrer, déchirer, traverser par un grand taureau sortant des eaux qui recouvraient les champs. La violence de cette mort, je sais pas pourquoi ni comment, me réconfortait, rassurait quelque chose en moi. Le bruit des chevaux remontait cette lecture dans mon corps, et je me suis jurée un soir près de lui de choisir le prénom de cette vieille pour ma seconde naissance, en espérant finir toute ratatinée comme elle, toute menue, dans un corps à corps démesuré avec le paysage en mouvement.

Je rêvais, je me faisais des films spectaculaires, en faisant semblant d'aider papa.

J'étais en terminale quand il a bien fallu comprendre que mon père ne se lavait même plus. Le temps que les services sociaux s'en mêlent, qu'on fasse un peu semblant de résister, et puis c'était fait. La famille voulait le prendre, mais qui on ne savait pas bien, personne n'était vraiment volontaire, et les eaux déjà montaient tout doucement autour de la ferme. L'asile c'était quand même ce qu'il y avait de plus pratique, sans embarras domestiques, c'était en ville, en bas, donc mon frère et moi on avait plus qu'à déménager tout près, voilà, c'était décidé, hein les garçons, c'est le mieux. Près du père, près du lycée, de la fac.
Oui, c'était commode, sauf que je n'avais jamais été un garçon, et que cette ville si loin de notre ferme du fond, du hameau, du village, pour moi ça ne voulait dire qu'une chose, pouvoir devenir ce que j'étais, sans que personne le remarque, le rapporte, en fasse toute une histoire.
J'étais trop contente, immonde à cause de papa, heureuse.

On a pris un appart au centre de la ville avec l'argent de la société hydroélectrique, on s'est installés comme un jeune couple d'étudiants. C'était un appartement tout petit, meublé, encombré des objets innombrables, des bibelots et des poupées de collection de la proprio. Il était kitsch et limite insalubre, avec une seule chambre. On dormait sur le canapé un tour chacun, on changeait chaque semaine, on se partageait les corvées, comme à la ferme. Je passais le balai, je faisais la vaisselle, la cuisine, le linge. Le linge, franchement j'aime bien, ça se fait tout seul, même le tri (je sais pas où j'ai lu ça, un personnage de livre les appelait les gestes des anges, les gestes d'intérieur qui se font tout seuls). Axel bricolait après le lycée, il réparait les fuites, tout ce qui foutait le camp, et y'en avait beaucoup. Un jour il a tracé une saignée le long des murs pour refaire l'électricité, je l'ai traité de fou, il y avait de la poussière partout, il était tout gris et blanc. Il a passé la main sur ses paupières, et son regard est sorti de ce geste tout noir et vivant.
J'adorais notre vie à deux. Je me suis mise à réajuster mon corps comme un corsage, tous les matins et soirs. J'y passais des heures, et mon frère me rappelait les visites à notre père des jours avant, comme si je n'aurais pas eu le temps de me démaquiller et d'enlever mes clisses et mes treillages. Il employait toujours de drôles de mots.
Je prenais du temps c'est vrai, mais c'était du temps à part, du temps pour moi, du temps pour me retrouver, pour me modeler, du temps plastique qui me rendait confiante. Je bordais mon sexe dans la peau de mes testicules remontée, ou dans le creux de mes fesses, dans un souci méticuleux de latéralisation. Je me sculptais fille, je le faisais depuis longtemps, mais là ce n'était plus en cachette, vite fait mal fait, la peur au corps d'être découverte. Alors je prenais mon temps, je retroussais ma verge avec patience. J'étirais ma peau comme on recouvre un corps endormi d'une petite couverture, par pudeur, pas peur qu'il ait froid.
Mon frère s'agaçait derrière la porte de la salle de bains. On se disputait parce qu'il me trouvait indécent, moi qui voulais être tenue, corset et gaines serrés (je les achetais dans les sex-shops ou dans les brocantes), il me trouvait indécent et démodé pour une femme, il chuchotait un soutien-gorge ça suffit, même quand on a rien à mettre dedans, tes emballages ils sont vides, c'est que de la mousse. Il n'osait pas dire ça trop fort, pour une fois on avait des voisins. Pour les voisins justement, il fallait bien faire comme si j'étais une fille, et comme je ne pouvais pas être la grande sœur de mon frère (il n'avait jamais eu de sœur, il n'en aurait jamais), sans rien se dire on avait pris l'attitude que les gens attendaient de nous, celle d'un jeune couple qui se ressemble.

Les visites à notre père se sont espacées, puis sa déprime l'a creusé, creusé, tellement raclé, qu'il ne nous a plus reconnus.
Mon frère s'est forcé trois ans à me parler au féminin, à être tendre, attentionné devant témoins, et indifférent, agressif, parfois à me violenter au masculin, la porte refermée.
Je savais à quoi m'attendre quand je rentrais, mais ça faisait rien, j'étais si bien, presque heureuse. Les cures d'hormones, fatigantes et bienfaitrices, me rendaient mon corps, dans une fonte musculaire progressive que je mesurais impatiemment devant le grand miroir du couloir. Elles me ramenaient ce corps, et ce corps m'avait manqué si précisément que ça me blessait de joie entre les jambes, dans ces omoplates fouillées (je me tordais pour les voir se dessiner enfin), entre mes seins débutants. Mon frère bousculait ce corps de femme qui se dépliait dans le couloir. Ce corps m'avait manqué si longtemps qu'il me manque encore parfois aujourd'hui, par échos, par battements.

Emmanuelle Pagano

 

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Page créée le 10.11.06
Dernière mise à jour le 14.11.06

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