Après avoir enterré ma
mère, après avoir vendu toutes les vaches, mon
père a loué les terres, puis a cédé
très vite aux tractations de la compagnie d'électricité.
Il a accepté tout bas leur arrangement avant de se
laisser prendre par une déprime carabinée. Sa
voix était mangée par des années de chique
et de silence. Elle ne s'est presque plus prononcée.
On a vécu un peu tous les trois comme ça de
cet argent sans rien faire dans la ferme du fond. Il y avait
bien encore quelques poules et le cochon, juste histoire d'occuper
papa. On prenait aussi cinq ou six chevaux de trait en pension
à la fonte des neiges.
Mon frère et moi, on n'était
là que le week-end, puis un week-end sur deux, pensionnaires
nous aussi, dès le collège.
Je me pensais au féminin, en faisant les accords, depuis
un bout de temps déjà. Mais comme j'étais
bien la seule, je me sentais à la fois solitaire et
désaccordée.
On revenait le vendredi soir très tard (deux, puis
trois changements de car), papa nous embrassait en tenant
des petits papiers dans sa main hésitante et bien fermée,
qu'il faisait passer dans les nôtres, offertes. Ce geste
me faisait penser à mémé quand elle nous
donnait de l'argent en cachette et en tremblotant. Elle nous
grondait par avance, hé prends-le, puisque je te le
donne, et ne va pas le dire aux autres, et surtout ne le dépense
pas à des babioles. Papa quichait un peu dans nos paumes
en froissant les papiers, qu'on recevait chauds, humides,
comme des promesses usées.
C'étaient les listes des choses à faire. Maman
nous en faisait tous les dimanches pour la semaine, avec des
corvées qui n'en étaient pas vraiment. Mais
les listes de papa étaient presque vides, alors on
s'inventait des tâches pour qu'il ne se rende compte
de rien, pour qu'il ne nous surprenne jamais désoeuvrés,
pensifs.
S'il venait vers moi les yeux pleins je me levais en répondant
à ses questions aphones. J'y vais, j'y vais. Et quand
je ne savais pas où, y aller, j'allais toujours voir
les chevaux, nos pensionnaires.
J'aimais beaucoup aller voir les chevaux,
les entendre, les entendre bien avant de les voir. Pas les
entendre : sentir de tout mon corps leurs bruits peser sur
le sol, des centaines de mètres tout autour. J'aimais
marcher sur leurs vibrations étirées, corpulentes.
Je me laissais trembler dans leurs trots écartant les
fibres de la terre, lourde elle aussi, malmenée.
J'étais dans un livre qui ne me quittait plus. Je l'avais
emprunté au lycée parce qu'il décrivait
la lutte contre une inondation dans la montagne. Je m'étais
embarquée dedans et j'avais décidé de
ne jamais le rendre. Il y avait un passage très beau,
où une vieille dame se faisait encorner, secouer, éventrer,
déchirer, traverser par un grand taureau sortant des
eaux qui recouvraient les champs. La violence de cette mort,
je sais pas pourquoi ni comment, me réconfortait, rassurait
quelque chose en moi. Le bruit des chevaux remontait cette
lecture dans mon corps, et je me suis jurée un soir
près de lui de choisir le prénom de cette vieille
pour ma seconde naissance, en espérant finir toute
ratatinée comme elle, toute menue, dans un corps à
corps démesuré avec le paysage en mouvement.
Je rêvais, je me faisais des
films spectaculaires, en faisant semblant d'aider papa.
J'étais en terminale quand il
a bien fallu comprendre que mon père ne se lavait même
plus. Le temps que les services sociaux s'en mêlent,
qu'on fasse un peu semblant de résister, et puis c'était
fait. La famille voulait le prendre, mais qui on ne savait
pas bien, personne n'était vraiment volontaire, et
les eaux déjà montaient tout doucement autour
de la ferme. L'asile c'était quand même ce qu'il
y avait de plus pratique, sans embarras domestiques, c'était
en ville, en bas, donc mon frère et moi on avait plus
qu'à déménager tout près, voilà,
c'était décidé, hein les garçons,
c'est le mieux. Près du père, près du
lycée, de la fac.
Oui, c'était commode, sauf que je n'avais jamais été
un garçon, et que cette ville si loin de notre ferme
du fond, du hameau, du village, pour moi ça ne voulait
dire qu'une chose, pouvoir devenir ce que j'étais,
sans que personne le remarque, le rapporte, en fasse toute
une histoire.
J'étais trop contente, immonde à cause de papa,
heureuse.
On a pris un appart au centre de la
ville avec l'argent de la société hydroélectrique,
on s'est installés comme un jeune couple d'étudiants.
C'était un appartement tout petit, meublé, encombré
des objets innombrables, des bibelots et des poupées
de collection de la proprio. Il était kitsch et limite
insalubre, avec une seule chambre. On dormait sur le canapé
un tour chacun, on changeait chaque semaine, on se partageait
les corvées, comme à la ferme. Je passais le
balai, je faisais la vaisselle, la cuisine, le linge. Le linge,
franchement j'aime bien, ça se fait tout seul, même
le tri (je sais pas où j'ai lu ça, un personnage
de livre les appelait les gestes des anges, les gestes d'intérieur
qui se font tout seuls). Axel bricolait après le lycée,
il réparait les fuites, tout ce qui foutait le camp,
et y'en avait beaucoup. Un jour il a tracé une saignée
le long des murs pour refaire l'électricité,
je l'ai traité de fou, il y avait de la poussière
partout, il était tout gris et blanc. Il a passé
la main sur ses paupières, et son regard est sorti
de ce geste tout noir et vivant.
J'adorais notre vie à deux. Je me suis mise à
réajuster mon corps comme un corsage, tous les matins
et soirs. J'y passais des heures, et mon frère me rappelait
les visites à notre père des jours avant, comme
si je n'aurais pas eu le temps de me démaquiller et
d'enlever mes clisses et mes treillages. Il employait toujours
de drôles de mots.
Je prenais du temps c'est vrai, mais c'était du temps
à part, du temps pour moi, du temps pour me retrouver,
pour me modeler, du temps plastique qui me rendait confiante.
Je bordais mon sexe dans la peau de mes testicules remontée,
ou dans le creux de mes fesses, dans un souci méticuleux
de latéralisation. Je me sculptais fille, je le faisais
depuis longtemps, mais là ce n'était plus en
cachette, vite fait mal fait, la peur au corps d'être
découverte. Alors je prenais mon temps, je retroussais
ma verge avec patience. J'étirais ma peau comme on
recouvre un corps endormi d'une petite couverture, par pudeur,
pas peur qu'il ait froid.
Mon frère s'agaçait derrière la porte
de la salle de bains. On se disputait parce qu'il me trouvait
indécent, moi qui voulais être tenue, corset
et gaines serrés (je les achetais dans les sex-shops
ou dans les brocantes), il me trouvait indécent et
démodé pour une femme, il chuchotait un soutien-gorge
ça suffit, même quand on a rien à mettre
dedans, tes emballages ils sont vides, c'est que de la mousse.
Il n'osait pas dire ça trop fort, pour une fois on
avait des voisins. Pour les voisins justement, il fallait
bien faire comme si j'étais une fille, et comme je
ne pouvais pas être la grande sur de mon frère
(il n'avait jamais eu de sur, il n'en aurait jamais),
sans rien se dire on avait pris l'attitude que les gens attendaient
de nous, celle d'un jeune couple qui se ressemble.
Les visites à notre père
se sont espacées, puis sa déprime l'a creusé,
creusé, tellement raclé, qu'il ne nous a plus
reconnus.
Mon frère s'est forcé trois ans à me
parler au féminin, à être tendre, attentionné
devant témoins, et indifférent, agressif, parfois
à me violenter au masculin, la porte refermée.
Je savais à quoi m'attendre quand je rentrais, mais
ça faisait rien, j'étais si bien, presque heureuse.
Les cures d'hormones, fatigantes et bienfaitrices, me rendaient
mon corps, dans une fonte musculaire progressive que je mesurais
impatiemment devant le grand miroir du couloir. Elles me ramenaient
ce corps, et ce corps m'avait manqué si précisément
que ça me blessait de joie entre les jambes, dans ces
omoplates fouillées (je me tordais pour les voir se
dessiner enfin), entre mes seins débutants. Mon frère
bousculait ce corps de femme qui se dépliait dans le
couloir. Ce corps m'avait manqué si longtemps qu'il
me manque encore parfois aujourd'hui, par échos, par
battements.
Emmanuelle Pagano
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Page créée le 10.11.06
Dernière mise à jour le 14.11.06
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