Un poète clandestin, un
ange gardien et une frontière au milieu
Par Philippe Fusaro
à Danièle
C'est elle qui m'a mis sur le droit
chemin, elle que j'aurais aimé appeler ma Béatrice,
comme dans la Divine Comédie, elle qui sauve
Dante et le mène au Paradis. C'est Suzanne qui m'a
tiré d'un sale pétrin, elle qui aurait pu être
la Suzanne de Leonard Cohen mais moi, je repense à
elle chaque fois que j'entends la chanson de Hope Sandoval
& The Warm Inventions.
Cela faisait plusieurs mois que j'avais fui l'Albanie, cela
faisait plusieurs mois que j'errais sur les routes, que je
réussissais à passer tant bien que mal d'un
pays à l'autre et j'en ai fait des détours pour
aller là où je souhaitais. Pas des trajets à
vol d'oiseau, ça non, ou alors, ça aurait été
un oiseau qui a perdu les pédales et qui se cogne contre
tous les murs d'une grande pièce, une pièce
qui s'appelle Europe et je vous jure que j'en ai rêvé
des nuits entières d'un passeport, de passages aux
frontières avec le sourire et pas les attentes, pas
le flip chaque fois qu'un uniforme m'adresse la parole, me
suspecte, me fouille, m'humilie. J'en ai rêvé
de l'Europe avec des tapis rouges à l'entrée
de chaque pays au lieu des barrières, j'en ai rêvé
de monnaie unique, de ce sentiment d'être un peu partout
chez soi, ça oui, je vous jure, je l'ai rêvé
Je vous le disais, cela faisait plusieurs mois que j'étais
sur les routes et je cherchais par tous les moyens à
rejoindre ma cousine en Suisse, du côté de Genève.
J'en ai payé des mecs louches, des mafieux avec des
beaux costumes qui faisaient que les uniformes baissent les
yeux à votre passage. Ce n'était pas le sourire
de bienvenue que j'attendais, je devenais l'homme invisible,
monsieur Tout-le-monde, le péquin à deux sous
qui se fond sur le macadam avec la poussière et l'eau
de pluie, la goutte au nez et la peur au ventre. Mais enfin,
je passais, je passais, je passais
J'étais arrivé du côté de Saint-Claude
d'où j'ai réussi à appeler ma cousine.
Elle savait que j'étais parti pour la retrouver mais
elle n'avait plus eu de nouvelles et pensait que je m'étais
perdu au fond d'un trou, que je m'étais noyé
en mer, qu'on m'avait enterré dans une fosse commune
avant une frontière quelconque ou que sais-je encore
? Elle pleurait au téléphone de me savoir en
vie, elle pleurait de soulagement et elle m'a rejoint avec
Suzanne dans un café où la lumière était
grise et les tasses blanches arrivaient sur la table tâchées
par les lèvres des clients précédents.
Je fumais cigarette sur cigarette. Des cigarettes de contrebande
achetées à un clandestin qui, comme moi, survivait
à deux pas d'ici. De trafic de cigarettes albanaises,
si je me souviens bien.
J'ai vu Suzanne sortir de la voiture de ma cousine avec des
lunettes aux verres fumés et légèrement
bleutés. Une grande femme maigre, le port fier et la
peau dorée. Ses cheveux courts et blancs me rappelaient
ceux d'un copain qui étudiait le français avec
moi à l'université, un copain qui m'avait hébergé
à l'époque où je quittais ma femme et
qui m'avait sauvé la mise. Financièrement et
psychologiquement. Je me suis dit, en voyant Suzanne, que
mes anges gardiens doivent tous avoir les cheveux courts et
blancs et qu'à compter de ce jour, je serai plus vigilant
pour les reconnaître. Peut-être que ça
me fera gagner du temps à l'avenir.
Suzanne m'a parlé tout bas dans le café.
Du coup, j'avais l'impression d'être un agent secret
dans la confidence et ça m'excitait comme quand j'étais
gamin au point de presque oublier que je mettais en danger
ces deux femmes.
Suzanne m'a dit :
On ne va pas faire courir de risques à votre cousine.
Les douaniers ne plaisantent pas et si elle se fait attraper,
elle aura de gros ennuis. Elle est jeune, elle enseigne à
Genève, ce n'est pas le moment de jouer les héroïnes.
Moi, j'ai déjà un certain âge, je travaille
avec des livres et des fantômes, on ne peut pas m'embêter.
Je viendrai vous rechercher cette nuit, je vous indiquerai
le chemin à suivre dans la forêt puis, j'irai
vous récupérer au bout de la route, c'est-à-dire
de l'autre côté de la frontière. Vous
passerez quelques jours à la maison, le temps que votre
cousine organise votre arrivée à Genève,
vous trouve un travail chez un ami à moi qui s'occupe
d'un théâtre alternatif. Vous l'aiderez à
monter ses spectacles, installer les décors, les éclairages.
Vous verrez, vous vous amuserez comme un petit fou avec ses
copains artistes et ses jolies pépées qui forcent
la voix et les gestes pour se faire remarquer.
Elle dit ça à la fin, en riant et moi, je mets
un certain temps à comprendre qu'il s'agit d'une plaisanterie.
Le décalage de la traduction, la tension de la situation,
la fatigue d'être sur la route, le tout forme une frontière
au rire. Il faut réapprendre, détendre les muscles,
chasser la peur dans le ventre, chasser la méfiance,
respirer à fond, vivre, quoi. Ne plus survivre, juste.
Alors, dans l'attente de la nuit, je suis allé dans
une librairie. Ce n'est pas un lieu où on vous suspecte
d'être un clandestin, on ne viendra pas vous chercher
là. J'ai cherché le rayon littérature
française et je me suis souvenu de mes premières
lectures quand j'étais étudiant en Albanie.
Un été, ma cousine m'avait amené L'Etranger
de Albert Camus que j'avais lu et relu sous un soleil brûlant.
Je n'avais pas eu besoin de faire des efforts pour me mettre
dans la peau du personnage et puis, pour un lecteur qui apprenait
le français, ce n'était pas trop difficile à
lire. J'avais l'impression même de maîtriser cette
langue et puis, si Camus écrivait comme ça,
cela voulait dire que Proust et tous les jolis mots qui ne
servaient pas à grand chose et que, parfois, je ne
trouvais pas dans le dictionnaire, c'était une langue
morte et moi, ça m'arrangeait avec le niveau que j'avais.
Le soir venu, Suzanne est venue me chercher avec sa voiture
qui ressemblait à un tank russe. C'était sans
aucun doute la voiture la moins discrète pour faire
passer la frontière à un clandestin.
En bordure d'une forêt, nous avons garé la voiture
et, tels deux marcheurs nocturnes, nous avons suivi le sentier
vers la Suisse et cette tranquillité à laquelle
j'aspirais depuis le début de mon voyage. Bien sûr,
je n'ai pu m'empêcher de retenir les premiers vers de
la Divine Comédie et je les ai laissés
glisser sur le chemin, pour le plaisir de les dire à
Suzanne :
Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura
Suzanne m'a dit avec ironie que c'était
bien sa veine de tomber sur un poète clandestin mais
elle a aussi ajouté plus sérieusement que c'était
dans des moments comme celui que nous vivions que la poésie
avait plus de sens.
Suzanne m'a parlé un peu d'elle. Elle m'a raconté
qu'elle avait ouvert une librairie dans la maison où
elle est née, où elle a toujours vécu.
Une ancienne ferme dans un village de viticulteurs.
Pour fêter votre arrivée en Suisse, je vous
ferai goûter du vin que produit mon frère, un
fondu de jazz qui colle sur ses bouteilles les noms de John
Coltrane, Charlie Parker ou Jackie Mc Lean. Et puis, vous
aimez les livres et les comédies divines, vous aurez
de quoi occuper votre temps libre de la cave jusqu'au grenier.
En attendant de vous installer à Genève, vous
me donnerez un coup de main à la librairie. Vous verrez,
c'est un peu une épicerie arabe. Je travaille à
toute heure parce que, chez moi, le client n'attend pas. Ce
n'est pas une devise, c'est une réalité. Je
suis une passeuse de textes. Je fais le lien entre les Suisses
et les Français. Je fais lire Nicolas Bouvier, Ludwig
Hohl aux marcheurs égarés dans notre village
et mes compatriotes, je les amène vers Jacques Serena,
Jude Stéfan, Jean-Jacques Schuhl. Les frontières,
je m'en moque. Se nourrir, ça, c'est une nécessité
première. Vous-même, vous n'avez pas eu le choix.
Pour moi et les lecteurs de la librairie, c'est la même
chose. Je suis à la croisée des chemins, je
suis à la frontière et pourtant, rien ne m'arrête.
Mon ami, je crois que nous arrivons. Vous continuerez de suivre
ce sentier. Ce n'est pas compliqué, il suffit de descendre
jusqu'à la clairière. C'est comme chez Dante,
quand vous verrez de la lumière, vous vous arrêtez
et vous m'attendez. Moi, je retourne sur nos pas, je récupère
la voiture et je vous pêche de l'autre côté
de la frontière. C'est simple comme bonjour, non ?
Suzanne me pose sa main réconfortante sur mon épaule
comme pour me dire, pas d'inquiétude, je suis là
et tout se passera bien. Elle s'en va dans l'autre sens et
moi, assis sur la souche d'un arbre, je sors une cigarette
clandestine et je fume en regardant les étoiles. Je
ne crains plus rien. Je suis arrivé au bout du voyage,
au bout d'une terrible et longue nuit. Genève n'attend
sans doute rien d'un clandestin albanais mais moi, de Genève,
j'attends la paix, le silence pour me reconstruire une vie.
Philippe Fusaro
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Page créée le 12.09.05
Dernière mise à jour le 12.09.05
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