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Par dessus le mur, l'écriture
Marius Daniel Popescu

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La Meublerie du bois de l'ours

Par Marius Daniel Popescu

J'allais rencontrer une classe d'élèves qui étudient au Collège de la Gollette à Meyrin, j'étais sur le quai de la gare, j'attendais le train pour Genève, j'étais assis sur un banc et je regardais les rails de la voie quatre, je pensais aux jeunes vers lesquels je partais, je ne les connaissais pas, je pensais à leurs prénoms que j'allais découvrir. Tu étais avec moi, comme d'habitude, tu m'accompagnais dans ce voyage vers les étudiants, vers leur école, vers leur bibliothécaire et vers leurs professeurs, tu me disais que j'avais pris de nouveau un tas d'objets encombrants avec moi, tu te marrais en me voyant sur le quai de la gare entouré de la table de la cuisine, du bureau sur lequel je travaille à l'ordinateur, de l'armoire où j'enferme les vestes, les pantalons et les chemises, de l'étagère sur laquelle je garde une partie de mes livres, de quatre chaises dépareillées, de la petite armoire où je range les souliers, de la petite table de chevet.
Oui, comme toujours en pareilles circonstances, tu ne m'as pas aidé à monter tout mon barda dans le train, tu m'as laissé charger tout seul mes objets encombrants, tu rigolais et tu me disais "c'est ton bagage et c'est à toi de t'en occuper!".
Lausanne-Genève dans ce train, avec toi caché sous la table de la cuisine que je tenais sur mes genoux. Le temps a passé très vite, je te parlais de Michelle et Sarah qui m'invitaient à rencontrer les élèves, les montagnes et un bout de la frontière entre la France et la Suisse. Tu te moquais de moi et de mes objets encombrants, le contrôleur est passé et il ne m'a même pas demandé le billet. Je pensais à Georges, l'homme avec qui j'avais rendez-vous au buffet de la gare de Genève, je ne savais pas que sa voix et ses pensées seraient très proches de celles d'un de mes oncles, tu t'amusais avec un livre sous la table parce que toi, tu savais tout à l'avance. Tu savais que Georges allait venir à la table et qu'il n'aurait pas besoin d'aide pour remarquer mes affaires rangées contre le bar du buffet. Georges a tout vu depuis le début, il a pris place devant moi, il a accepté de partager avec moi trois décis de vin blanc, il m'a parlé de lui et de son travail, il m'a écouté sans me poser de questions sur les objets encombrants que je transportais pour ce voyage. Toi, tu ne disais rien, tu me laissais vivre cette rencontre, tu semblais fatigué, tu baillais et tu t'ennuyais, tu savais que Georges ne pouvait pas se rendre compte de ton existence, tu savais que lui et moi, on se voyait pour la première fois. Toi, tu connais tous les gens, tu savais que Michelle travaillait avec Georges et qu'ils se connaissaient pas mal, tu savais que Michelle passe plusieurs fois par jour la frontière entre la France et la Suisse pour mettre à la même table des gens qui ne se connaissent pas et qui n'habitent pas le même pays.
Après une heure passée dans ce buffet de la gare, Georges m'a aidé à transporter mes bagages à sa voiture, tu t'es installé confortablement dans l'armoire et, avec Georges au volant, on est parti vers la frontière avec la France, vers la montagne de là-bas, vers des gens qui s'appellent des Français. La ressemblance entre Georges et mon oncle a fait que tous les mots que Georges prononçait, je les écrivais sur la table de cuisine que j'avais à ma portée, j'inscrivais ses paroles sur la nappe en plastique, tu m'as vu prendre des notes en l'écoutant et tu m'as dit: "voilà, c'est ça la vraie vie à toi!".
C'est drôle, je passais avec toi et avec Georges, en voiture, d'un pays qui s'appelle la Suisse vers un pays qui s'appelle la France. J'ai écrit les noms de ces deux pays sur la porte gauche de l'armoire, au cas où je les oublierais. Toi, tu n'oublies rien du tout, tu te souviens même qu'on peut mettre n'importe quel pays dans une armoire, tu me dis souvent que le mot "pays" a plein de significations, pour toi, même une personne est un pays. Le pays Michelle, le pays Sarah et le pays Georges, voilà les trois pays découverts au début du voyage vers les élèves du Collège de la Gollette. Est-ce que Gollette est un nom de pays?
Georges nous a conduits jusqu'à un chalet de montagne où il y avait des hommes et des femmes de plusieurs pays. Le pays qui s'occupait du chalet s'appelait Norbert. Ce pays avait voyagé dans beaucoup de pays et ce pays vivait maintenant dans ce chalet avec le pays de son coeur qui s'appelle Myriam et le pays de leurs pays qui s'appelle Alexandre. Parmi les autres pays présents au chalet, il y avait le pays Madeleine, le pays Francis et le pays Véronique. C'est fou comme plusieurs pays peuvent se mélanger entre eux, comme ça, dans un pays qui s'appelle "chalet". Ma petite armoire, dans laquelle je range d'habitude mes souliers, c'est un pays dans lequel, pendant les voyages, je range les lits dans lesquels je dors, le mot "lit" est aussi un pays.
C'est toi qui m'avais dit que le mot "pays" ne devrait pas exister, c'est toi qui disait que tout est pays. Tu m'as aidé à décharger mes objets encombrants de la voiture de Georges et tu es resté dehors, à côté du chalet, assis sur la table de la cuisine, à regarder la montagne et le ciel avec qui tu passes de longs moments à bavarder. Moi, j'ai passé plusieurs heures dans le chalet, avec les autres pays. J'ai vu des pays qui mangeaient, qui buvaient et qui parlaient. Le lendemain, avec mes objets encombrants sur le dos, j'ai fait la connaissance des jeunes du pays de la Gollette, ils avaient quatorze ou quinze ans et étaient entourés des pays Cassandre et Marcel.
A cause de toi, j'ai pris l'habitude de prendre les gens pour des pays et les pays pour des gens. Tu es un pays invisible qui connait tous les autres pays, tu connais les pays des gens et les gens des pays.
Quand je m'approchais de la salle où j'allais rencontrer les élèves, je pensais au rêve que j'avais fait pendant la nuit: j'étais dans la maison de Francis et Véronique, je regardais Francis en train de donner à manger à son chien, je regardais par la fenêtre du salon de Francis, je voyais un jardin potager et des champs verts puis Francis me disait que dans son jardin potager il y a des lièvres qui viennent chaque matin et moi, je répondais à Francis que ça serait pas mal de mettre des pièges pour attraper les lièvres qui viennent chaque matin, je disais à Francis que ça serait pas mal de manger du lièvre attrapé avec des pièges et Francis me répondais "non, je préfère les regarder par la fenêtre, ces lièvres" puis Francis me disait "regarde attentivement, ils sont là, il y a deux lièvres dans mon jardin potager et c'était tout de suite le matin et je voyais deux lièvres dans le jardin potager de Francis, Francis m'a donné une paire de jumelles pour que je puisse voir de plus près ces deux lièvres et quand j'ai vu ces lièvres avec les jumelles je me suis dit que le jardin de Francis est tout un pays qui a comme seul nom "le jardin". Le rêve n'est pas fini, Francis m'a laissé voir pendant quelques minutes les lièvres qui faisaient de petits sauts dans l'herbe du jardin potager et, quand j'ai voulu lui rendre les jumelles, je me suis retourné vers la table de son salon et la table était couverte d'une nappe et sur la nappe il y avait beaucoup d'assiettes et la plupart des assiettes étaient pleines de viande et de légumes et Francis m'a dit "voilà, on va manger ensemble, toi, Véronique, Patrice, Francine, mon fils Christian et moi; il n'y a pas de lièvre au repas". C'était un long rêve, pendant tout ce rêve on a eu le temps de manger et de boire et de parler, c'était un rêve long et grand comme un pays.
J'ai vu les élèves descendre du bus devant la mairie de Thoiry, ils ont marché quelques mètres sur le trottoir, ils sont passés devant le bâtiment officiel et ils sont entrés dans une grande salle où ils ont pris place sur des chaises rangées le long des murs. J'ai laissé mes objets encombrants dehors et sous ta garde et je suis entré les rejoindre, je pensais à toi et à ta manie d'ajouter d'autres mots à côté de mes mots, inscrits sur les quatre chaises, la table de cuisine, les étagères des livres, la grande armoire et la petite armoire à souliers. J'étais là-bas pour faire une sortie à la montagne avec ces élèves et d'autres gens appelés suisses, français, marocains, russes, allemands, turcs, albanais, bulgares, serbes, italiens, espagnols, portugais, irakiens, finlandais, israéliens, palestiniens, hongrois ou polonais. Toi et moi, on était roumains. C'est Michelle qui avait arrangé tout ça et, le jour d'après la sortie en montagne, je devais parler avec les élèves, de l'autre côté de la frontière, dans leur pays de la Gollette, de mes objets encombrants que je porte toujours sur moi, avec moi, dans tous mes voyages, petits ou grands.
La salle était grande et les élèves étaient tous assis sur des chaises, j'ai fait le tour pour leur serrer la main, je leur ai dit bonjour puis j'ai eu l'idée de leur dire qu'ils pouvaient avoir accès à mes objets encombrants après notre sortie à la montagne. L'un des élèves m'a demandé si j'avais soif et il est allé prendre un verre en plastique qui se trouvait sur la longue table placée au milieu de la salle, il a pris ce verre et il est allé au lavabo de la salle et il a rempli ce verre avec de l'eau et il est venu m'apporter ce verre d'eau. Je l'ai remercié, j'ai bu l'eau et nous sommes partis pour la montagne en compagnie d'un guide qui connaissait bien les environs et les gens et les élèves de toutes sortes puisque ce monsieur de pays était maintenant à la retraite et, avant sa retraite, il avait fait le métier de pays pendant plusieurs dizaines d'années. Il s'appelle Nicolas.
A vrai dire, quand je suis sorti de cette salle, derrière les élèves et les adultes qui les accompagnaient, tu as pris ma place et c'est toi qui as passé, pour de vrai, plusieurs heures en leur compagnie. Moi, je suis resté dans la cour de la mairie, avec mes objets encombrants à penser aux mots qui font et qui défont les pays. C'est toi qui es allé avec eux et personne ne s'est rendu compte de notre changement. Tu es rentré tard et tu m'as raconté:

"pierre et plante verte qui vivent découvertes, les enfants qui passent chantent le mot tasse, ils boivent fleurs et vitres et ils font les pitres, ils demandent de l'air pour leurs mères et pères, ces enfants sont sages, ils sont des rois mages, ils apportent les mots seuil et asticot; l'eau habit et casque, les élèves sans masques, pas et pas et pas ils font tous un mât, ombre et ravin les enfants sont vin, ils parlent entre eux et se disent des voeux, ils parlent à la trace du pays d'en face; signes passages visages, les mots sans leur âge, les enfants les vivent dans l'entraille des pives".
Tu m'as dit que SARAH a pris beaucoup de photos d'élèves et de paysages, tu m'as dit qu'elle t'a même pris toi en photo, en croyant que tu étais moi. Je m'imagine ses photos: "la fille avec un petit sac à dos elle marche en regardant vers le haut, vers l'endroit où Eric dit qu'il y a une sorte d'ours sculpté dans la roche, par le vent et la pluie"; "les deux filles et les deux garçons qui se tiennent par la main en marchant sur des grosses pierres pointues"; "le garçon qui fait rouler des grosses pierres vers ses camarades, il les pousse de son pied"; "Cassandre qui est enceinte, on voit son corps qui est comme un bourgeon plein plein de vie sous ses habits".
Une fois rentrés, vous êtes allés voir Anabelle, la bergère. Elle s'occupe seule de plusieurs centaines de moutons. Elle travaille pour son patron. Elle ne veut pas se mettre à son compte, elle dit que les temps sont durs et qu'elle ne veut pas prendre de risques, elle veut bien faire son travail contre une paie à la fin de chaque mois. Anabelle conduit le tracteur, elle plante les piquets pour le vaste enclos des moutons, elle surveille les moutons et elle les garde aidée de ses chiens. Anabelle a plusieurs chiens: de grands chiens, qu'elle tient attachés à la chaîne à l'entrée du grand hangar où dorment les moutons quand ils ne sont pas dans l'herbe, et de petits chiens, qu'elle prend toujours avec elle quand elle sort en vadrouille avec les moutons; les petits chiens savent, eux aussi, garder les moutons, ils savent les pousser vers un endroit précis, ils savent chercher un mouton un peu égaré du troupeau, ces petits chiens obéissent à Anabelle et elle leur parle dans une langue que seulement elle maîtrise, c'est la langue d'un tout autre pays.
Après la visite, les élèves sont rentrés chez eux et tu es venu me rejoindre devant la mairie, où tu m'avais laissé avec mes objets encombrants. On a dormi les deux sur place, tu as dormi dans la grande armoire, moi j'ai dormi sur la table de cuisine. Tu as rangé tes affaires sur les étagères des livres, j'avais rangé les miennes sur les quatre chaises dépareillées. La nourriture qui nous restait, on l'avait planquée dans la petite armoire à souliers.
Le lendemain, au réveil, on s'est engueulé. Tu voulais toujours prendre ma place, tu me disais que c'était toi qui devais rencontrer les élèves dans leur pays de la Gollette, tu disais que tu savais mieux que moi ce que ça veut dire des élèves dans une classe et un prof de français et une bibliothécaire. A la fin, tu as accepté de me prendre avec toi, tu as voulu qu'on aille les deux et c'est comme ça qu'on est entré dans la classe, les deux et en portant les quatre chaises, les deux armoires et les cinq étagères pour les livres.
Ce n'était pas une classe, c'était la grande salle de la bibliothèque, Cassandre nous attendait avec les élèves, Véronique était derrière son bureau et tu m'as dit de dire quelque chose, de trouver quelques paroles, d'inventer un sujet de discussion, de raconter une histoire: "les mots sont des pays qui n'ont pas de frontières, les mots sont comme une table de cuisine qui connaît des légumes, des viandes et des gens, ils sont des pays sans noms et sans papiers d'identité, les mots ne sont pas des mots".
Tu m'as dit que mon histoire commençait mal, tu me chuchotais à l'oreille que je devais parler aux enfants de mes objets encombrants, tu me disais que les élèves attendaient de moi, de nous, qu'on leur parle de douaniers et de toutes les frontières qu'on distingue sur la carte, je ne savais pas quoi dire, j'ai continué:
"la table de cuisine est un mot qui a de l'autorité sur ceux qui aiment bien manger, les chaises font croître l'appétit, les armoires sont une sorte de journal dans lequel on peut lire les tissus; on ne sait pas encore combien de tables de cuisine existent en France, on ne sait pas non plus combien de chaises existent en Suisse; je vous propose de calculer la longueur de toutes les étagères des bibliothèques privées de toute la France et de toute la Suisse". Et les élèves ont commencé à rire.
Un des élèves baillait, un autre passait une petite balle bleue à l'un de ses camarades, Cassandre trouvait tout ça normal et c'est elle qui m'a dit de continuer:
"vous prenez le mot pays, vous le tirez par les oreilles et par le nez, vous lui donnez des claques et il va tout dire, il va tout reconnaître, il va tout avouer, il va se mettre à parler: "JE NE SUIS PAS CE QU'ON VOUS DIT, JE NE SUIS NI GUERRE NI PAIX; JE NE SUIS PAS CE QUE VOUS CROYEZ, JE NE SUIS NI ROUTE NI SCEAU; JE NE SUIS PAS LOIS OU RIVIERE, JE NE SUIS PAS QU'UN MOT; je suis tout ce qui vient et tout ce qui part, je suis le plus vieux ancêtre du voyage".
Les enfants se marraient et ils me posaient des questions sur mes objets encombrants:
"Pourquoi portez-vous sur le dos cette table de cuisine?"
- Parce qu'elle n'est pas d'accord avec moi quand je lui dit que le mot "pays" est aussi petit que le mot "chaise".
"Pourquoi vous avez écrit plein de mots sur vos armoires?"
- Parce que, pour les armoires, les mots sont les choses qu'elles détestent le plus!
"Pourquoi vous nous montrez ces chaises dépareillées?"
- Parce que c'est les chaises que je préfère, je les aime plus que tous les autres pays!
"Pourquoi vous vous promenez sans arrêt avec les étagères sur lesquelles vous aviez, chez vous, des livres?
- Parce que j'aimerais mettre dessus un livre que je cherche et que je ne trouve pas, le livre qui dit la vérité sur tous les pays!

Marius Daniel Popescu

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© Le Culturactif Suisse

Page créée le 12.09.05
Dernière mise à jour le 12.09.05

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