Rodolphe Petit

Rodolphe Petit est né en en 1971 à Lausanne, où il étudie les Lettres à l'université. En parallèle, il est collaborateur au sein d'une organisation non-gouvernementale. Il obtient par la suite une licence en droit et exerce aujourd'hui le métier d'avocat à Lausanne, tout en vivant à Vevey.

Il a publié deux ouvrages aux titres doucement étranges. Il se peut qu'ils n'aient pas mangé assez de crustacés a fait partie de la sélection des textes en lice pour le Prix le Roman des Romands 2009-2010. Ce récit plein de curiosité, entre fable et érudition, retourne sur les traces de l'homme préhistorique via un réseau d'hypothèses autour de son extinction.

Quant à l'inédit que nous publions ici, il reprend brièvement et poursuit un récit amorcé dans Les Magasiniers du Ciel. Présenté par son éditeur comme «l'œuvre la plus authentiquement antépostmoderne qui soit», ce foisonnant premier roman déconstruit et reconstruit le vol foireux d'un tableau, en 172 fragments et un acte, tout en créant un univers jubilatoire avec un sens aigu du tragicomique. evt

 

Bis Repetita

Me suis embarqué au Conquet il y a dix jours. Après escale à Molène à peine enfoncée dans l'eau, suis arrivé à Ouessant, au bourg de Lampaul où je pris une chambre – l'île traversée à la bicyclette depuis le port du Stiff que j'avais retrouvé encaissé à l'ombre des falaises surplombant la crique; autour du bateau s'agitaient de grands oiseaux aux ailes pointues, goélands bruns, goélands argentés laissant choir leurs fientes, criblant les trajectoires des marins qui, sur le pont, préparaient l'accostage. Je suis ici pour me reposer, ai-je alors songé accoudé au bastingage.

Depuis la fenêtre de ma chambre donnant sur la rue: une croix de section carrée à fleurons ovales, la base élevée à trois degrés, reposoir sur le devant, peinte en blanc et où accroche un crucifix de métal jaune qui projette un éclat doré à la lisière de mon lit; j'hésite à la dessiner dans mon cahier vierge mais renonce, car j'y vois trop de détails.

Beaucoup trop de détails. Je lui préfère la petite croix monolithe aperçue proche de l'école Sainte-Anne (HML en creux sur la branche), sans doute commémorative d'un naufrage, laquelle, en raison de sa simplicité, supplante aussi celle au socle composite découverte à l'angle du cimetière des prêtres: fût rond, écots, chapiteau à crochets et fleurons doubles, à son pied endormie une statue de Marie-Madeleine. Sans parler de la croix à chanfrein qui domine la baie non loin du port primitif: base élevée à deux degrés, corniche et niche grillagée, fût carré à niveau, crucifix en bronze…

Midi sur l'île. Suspendue dans le vide, ma vie ponctue son point minuscule sur la falaise cuivrée. Occupé à mes tartines, je déjeune à la verticale, assis à mi-hauteur sur un étroit balcon de pierre improvisé. Qui s'effrite, et me paraît prêt à céder. Plus bas, la mer en longues vagues étirées roule et se retourne, heurte la roche; plus haut l'herbe est sèche. Un cheval maigre à l'allure de chien s'est penché à mon passage et m'a longuement observé descendre. Je ne le vois plus. Il est sûrement retourné brouter près du phare.

Mes journées sont bien remplies. La vie est belle et simple. Je dessine. Je marche. Mes vertiges ont disparu. La sourde vibration de l'angoisse que je sentais pénétrer en moi au réveil s'est estompée. Mes insomnies déclinent. Je dors enfin. Je dors seul. Je dors.

Demain je loue un kayak. Demain je loue un kayak, et pars en mer.

Ils sont en polyéthylène, ce que je crois volontiers, alignés jaunes sur la plage. On me tend un gilet homologué que j'enfile, dont les attaches sont réglées à ma taille; le sifflet fonctionne, mais la poche pour ranger les fusées de détresse n'en contient aucune. Je m'assieds avec précaution à bord du n° 8, poussant ensuite le fond avec ma pagaie double pour m'éloigner de la rive. Les pointes de mon kayak sont relevées et fines, elles fendent déjà quelques vaguelettes à la poupe…, la proue. La poupe? Concentré et distrait à la fois, je n'ai pas dit au revoir au loueur qui m'a souhaité bonne randonnée.

Pagayer est un plaisir qui se conquiert. Ou pas. Répétitive, l'activité m'autorise à imaginer l'endroit où j'ai égaré l'exemplaire de L'Education sentimentale dont j'ai fait l'acquisition inattendue au débit de tabac, hier. C'est que je dois en achever la lecture. Absolument. Tiens, les muretins de pierre jouxtant les maisons mitoyennes auxquelles s'accolent encore des remises crevées ne sont plus visibles; seuls quelques toits recouverts d'ardoises cimentées demeurent depuis la mer, avec la distance, accessibles au regard. Le Musée des techniques? Trop à l'intérieur des terres. Une pêcherie?

Les houles croissent et font promesse d'un retour difficile.

Je pagaie, pagaie, je bats l'eau. L'inverse est vrai aussi. Le Flaubert est-il resté sur ma table de nuit? Curieuse petite table de nuit aux pieds tournés, laquée teinte crème, décor moulure avec filet rose, dessus marbre… Personne à l'hôtel n'a su me dire comment ni quand cette pièce de mobilier directoire a pu échouer sur l'île. Ni commode directoire, ni coiffeuse directoire, ni grand lit directoire, aucune chaise directoire laquée teinte crème dans ma chambre à coucher, ni sur l'étage, dans la salle à manger, la réception; aucune armoire à glace directoire n'a jamais meublé l'habitat local. (Fougères et ronciers appellent d'autres aménagements intérieurs.) Maintenant je le sais. Considérant le peu d'affaires personnelles emmenées, considérant l'unique meuble de la pièce que j'occupe, lit de milieu laqué gris Trianon excepté, je conclus que le livre se trouve, nécessairement, soit dans le tiroir de ma table de nuit, soit dans le compartiment avec porte de ma table de nuit. Pagayant toujours, je réalise qu'une pensée équivalente à la disjonction d'une telle alternative serait dépourvue de signification. Eglise Saint Pol Aurélien, crêperie du Stang: je peux les éliminer en tant que possibilités. Parce que je n'y ai jamais ouvert l'ouvrage. Qu'il faisait trop sombre dans l'église, que j'étais à l'étroit à la crêperie. D'accord en cela avec mon intuition, j'ose l'assertion «le livre se trouve dans la table de nuit directoire», qui devient peu à peu, irrémédiablement, logique. Où ailleurs que sur mon lit aurais-je pu suivre plus à l'aise l'apprentissage de Frédéric, et lui emboîter le pas, emporté moi aussi par le siècle comme un homme qui passe? Le kiosque en trois panneaux du jardin de l'hôtel ne me convint pas, bien que, dans mon souvenir, le lieu se prêtât à la lecture par les fauteuils au siège très large et profond avec larges accoudoirs – autant confortables que des sièges d'appartement. Les lattes fixées obliquement du kiosque ne supportaient cependant qu'une quantité dérisoire de plantes grimpantes, à peine plus hautes que le pulvérisateur à pression oublié par le jardinier. Le soleil dardait ses rayons, et pas d'ombre sous le kiosque. L'air était chaud. Bizarre. Un tuyau d'arrosage gisait mal enroulé sur le gravier. Une mobylette pétarada, lointaine. Impossible de lire au jardin, m'étais-je dit alors.

Secoué à présent férocement par le mouvement du roulis, je me convaincs toujours davantage que j'ai le droit d'affirmer que l'expression «le livre se trouve dans la table de nuit directoire» est vraie; le nez fouetté par les embruns, la bouche gagnée par l'amertume, je supporte mieux ainsi l'éloignement du rivage – de ces landes prostrées et nécrosées que j'ai parcourues en tous sens avant de croiser le destin de Mme Arnoux.

Je pagaie, pagaie, je prends l'eau. L'inverse est vrai aussi. Ma ligne de flottaison se met à nager très au-dessous du niveau de vérité. Le feu de proximité balisant les passages dangereux de la pointe de Pern se profile à quelques brasses… Je fatigue, mon embarcation coule, le livre se trouve dans la table de nuit directoire. Le livre se trouve dans la table de nuit directoire – en fait le voilà expulsé hors du kayak par cette vague assez froide qui submerge mes jambes recroquevillées, douloureuses à force, aspiré de la besace molle que j'ai emportée en mer, oui, comme sucé par l'onde puis recraché violemment hors du kayak.

Plus on se déplace à grande vitesse, plus, du point de vue de celui qui se déplace, le temps ralentit. Tout à l'instant me paraît aller si lentement, s'immobiliser au cœur des flots, c'est donc que je me déplace à grande vitesse.

Rodolphe Petit