Mademoiselle J. Grimpe sur scène
"Quand je vis, je ne me sens pas
vivre. Mais quand je joue, c'est là que je me sens
exister"
Le théâtre et son double
Artaud
L'été remontait sur scène,
ardent et magnifique, et ramenait du même coup, sur
la terrasse d'une guinguette au bord de l'eau, la silhouette
vieillie et quasi démodée d'une demoiselle Juniper
oscillant sur ses jambes usées.
C'est que chaque été,
aux premiers beaux jours, un rayon de soleil la remettait
à flot, une main invisible la tirait de l'ombre où
elle avait déjà trop longtemps somnolé
et la reconduisait toujours vers cette même terrasse
de cette même petite guinguette au bord de l'eau où
le mobilier, comme dans un décor, avait retrouvé
sa place attitrée. Alors, dans un geste de glaneuse,
elle rassemblait dans ses mains l'ample paquet de ses jupes
à godets et s'installait là, avec ses pensées,
face au lac et aux Alpes.
Or cet après-midi-là,
on la verra, comme tous les étés, s'avancer
de sa démarche de crabe, repérer dans un coin
de la terrasse un siège resté inoccupé,
ramasser dans un geste qui lui est devenu propre les plis
de ses jupes grises à pois blancs et les glisser discrètement
sous ses cuisses, sourire au souvenir bien précis de
cet insecte minuscule sauvé des balayures un jour d'hiver
et qu'un rayon de soleil avait rendu à la vie - une
patte qui se déplie, puis l'autre, encore une autre,
et les élytres... - prononcer tout haut qu'il n'y avait
somme toute que bien peu de différence entre le décor
d'une guinguette qui se rouvre, top! à l'heure précise
des ruches et des taupinières et celui d'une cathédrale
à l'ouverture des matines quand un roulement d'orgue
amène les choristes ou celui d'un tambour les artistes
d'un théâtre forain, hésiter, poussée
par le souffle, dans son dos, d'un dieu dingue, à se
hisser elle aussi sur les planches comme si c'était
là, sur scène seulement, qu'on pouvait se permettre
de dénouer son fichu, de retirer ses mitaines et, comme
l'insecte revenu à la vie s'élance à
la verticale vers la lumière, de jeter en l'air dans
un geste de victoire son lourd chapeau cloche et se mettre
à
...
Chanter ou donner la réplique?
C'est que le monde se relevait lui
aussi de toute la souplesse vibrante du printemps et rassemblait,
dans un mouvement de fièvre commune, la troupe des
baigneurs sur les dalles tièdes de la terrasse.
Sous un ciel d'une exquise transparence,
délicatement tendu d'un bout du lac à l'autre
et ramené à d'humaines dimensions par le feuillage
d'un tilleul argenté, le lourd rideau rouge qui clôt
la saison ou l'annonce se levait sur le décor d'un
lac indolent et mou qui berce, dans un geste maternel, le
corps aérien des montagnes.
Mais la réplique ... Ah non,
ma fille, tu ne vas pas te lancer dans une carrière
théâtrale! Le théâtre, ce n'est
pas la vie, c'est du thé-â-tre. Une farce. De
la comédie!
... la réplique se noua dans
sa gorge comme elle se rasseyait face à l'effectif
du bistro où des sommelières bronzées
ouvraient d'un coup sec des parasols bariolés tandis
que les baigneurs, entrés impérieusement sur
scène, comme sous la baguette d'un leader, laissaient
tomber un à un, dans un bruit de cloche sonore, leurs
lourds souliers de fer.
C'est donc bien en spectatrice qu'elle
resserra sous ses cuisses l'ample pli de ses jupes à
godets. Le chant pourtant habituel des vagues sur les galets
avait pris aujourd'hui un ton nouveau, comme si deux mondes
- le vrai et le faux, le petit et le grand, l'ancien et le
nouveau - deux mondes se mêlaient dans un oubli des
frontières, comme si hier cédait sa place à
aujourd'hui dans un geste de gratuité.
Tu sais bien ma chérie, revenait
en sourdine la voix disparue mais toujours aussi ferme de
sa mère, que les Juniper ne sont pas faits pour les
planches! Et, bien évidemment, le rideau, ce jour-là,
était retombé entre elle et le plateau, la privant
du même coup de son rôle sur scène comme
il l'isolait aujourd'hui, sur cette petite chaise de café,
aussi singulière et insolite dans cet accoutrement
grotesque qu'une ingénue prise dans le piège
de l'intrigue.
C'est ainsi qu'un premier acte avait
débuté sans elle un bel après-midi d'avril
quand les écolières ressortent de leurs berceaux
leurs poupées pâlies par l'hiver.
La fille du cafetier, une Emma grande
et forte qui sentait le tabac et la piquette, avait invité
ses petites copines pour son anniversaire. Il y avait Rose,
Marie et Ferblantine; Josette, elle, la fille du charpentier,
celle du cordonnier, dans la cour de l'hôtel sous les
grands sapins noirs du parc.
Le jeu de quilles, immobile, livrait
déjà le parfum tiède de son bois et,
dans un même souffle, s'élevaient l'odeur de
résine et de petit vin clair, l'arôme vanillé
des gaufres du goûter.
O y aller en robe courte! les cheveux
lâchés, légère et libre comme la
reine des prés!
Mais voyons, Astrance! Il n'est pas question
de montrer tes genoux! Des genoux sont faits pour être
cachés!
Et elle était partie dans sa
longue robe de laine en tricot où des papillons de
feutre, à jamais pris dans la griffe d'un point de
croix, s'étaient faits à l'idée de rester
sur sa robe,
partie les cheveux coiffés d'un
noeud fraîchement amidonné, autoritaire et glorieux
sur sa tête, mais qui n'avait pas, pensait-elle, le
pouvoir aspirant de l'hélice ou la puissance d'une
paire d'ailes pour la soulever.
Du moins c'est ce qu'elle croyait,
lourde et mal à l'aise dans sa robe de laine, tandis
que le sol se dérobait bel et bien sous ses pieds,
que l'hôtel se rapetissait sous elle avec son jeu de
quilles et ses sapins, que les têtes de ses camarades
se renversaient sous le ciel:
Mais où vas-tu Juni? Le bon
Dieu n'habite plus là-haut, il n'habite nulle part
le bon Dieu. Il n'existe pas. Redescends, on a des gaufres
pour le thé et du sirop de grenadine!
Comme ces petites guêpes sveltes
qui planaient, immobiles, des minutes entières sur
ses tartines de confiture avant de s'y poser, elle amorça
la descente et faillit buter sur une quille à l'atterrissage.
La bande aussitôt l'encercla. Toutes en jupettes courtes,
cuisses nues et cheveux lâchés; elles promenaient
leurs poupons en caoutchouc, tout nus déjà,
alors que sa poupée - un vieux modèle en porcelaine
- cachait sous ses robes et ses jupons les articulations ridicules
de son anatomie.
Tu l'habilles encore en hiver, bécasse?
Il faut dire que sans ses bas et ses
culottes longues Marion aurait été la risée
de la troupe et ça, elle ne l'admettrait pas. Et puis,
elle n'avait pas comme les autres ce petit trou entre les
cuisses d'où pouvait sortir l'eau sucrée des
biberons.
Les langes des bébés-mouilleurs
tombaient dans l'herbette; les frais, pliés en triangle,
étaient fermement épinglés entre les
cuisses dodues
Ote-lui son chapeau,! Retire ses bas
et ses brassières! Montre-nous ses nichons, son derrière!
Elle n'en a pas! déclara Emma
Fais voir! hurla le choeur
L'affaire avait tourné court.
Drôlement pour les unes; tragiquement pour l'autre.
Un petit messager, tombé sur
scène tout essoufflé, était venu prier
Astrance d'aller faire une course pour sa maman après
quoi elle pourrait retourner jouer avec ses amies.
Tu entends, Juny! une course, rien
qu'une petite course. File! On t'attend pour les gâteaux
et le sirop, sous les sapins, à la table de bois. Dépêche-toi!
Elle était partie en courant.
Elle était revenue en courant.
Sous les arbres d'un noir funèbre
- qui n'étaient pourtant que d'innocents sapins - sa
poupée, le chapeau de travers et les bas en tire-bouchon
sur ses chevilles, posait, hanches coudes et genoux tordus,
à poil sur une table du bistro.
Les bras en l'air, elle écarquillait
ses grands yeux de verre sur un monde implacable tandis que
dans le ciel d'un bleu scolaire on avait remonté les
échelles, bouclé les battants... on verrouillait
les portes et on la laissait seule dans le parc de l'hôtel
communal.
Comment faire alors pour reprendre
sa place au milieu de ces têtes narquoises qui l'épiaient
de l'autre côté du mur et qui avaient pris soin
de relever la passerelle derrière elles, celles de
Rose et de Ferblantine, d'Odette et de la grande Emma, toutes
ces têtes rouges, si rouges, alors que la sienne demeurait
obstinément blanche?
Quelle force, quelle autorité,
quelle main - non plus dans son dos cette fois-ci mais devant
elle - allait enfin se tendre pour la reconduire au milieu
du monde - ou de la terrasse, c'était pareil - et la
convaincre de se joindre, dans un élan de fièvre
commune, au déshabillage des baigneurs? de laisser
tomber, comme eux et en même temps qu'eux, ses lourds
souliers de fer?
Sa tête - elle sortit de son
sac à main un miroir de poche - n'avait pas changé
: blanche comme neige après toutes ces années,
et rouges, ou sur le point de le devenir, celles des baigneurs.
Les bulles de l'été avaient
beau monter, pétillantes dans les verres, et la presser
de se mettre à l'aise, d'envoyer promener son attirail
vestimentaire, la mécanique à laquelle elle
avait toujours obéi la fit ramener sous ses robes le
bout de ses trotters (comme autrefois ses sandales vernies
de petite-fille, ses chaussures de montagne ou le mocassin
rouge sous les bancs scolaires) tout comme elle ramenait sous
leurs robes pourpres les souliers à boucles des enfants
de choeur prêts pour la cérémonie.
Car qu'était-ce, sinon un spectacle,
ce rassemblement de baigneurs sur la terrasse d'une guinguette
et son décor en toile de fond: le lac où se
miraient, vaines mais solides, les montagnes de l'autre rive?
Qu'était-ce sinon l'ouverture
d'une heure de louange, d'un instant de prière dans
l'extase joyeuse de l'été revenu: la terre et
le ciel jumelés, les créatures et le créateur,
les tables et les stalles, les baigneurs et les choristes,
les serveuses et les bedeaux, les voûtes et le feuillage,
le murmure des vagues et les antiennes du choeur ... ?
Tantôt l'éventail des
voûtes reprenait ses droits et le cortège des
enfants de choeur, collerettes empesées et mains jointes,
prenaient la place des baigneurs pour entonner le Te Deum
ou le Jubilate, tantôt les voûtes s'ouvraient
dans un geste d'invitation à la fuite et le choeur
immense de l'univers prenait la relève
Holy! bourdonnaient les abeilles sur
le chemin mystérieux tracé pour elles un premier
jour du monde
Holy! s'esclaffaient les mouettes suspendues
au souffle descendu des montagnes et elles se posaient sur
l'eau avec la légèreté de pétales
Holy! murmurait-elle tout bas de crainte
de se faire remarquer alors qu'elle aurait voulu le hurler,
arracher son corsage, retirer ses bas, laisser tomber ses
jupes et se jeter à l'eau la première avec ses
taches et ses défauts.
Mais voyons, ma Cocote, les Juniper,
tu le sais comme nous, n'ont jamais aimé l'eau!
Lo-lo-lo.... jamais-aimé-LO!
Est-ce que ces têtes d'acteurs
- qui n'étaient finalement que des têtes de baigneurs
ou était-ce le contraire? - est-ce que toutes ces têtes
qui pourraient tout aussi bien que la sienne n'être
que des têtes de spectateurs allaient l'intimider, arrêter
net son élan un jour d'incontestable printemps?
Marie-José Piguet
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Page créée le 29.04.02
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29.04.02
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