Ils en arrivaient à avoir un
air de famille 1. Des bras, des cuisses d'adolescent
qui aurait grandi trop vite ; les fesses ayant fondu ; les
yeux devenus caves - et de creux en creux, c'est tout un parcours
qui s'offre à lire en ces corps, redessinés
par évidement, vallonnés, ravinés : des
zones sur lesquelles on glissait naguère à présent
vous arrêtent, vous vous y perdez, vous oubliez le reste
; un paysage de chez nous : des combes, des emposieux... et
les mots de chez nous au moment même où l'on
ne s'y reconnaît plus.
Mais c'est toujours aux yeux qu'on revient : caves mais fixes,
des yeux qui vont droit en vous ; tout en profondeur, leur
béance ouverte, et forant en vous. Presque hallucinants
de présence 2.
Puis par opposition, le flou du visage, le flou de ce corps
qui voudrait se faire oublier, disparaître à
la vue 3; la peau qui a pâli, qui semble
vouloir blêmir encore pour mieux souligner, çà
et là, ces taches roses, rouges, violacées,
qu'on feint de ne pas voir même quand elles sont là,
indissimulables - au visage.
Et quand on détourne les yeux, cette petite toux sèche,
qui fait mal à qui l'entend, qui arrache parfois des
larmes à qui la fait entendre...
Recroquevillés sur eux-mêmes, la tête sur
les genoux, les genoux repliés ; prostrés. Devenus
en tout point ascétiques, d'une chasteté souvent
ombrageuse 4; n'ayant plus qu'un compagnonnage,
celui de leur maladie, seuls en tête en tête avec
elle, ne quittant plus la chambre, supportant mal d'autres
présences...
La vie en réduction... Un lieu, un instant - tout le
reste avait sombré*. Ici, maintenant, dans l'oubli
d'un passé qui n'avait conduit qu'à ça
; dans la terreur d'un futur qu'ils savaient rôder
autour d'eux ; dans la haine d'un dehors qui un jour s'était
introduit en eux pour ne plus les quitter.
Leur fragilité face à ce dehors qui les menaçait
encore, sous d'autres formes ; et la brutalité avec
laquelle ils écartaient, rejetaient les êtres
qu'ils ne voulaient plus voir, les choses qu'ils ne voulaient
plus faire : ils n'avaient pas de temps à perdre (leur
temps s'était déjà perdu).
Ici, maintenant, rien d'autre : et pourtant comme ailleurs,
hors du temps. Ils s'étaient déjà détachés
de leur corps - mon moi n'est pas mon mal - jeunes à
jamais**.
Ceux qui restent, ceux qui leur ont succédé
ont réappris la durée 5. Et les voilà
plus seuls encore, circonscrits dans le temps : une dizaine
d'années dans l'Histoire... Mais chez ceux d'aujourd'hui
demeure peut-être ce sentiment à eux commun,
qui pourrait fonder une famille : je ne donnerai plus la vie,
mais je peux toujours donner la mort.
1
Certains, d'ailleurs, avaient constitué de petites
communautés, ou plus simplement des groupes où
ils se rencontraient entre eux, une ou deux fois la semaine:
cherchant à lutter contre la désertion des amis
ou des parents; trouvant ainsi un lieu où ils pourraient
tout dire de ce qu'ils n'osaient dire... Mais d'autres, il
est vrai, fuyaient au contraire ceux qui ne pouvaient leur
ressembler qu'à travers ce qui leur faisait horreur.
Peut-être n'y avait-il d'«air de famille»,
en fin de compte, que pour qui cherchait à s'opposer
à eux, à s'en distinguer, voulant s'assurer
d'avoir encore «la vie devant soi»...
2
Quand ils voyaient encore...
3
A. et son éternel pull à col roulé, dont
il tirait les manches pour s'en couvrir les mains, et la tête
enfoncée dans les épaules ; M., toutefois, en
débardeur, impudique, provocant...
4
O. et ses poupées, ses bibelots : à quarante
ans, prématurément vieilli et tardivement rendu
à l'enfance ; qui ne connaissait plus le mot de «
sexe ». Mais R., son ami, lui aussi touché, qui
l'avait seul à la bouche, et mettait ses paroles en
pratique, se terrant le jour, hantant les parcs la nuit dans
les coins les plus sombres.
5 Ici, du moins, en ce pays
qui peut s'offrir le luxe de la « trithérapie
».
* Lui
(amant d'un ami qui avait été mon amant bien
des années plus tôt), lui (apparu dans
ma vie peu avant la mort de cet ami, et qui devait bientôt
disparaître à son tour, frappé de ce même
mal qu'il avait contracté avec lui), lui n'avait
que deux questions aux lèvres, qu'il répétait
sans cesse : combien ? quoi ? combien de partenaires avais-je
eus ? (s'énervant à me voir hésiter :
plus de cent ? oui ; plus de mille ? c'est possible... - hurlant
alors, lui qui s'était donné à si peu
d'hommes, n'en avait aimé qu'un) que faisais-je avec
eux ? (et je finissais par tout dire, je lui confiais ce que
j'avais follement aimé, qui ne peut plus se faire et
ne vaut pas la peine d'être rappelé... mais lui
insistant, exigeant des détails - hurlant à
nouveau d'avoir si peu connu et de s'en trouver condamné,
alors que j'avais échappé à tout...
** et invoquant
sa jeunesse : me rappelant les dix années que j'avais
de plus que lui, qui m'avaient permis, en toute quiétude,
de jouir encore et encore de mon corps et de celui des autres
- tous les plaisirs, tous les débordements - puis de
trouver la stabilité, d'aimer un homme, de m'attacher
à lui, me contentant de regarder les autres sans rien
désirer au-delà de ces regards). Sa jeunesse
arrêtée ; la mienne déjà en allée,
et ma vie par rapport à elle désormais toujours
dans un au-delà (à lui à jamais refusé)
: nous ne voyions pas le monde avec les mêmes yeux.
Il tenait à me le faire savoir, me le montrait sans
cesse, par ses propos, ses attitudes, creusant encore le fossé
qui nous séparait, avec toute sa violence, en procès
perpétuel contre moi, contre tout... mais rêvant
de m'attirer de son côté, s'y efforçant
souvent, de manière plus ou moins ouverte. Et c'est
alors vraiment que je sentais combien j'étais loin
de lui - quand, après l'avoir couché, bordé,
sur le point d'éteindre la lumière, je tendais
mes lèvres pour ce baiser qui, disait-il, devait lui
donner le goût du sommeil paisible, et que sa langue
se cherchait un passage dont je ne savais si j'étais
prêt à l'offrir. Ou ces nuits où, la boule
à l'estomac, j'acceptais de m'étendre à
ses côtés, dans des draps moites de sa sueur
; deux corps bientôt enlacés, qui mimaient chastement
la tendresse en se hérissant d'horreur ou de haine.
Guy Poitry
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Page créée le 07.12.05
Dernière mise à jour le 07.12.05
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