Jacques Probst
Jacques Probst
«Il dit que ce sont les musiciens et les boxeurs qui lui ont appris à écrire. Et cela n’a vraiment rien d’une pose intellectuelle: ses phrases ont le rythme syncopé du jazz, la puissance et le souffle du boxeur sur le ring», écrivions-nous en 2005, à la sortie des Huit monologues de Jacques Probst, réédités en un seul volume chez Bernard Campiche. Depuis, l’éditeur a publié la quasi totalité de ses autres pièces – qui comprennent de trois à plus de vingt personnages – dans Théâtre II et Théâtre III.
Auteur dramatique et comédien né à Genève en 1951, Jacques Probst écrit depuis 1969. Il est l’auteur d’une vingtaine de pièces pour le théâtre, représentées en Suisse, en France et en Belgique dans des mises en scène signées notamment par Philippe Mentha, François Berthet, François Marin, Denis Mallefer, Joël Jouanneau, Liliane Tondellier, Claude Thébert ou Probst lui-même.
Il a souvent travaillé en collaboration avec des musiciens de jazz comme Raul Esmerode ou Popol Lavanchy, particulièrement pour ses monologues. Plusieurs de ses pièces ont fait l’objet d’enregistrements pour la Radio Suisse Romande et France Culture. Il est également l’auteur de trois scénarios de films: Le Rapt, d’après La Séparation des races de Ramuz (coproduction TSR, TF1), Torito (TSR) et Le Désert comme un jardin pour la réalisatrice Maya Simon. Jacques Probst travaille actuellement sur un projet de roman.
Un bouquet, un sourire et deux baisers
Elle a dix-huit ans depuis trois jours, elle s’appelle Catherine, au village on l’appelle Cathy et parce qu’elle est jolie, qu’elle a de longs cheveux noirs qui lui font de beaux chignons qui quand elle le veut se défont, et aussi parce qu’elle est gaie, tout en sourire, heureuse d’avoir depuis trois jours dix-huit ans, on l’a choisie pour accueillir d’un bouquet de fleurs, d’un sourire et de deux baisers, un sur chacune de ses deux joues, le vainqueur de la septième étape du Tour de France dont la ligne d’arrivée sera tracés sur la place du village demain matin en fin d’après midi. Une étape de montagne puisque le village de Cathy est posé sur la montagne. Le départ de l’étape sera donné demain matin dans une ville distante de deux cents kilomètres du village et dans laquelle ce printemps Cathy a réussi les examens de son baccalauréat, mention «très bien». Cathy est intelligente, elle est jolie, de ses mains le vainqueur de demain sera bienheureux de recevoir des fleurs et par-dessus le bouquet le beau sourire de Cathy qui a dix-huit ans depuis trois jours, et bienheureux demain en fin d’après-midi le vainqueur qui recevra de ses lèvres un baiser sur chacune de ses deux joues.
Cette nuit, Cathy couchée dans son lit a fermé les yeux mais ne s’est pas endormie, ravie derrière ses paupières closes de savoir que: «Personne ne sais aujourd’hui qui j’embrasserai demain en fin d’après-midi, et ne le sait pas non plus celui que j’embrasserai, ni moi qui l’embrasserai.» Elle a fait derrière ses paupières l’ascension de la route qui monte de la vallée jusqu’à son village posé sur la montagne, une route de seize kilomètres sur une pente de dix à douze pour cent classée hors catégorie tant elle est pénible à monter, le chemin pour le Paradis pavé des brasiers de l’Enfer, et Cathy derrière ses paupières closes a regardé tourner et retourner les pédales sous les jambes d’un coureur peut-être évadé du peloton, et qui le premier entrerait dans le village, franchirait la ligne d’arrivée et des mains de Cathy recevrait des fleurs, et de ses lèvres un beau sourire et deux baisers, un sur chacune des deux joues du vainqueur. Il lui faudra du souffle, à ce coureur au large du peloton, plus de souffle qu’il n’en fallut à Cathy trois jours auparavant pour éteindre d’un seul coup les dix-huit bougies brillant sur son gâteau d’anniversaire. Une longue route abrupte où l’on souffle et l’on souffre avant d’entrer dans le village en vainqueur pour y recevoir de Cathy un bouquet de fleurs, un sourire et deux baisers demain en fin d’après-midi. Cathy dans son lit n’est pas encore endormie et ne s’endormira pas de la nuit, mais sera demain en fin d’après-midi fraîche et souriante comme une jeune fille ayant fêté trois jours auparavant ses dix-huit ans.
Le lendemain en fin d’après-midi, ce fut comme durant toute la nuit Cathy l’avait vu dans son lit : un coureur échappé au peloton était entré seul et les bras au ciel dans le village, et tant il avait d’avance sur ses poursuivants qu’à l’entrée des premiers d’entre eux dans le village, Cathy devant les photographes avait déjà donné ses fleurs, son sourire et ses deux baisers au vainqueur sous un plein soleil d’été. Elle avait vu, lui souriant, les deux yeux fiers d’un coureur qui n’avait pas perdu sa journée.
Levée très tôt le lendemain matin, Cathy descendit dans la cuisine pour y prendre son petit déjeuner. Au milieu d’un journal grand ouvert sur la table, elle vit la photo du vainqueur de la veille recevant des mains de Cathy un bouquet de fleurs, et vit son propre sourire, mais le photographe avait manqué les deux baisers. Au-dessus de la photo, Cathy lu les grandes lettres sombres d’un méchant titre et, cernant la photo, un article rapportant l’exclusion de la course du vainqueur de la veille contrôlé positif à plusieurs substances illicites retrouvées en très grande quantité dans son sang, ses urines, sa salive, sa sueur et ses larmes. Une autre photo sous l’article montrait le vainqueur de la veille les yeux baissés sur ses pieds et un gendarme à chacun de ses côtés.
Ce même matin, sur le coup de dix heures, le peloton du Tour de France a quitté le village pour s’étendre tout le long de la route qui redescend de l’autre côté de la montagne. Les coureurs ont franchi à trois kilomètres du village le pont jeté sur un abîme étroit et profond, mais aucun n’a vu, tant la descente est rapide, scintiller au fond de l’abîme un torrent qu’à cette heure de la matinée le soleil pointe de trois rayons.
En fin d’après-midi, au moment où l’arrivée de la huitième étape du Tour de France était jugée dans une bourgade très loin d’ici, un braconnier et son chien ont trouvé Cathy allongée en travers du torrent, son corps très cassé retenu par un rocher dans le courant de l’eau. Parce qu’elle n’en avait plus, le braconnier n’a jamais vu le visage de Cathy.
Jacques Probst
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