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Philippe Rahmy

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  Mouvement par la fin
 

La version intégrale de ce texte paraîtra au printemps 2005 chez Cheyne, dans la collection Grands Fonds, avec une postface de Jacques Dupin. Nous remercions l'auteur et l'éditeur de nous l'avoir confié.

Mouvement par la fin

un portrait de la douleur

Je me résous à parler puisque cela aussi sera emporté.

Quelques minutes avant mes plus longues crises je vois distinctement, je vois car la joie est alors mon seul besoin, des trombes d'eau s'abattre par une ouverture du plafond et dans la mer d'orage se déplacer la masse noire d'un soleil.

Mon lit porte un corps à peine redressé.
Ce corps est un angle où ton regard se déchire. Dans sa plaie il vit.

La tête te fixe.
L'épaule gauche est bandée, elle saigne abondamment, le bras est tendu, un fer le traverse, la main est posée sur les organes génitaux, elle tient un drain où caillots et cristaux coulent avec l'urine. L'autre main écrit machinalement dans un cahier à couverture noire. L'abdomen est proéminent, les hanches crevées par l'escarre. Les jambes en lames sont recroquevillées à plat comme la drogue les a fauchées.

Aujourd'hui s'achève sans infléchir une crise qui prolonge sa veille. Ma chambre est aux courants d'air. L'océan vient, je suis sa lumière et son cri.

Le sternum est découpé pour une intervention sur le cœur qui bat un rythme de métal. Un tuyau jaune-guêpe est planté dans la gorge, il crache des antibiotiques à l'intérieur d'un ventricule.

Je m'autorise une injection dont le pouvoir ne désagrège pas la douleur mais la couvre d'une peau et m'isole pour un temps dans un corps dont je peux écrire.

Génétique, mon infirmité me domine. Penser à elle mène vers sa perfection l'œuvre de la maladie. À force de souffrir le discours s'élabore, esprit venu sur les déplacements du ciel.

N'as-tu jamais attendu l'ange du matin ?

L'orage ensanglanté arrache le plafond.
Mon corps est un éclat de verre. Alors que j'écoute mes os se briser je perds la vue, la parole.

Les yeux tombent au fond du crâne, la langue enfle, elle sort de la bouche. Un filament glacé s'enroule autour des chevilles, un autre entaille les jambes, un autre les reins, le dos, un autre, encore un autre.

Il pleut des barbelés. Suspendues à des centaines de griffes, mes mains cherchent le souvenir de leurs gestes.

Je me penche pour vomir, m'étonnant de sentir ma maladie sur le flanc. Rien ne vient, j'avale de la boue.

Je suis dans un sac.

Il y a dans ce mal une intransigeance, une obligation de pauvreté, qui me font l'intime d'une agression. Mais jamais je n'affronte ce qui me frappe. Je pense un repos où la pulsion de mort et la miséricorde se mêlent.

Rejoins cette plus juste personne que tu es dans la douleur. Soulage la détresse d'un amour qui ne peut te toucher sans te faire souffrir.

[…]

La maison est en paix. La lumière attire un papillon qui me rappelle au contact physique de l'air libre. Ma pensée, métaphore de la vie, se détache de la terre. J'oublie que je sais que ceci est mon corps quotidien. Quand cette heure touchera à sa fin je lui disputerai ses ailes.

[…]

De loin c'est une étoile, de près une silhouette bras et jambes écartés et fléchis dans la position dynamique d'un freerider exécutant un duffy. À droite de la tête une croix blanche. Et par-dessus le tag, tout autour, il y a comme une cage, l'ossature métallique d'un pont. Quelqu'un s'en est balancé cette nuit, ce danseur à la craie avec la croix au point d'impact. C'est à ça qu'il ressemble aujourd'hui, le corps disloqué des villes où les morts ne sont plus même des cadavres.

Sors de ta demeure, viens dans la nuit heureuse veiller avec moi notre frère.

Philippe Rahmy

 

Toute reproduction même partielle interdite
© Le Culturactif Suisse

 

  Philippe Rahmy

Notice biographique

Ce qui fut accompli à ce jour

1965 : naissance de Philippe Rahmy à Genève, père franco-égyptien, mère allemande. Maladie des Os de Verre. Fracture des deux mains à la naissance.

1966 : première fracture du crâne.

1967 - 1998 : deuxième fracture du crâne, fracture de l'épaule gauche, fracture du nez, troisième fracture du crâne, fractures multiples des bras, des jambes, du bassin, des omoplates, des clavicules, du sternum, des mains, des pieds, des chevilles, de la cage thoracique, de la mâchoire, du visage, des genoux, des coudes, des poignets.

Paris. Alcool. Morphine. Poésie. Chasteté.

Déchirure des ligaments latéraux, antérieurs et postérieurs, internes et externes des genoux, des coudes, des épaules. Fractures ouvertes des fémurs, des radius et cubitus. Écrasement bilatéral des tibias. Calculs. Opérations chirurgicales orthopédiques à répétition, vis, plaques, sondes, poches, fers, griffes, tiges, acier, plastique, titane.

1999 : mariage. Voyage en Égypte.

1999, paralysie des membres supérieurs, paralysie faciale, aphasie, cécité, coma. Opération à cœur ouvert. Tant que le sang coule, à la recherche du ciel, fidèle à l'étoile du corps.

Seconde naissance. Licence de philosophie. Gymnastique.
Collabore au site remue.net ( http://www.remue.net/PR/index.html ).

Douleur.

 

Extrait de la postface de Jacques Dupin

" Mouvement par la fin, titre du livre, mouvement à rebours de l'écriture qui commence avec l'instant de la mort pour remonter le cours de l'éclat et de l'éclatement d'un corps harcelé par les attaques d'un mal inflexible. Mouvement par la fin, une fin de non-recevoir qui, s'écrivant, se donne et se projette, appréhendant l'issue que le mouvement appelle en la révoquant - et dont il procède par le " par " qui l'enjambe et qui la dénie.

[…]

Notes d'un journal anachronique, échardes arrachées au corps souffrant, étincelles dispersées dans l'air. Très loin de toute complaisance narcissique, ce portrait de la douleur est un constat transcrit jour après jour de ce que le corps et l'esprit endurent dans l'épreuve. La notation réaliste au plus près, au plus précis, s'ouvre sur le dehors, s'exalte de la contemplation de la mer ou de la nuit, d'un arbre, d'un nuage, de l'envol d'un épervier au-dessus des murs. L'enchaînement des crises, des soins éprouvants, des injections n'en finit pas de renaître en jetant de sourdes lueurs, en provoquant l'exorable montée de la lumière. Décantation qui soudain cristallise et desserre l'oppression. Le corps supplicié réinvente pour se maintenir éveillé l'échappée de la fenêtre ouverte et l'espace réconcilié. […] "

Jacques Dupin

 

Page créée le 27.08.04
Dernière mise à jour le 27.08.04

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