Deux proses brèves
de Ferenc Rakoczy
Les
tritons - Mikrokosmos
Les
tritons
Au début de l'été,
ma mère nous demandait à chacun de choisir trois
jouets qui puissent se suffire à eux-mêmes pendant
les grandes vacances, ce qui amenait à d'inépuisables
disputes au sujet de nos droits à nous, gent enfantine.
Mon frère, qui ne trouvait son plaisir qu'à
la pêche, insistait pour mettre dans ses bagages un
bocal d'asticots particulièrement faisandés
et nauséabonds, variété locale inconnue
des prédateurs aquatiques les plus coriaces de là-bas.
Il avait un faible irrépressible pour toutes ces créatures
visqueuses, gluantes et répugnantes qu'il recyclait
lors de ses expéditions. Les sandres et les brochets
s'affolaient - plus que nous à vrai dire, habitués
que nous étions à supporter les mauvais traitements
infligés à nos narines - au contact de cette
puanteur exotique : tous mordaient à l'appât
pour finir dans les contorsions d'un combat violent et sans
merci.
Quant à nos affaires d'enfants sages, il y en avait
toujours de trop, et la justice parentale était appelée
à trancher en dernier ressort, bibliquement, selon
la loi des mérites et des talents, entre un arrosoir
jaune et un vindicatif canard mécanique. Une semaine
entière ou plus, nous rongions notre frein. Un beau
jour, aux aurores, toute la famille processionnait vers la
gare, et le voyage pouvait enfin commencer.
En trois heures, le monde entier défilait devant nos
yeux. Il y avait d'abord des immeubles gris, des routes sombres
où circulaient des colonnes de voitures, des enseignes
lumineuses, des toits d'ardoise, des cheminées énormes,
des carrés de choux emportés par la fuite saccadée
du train, des rideaux de peupliers et de hêtres qui
projetaient dans le compartiment un clignotement continu d'ombre
et de soleil, une surface d'eau bleu écru dont le scintillement
venait prendre dans nos yeux éblouis le relais fugitif
du firmament. Puis venaient à nous des vignobles, des
terres labourées, de vastes prairies glissant majestueusement
à notre droite et à notre gauche, le bleu turquoise
d'un second lac, puis d'un autre encore, qu'on apercevait
bombé devant nous, des arasements rocheux, encore des
vignobles, de grands villages accrochés à mi-pente,
une fille aux jambes gainées de soie abricot appuyée
contre son vélo devant un passage à niveau et
qui nous signifiait le chemin du sud. C'était la frontière,
les employés des douanes suspicieux, l'autre côté
de la montagne, la plongée vers des plaines vertes,
les champs de tournesols, de tomates et de poivrons; et l'arrivée
en Vénétie, la mer, enfin, qui signifiait notre
liberté rendue de petits sauvages égaillés
dans la péninsule de l'été.
De cette époque, je me rappelle surtout d'un événement
qui devait faire date dans la Légende dorée
familiale. Nous avions rejoint comme à chaque été
l'oncle Jean dans sa demeure italienne où il écoulait
une retraite laborieuse aux côtés de la dernière
en date de ses épouse, une jeune comtesse au caractère
orageux qui l'avait convoité au sortir d'une des nombreuses
fêtes qui animent la Sérénissime. Comme
elle était follement amoureuse de lui, il avait vite
été question de mariage, puis d'enfants, ce
à quoi il se refusait avec obstination, se disant trop
vieux pour les langes et les comptines.
Depuis l'avant-veille, une chaleur étouffante s'était
abattue sur la ville d'eau et les campagnes : l'atmosphère
était électrique, fourmillante et gonflée
de tensions retenues. Nous jouions comme d'habitude dans le
parc à l'ombre des rosiers grimpants et des glycines
en cerceaux. L'eau de la vasque, au bout de l'allée
couverte de gravier fin et brûlant, prenait une consistance
de soupe primitive. Faisant fi de l'interdiction maternelle,
nous y barbotions plusieurs fois par jour en compagnie de
toutes sortes de bestioles translucides qui nous glissaient
entre les doigts.
Pendant ce temps, l'oncle Jean expérimentait un instrument
de musique électronique de son invention, le trois-ton,
qui se présentait comme une boîte pourvue d'une
pompe à pistons et de trois tuyaux coniques de zinc
autour desquels s'enchevêtraient des fils et des microphones
- l'un rouge, l'un vert, l'autre gris. Il avait transporté
son installation dans le patio d'où s'échappaient
des sons lunaires, dominés par des effets de résonance,
de relief et d'écho qui faisaient penser au gloussement
d'une colonie de batraciens. C'était un peu comme si
le néant avait pris figure dans la cacophonie. L'oncle
transpirait à grosses gouttes en réglant à
l'aide de différents cadrans les chuintements, les
sifflements et les modulations aquatiques qui se combinaient
par séries pour former une espèce de magma dominé
par les basses et d'où émergeaient par instants
des arpèges mouillés dans le goût du xylophone.
Lorsqu'il actionnait le rouleau accouplé au plus gros
des tuyaux, le trois-ton libérait soudain des nappes
sonores qui entraient en vibration les unes avec les autres
de façon absolument capricieuse et tonitruante, couinement
qui nous mettait en joie et lui au désespoir. Impossible
d'en tirer une quelconque harmonie !
Et la canicule n'y aidait pas. Les hirondelles rasaient les
haies de troènes délimitant le périmètre
du propriétaire; du haut de la terrasse inclinée,
on les voyait ramener au nid, vol après vol, ponctuelles
comme des filles de l'air, une orgie de moucherons qu'elles
enfilaient dans les petits entonnoirs convulsifs et affamés
qui piaillaient dès l'aube sous les auvents. Le chien
du logis rampait en amnésique derrière les meubles
et les flammes ocre des rideaux à la recherche d'un
peu de fraîcheur où se gratter la panse et se
mettre à l'abri des flots de musique en discorde. Cela
durait. L'orage n'allait pas tarder.
On s'en fut se coucher. Avec la tombée du jour, l'air
était devenu plus lourd encore. De brefs éclairs
de chaleur sillonnaient, curvilignes, le ciel, mais nulle
goutte là-haut ne daignait se libérer. Inutile
de préciser que je ne fermai l'il de la nuit.
Nos hôtes, eux non plus n'avaient pas dormi : en témoignaient
les silences de la maîtresse de céans qui vaquait,
l'il en berne, à ses occupations familières.
Près d'un ventilateur pour prendre le frais, l'oncle
s'était assoupi dans un fauteuil crapaud en velours
vert ; il semblait avoir oublié son prototype instrumental
qui grésillait dans un coin du patio, grillon abandonné
à lui-même.
Alors, en plein midi, le ciel se déchira, et il se
mit à pleuvoir dans un fracas apocalyptique, mais on
ne me croira pas, pleuvoir donc, c'est-à-dire verser,
choir d'en haut et de nulle part, s'abattre dru comme mitraille,
lourds et denses, un déluge de tritons.
Mikrokosmos
A quelques encablures du Rhin, au cur
de la vieille ville, il y avait pour nous surtout l'École
de musique, où il fallait se rendre chaque mercredi
après la fermeture des classes, par de larges trottoirs
de pavés disjoints (des siècles d'intempéries
et les tremblements de terre avaient fait leur oeuvre) qui,
invariablement, quel que fut le chemin emprunté, menaient
à la bâtisse cossue, encastrée entre deux
immeubles de rapport. On y pénétrait avec une
sorte de terreur sacrée, l'impression de se perdre
dans une Brocéliande emplie de surprises et de mystères:
en effet, n'y rencontrait-on pas des elfes et des gnomes,
des fées et des monstres qu'on devinait tapis dans
la pénombre des couloirs du bout desquels s'échappait
le tohu-bohu des orchestres de chambre en train d'accorder
les instruments ?
De vieux beaux portant des étuis de contrebasse, des
ronds-de-cuir aux ongles soigneusement curés, des étudiants
aux vestons élimés, confits dans le respect,
de jeunes mamans pleines d'espoir conduisant leur progéniture,
tout ce monde passait les portes d'acajou entrebaîllées,
montait et descendait les escaliers, se croisait comme si
de rien n'était, échangeant saluts et sourires.
Il planait par-dessus les têtes une agréable
odeur de résine et de fine poussière telle qu'on
n'en voit en principe que dans les maisons de haute noblesse,
et à laquelle venait se mêler, par temps de doux,
la fragrance saumâtre du fleuve.
Franchi le seuil de ce conservatoire très sélect,
les manières des enfants devenaient fort cérémonieuses,
guindées même.
Le centre névralgique de la bâtisse s'organisait
autour d'un petit musée d'instruments anciens dont
montait, certaines fins d'après-midi, vbbvun flot musical
que j'identifiai plus tard au clavecin ou à des instruments
aussi bizarres que le clavicorde ou l'orgue hydraulique. Ces
harmonies à la fois tièdes et acidulées,
sous-tendues par le cliquetis et le claquement des tirettes,
vous donnaient à comprendre mieux que n'importe quel
cours magistral la distance qui mène de la note au
son, et de la mécanique à l'ineffable, puisque
il s'agit bien d'une sorte de saut logique où le talent
se déploie tout entier - ou ne se déploie pas.
Il arrivait nombre de choses étranges dans cette maison,
et qui auraient pu me la rendre sympathique. Ainsi, je vis
un jour des symphonistes, venus tout exprès de Colmar
pour nous initier à la rythmique, lancer avec joie
leurs instruments par la fenêtre après en avoir
joué, alléguant d'un commun accord qu'ils s'étaient
fatigués de la musique à laquelle tout le monde
ici se vouait corps et âme; ou encore. Une des canatrices
préférées de la directrice, grande amie
de ma mère, se fit raser le crâne après
une prestation certes techniquement admirable, mais dénuée
de toute émotion, après que je lui eus fait
une remarque bénigne sur la qualité de son chant.
Et puis, il y avait l'éternel unijambiste de service,
qui nous haranguait à l'entrée, en équilibre
sur son pivot, dans l'espoir de s'attirer par ses transes
exquises la faveur des dames ou l'aumône de quelque
passant. S'épongeant à loisir avec une serviette
humide qu'il tordait sur le parquet (car ces longues stations
debout le fatiguaient énormément), il entreprit
de me raconter ses lointains voyages cependant que les accords
plaqués et les arpèges tordus passaient comme
des missives infernales par-dessus nos têtes. Il avait
une collection d'anecdotes qu'on aurait inutilement cherché
ailleurs et avait fréquenté avec honneur les
meilleures familles d'Amérique. Quels moments de pure
jubilation je vécus là! Oui, tout concourait
à me faire apprécier l'Ecole de musique, à
m'en rendre agréable la fréquentation.
Hélas ! j'y conçus pour la première fois
de ma vie ce qu'on nomme d'ordinaire le désespoir,
sentiment aigu et profond qui me rongeait jusqu'à la
moelle et dont la cause n'était autre que ma maîtresse
de piano, sorte de sirène parcheminée dont le
seul tort consistait à me faire répéter
inlassablement au clavier, leçon après leçon,
la même phrase du Mikrokosmos de Bartok, jusqu'à
ce qu'elle jugeât atteint le dernier retranchement de
la perfection. Selon toute évidence, la vie était
pour elle affaire d'étiquette, d'affairement, d'une
méticulosité qui effaçait tout divertissement
de son horizon. N'ayant pas trouvé de moyen plus élégant
de m'en défaire, je l'éviscérais - en
rêve, cela va sans dire. A l'état de veille,
je me contentais de hurler comme un forcené après
avoir réduit en bouillie mes partitions qui se renouvelaient
d'une fois à l'autre comme par enchantement. Riant
de mes cruelles surprises, mon bourreau se contentait de rajouter
au crayon bleu dans mon carnet de devoirs une petite note
assassine qui mettait un comble à ma fureur.
Mes accès de rage ayant crû de façon alarmante
en nombre et en intensité, il fallut songer à
me retirer des cours, ce à quoi mes parents consentirent
la mort dans l'âme. Ainsi, précocement, dans
ma hiérarchie des valeurs, la sauvagerie du monde prit-elle
le pas sur une certaine conception de l'art.
Ce n'est que des années plus tard que je compris ce
que la musique avait à m'offrir de précieux
voire d'irremplacable. Je décidai de devenir compositeur,
espérant de cette façon m'approcher des chanteuses
célèbres dont je m'étais nouvellement
entiché. Ce parti pris, je me jetai à plein
collier dans le travail et rien ne put jamais m'en détourner,
si ce n'est mon indolence qui, avec mon inclination à
l'école buissonnière, prit le dessus. Pour tout
dire, je n'ai jamais éprouvé beaucoup de plaisir
à aligner des notes sur les portées dont elles
semblaient toujours un peu choir avant de se jucher de guigois
sur quelque bord de page. Ah! ces notes! Il y en avait toujours
de trop... A bout de patience, j'en saisis un jour une poignée
que je jetai avec mes effets sous le lit, où elles
finirent par s'endormir dans un ultime dandinement.
Mais les choses n'en restèrent pas là. A la
même époque, j'observai que les femmes elles
aussi devenaient de jour en jour plus flagorneuses et patelines
avec moi, musicales presque. Au vu de ce qui précède,
on imaginera aisément les affres que j'endure auprès
d'elles et les subterfuges que je dois inventer lorsqu'elles
s'adressent à moi, agitant la main sur le rebord de
la fenêtre.
Ferenc Rakoczy
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Page créée le 01.12.03
Dernière mise à jour le 01.12.03
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