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Ferenc Rakoczy

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  Ferenc Rakoczy
 
De père hongrois et de mère jurassienne, Ferenc Rakoczy est né à Bâle en 1967. Il a grandi dans la région de Porrentruy avant d'étudier la médecine à Berne, où il devioent psychiatre. Il vit aujourd'hui à Lausanne, où il exerce en qualitéd e chef de clinique au Centre Hospitalier Universitaire Vaudois.
Ferenc Rakoczy a publié des textes dans des revues, ainsi que deux recueils de poésie aux editions de L'Age d'homme : Kiosque à chimères (1996) et Les Hospices rhénans ((2000).

 

  Inédit
 

Deux proses brèves de Ferenc Rakoczy

Les tritons - Mikrokosmos

Les tritons

Au début de l'été, ma mère nous demandait à chacun de choisir trois jouets qui puissent se suffire à eux-mêmes pendant les grandes vacances, ce qui amenait à d'inépuisables disputes au sujet de nos droits à nous, gent enfantine. Mon frère, qui ne trouvait son plaisir qu'à la pêche, insistait pour mettre dans ses bagages un bocal d'asticots particulièrement faisandés et nauséabonds, variété locale inconnue des prédateurs aquatiques les plus coriaces de là-bas. Il avait un faible irrépressible pour toutes ces créatures visqueuses, gluantes et répugnantes qu'il recyclait lors de ses expéditions. Les sandres et les brochets s'affolaient - plus que nous à vrai dire, habitués que nous étions à supporter les mauvais traitements infligés à nos narines - au contact de cette puanteur exotique : tous mordaient à l'appât pour finir dans les contorsions d'un combat violent et sans merci.
Quant à nos affaires d'enfants sages, il y en avait toujours de trop, et la justice parentale était appelée à trancher en dernier ressort, bibliquement, selon la loi des mérites et des talents, entre un arrosoir jaune et un vindicatif canard mécanique. Une semaine entière ou plus, nous rongions notre frein. Un beau jour, aux aurores, toute la famille processionnait vers la gare, et le voyage pouvait enfin commencer.
En trois heures, le monde entier défilait devant nos yeux. Il y avait d'abord des immeubles gris, des routes sombres où circulaient des colonnes de voitures, des enseignes lumineuses, des toits d'ardoise, des cheminées énormes, des carrés de choux emportés par la fuite saccadée du train, des rideaux de peupliers et de hêtres qui projetaient dans le compartiment un clignotement continu d'ombre et de soleil, une surface d'eau bleu écru dont le scintillement venait prendre dans nos yeux éblouis le relais fugitif du firmament. Puis venaient à nous des vignobles, des terres labourées, de vastes prairies glissant majestueusement à notre droite et à notre gauche, le bleu turquoise d'un second lac, puis d'un autre encore, qu'on apercevait bombé devant nous, des arasements rocheux, encore des vignobles, de grands villages accrochés à mi-pente, une fille aux jambes gainées de soie abricot appuyée contre son vélo devant un passage à niveau et qui nous signifiait le chemin du sud. C'était la frontière, les employés des douanes suspicieux, l'autre côté de la montagne, la plongée vers des plaines vertes, les champs de tournesols, de tomates et de poivrons; et l'arrivée en Vénétie, la mer, enfin, qui signifiait notre liberté rendue de petits sauvages égaillés dans la péninsule de l'été.
De cette époque, je me rappelle surtout d'un événement qui devait faire date dans la Légende dorée familiale. Nous avions rejoint comme à chaque été l'oncle Jean dans sa demeure italienne où il écoulait une retraite laborieuse aux côtés de la dernière en date de ses épouse, une jeune comtesse au caractère orageux qui l'avait convoité au sortir d'une des nombreuses fêtes qui animent la Sérénissime. Comme elle était follement amoureuse de lui, il avait vite été question de mariage, puis d'enfants, ce à quoi il se refusait avec obstination, se disant trop vieux pour les langes et les comptines.
Depuis l'avant-veille, une chaleur étouffante s'était abattue sur la ville d'eau et les campagnes : l'atmosphère était électrique, fourmillante et gonflée de tensions retenues. Nous jouions comme d'habitude dans le parc à l'ombre des rosiers grimpants et des glycines en cerceaux. L'eau de la vasque, au bout de l'allée couverte de gravier fin et brûlant, prenait une consistance de soupe primitive. Faisant fi de l'interdiction maternelle, nous y barbotions plusieurs fois par jour en compagnie de toutes sortes de bestioles translucides qui nous glissaient entre les doigts.
Pendant ce temps, l'oncle Jean expérimentait un instrument de musique électronique de son invention, le trois-ton, qui se présentait comme une boîte pourvue d'une pompe à pistons et de trois tuyaux coniques de zinc autour desquels s'enchevêtraient des fils et des microphones - l'un rouge, l'un vert, l'autre gris. Il avait transporté son installation dans le patio d'où s'échappaient des sons lunaires, dominés par des effets de résonance, de relief et d'écho qui faisaient penser au gloussement d'une colonie de batraciens. C'était un peu comme si le néant avait pris figure dans la cacophonie. L'oncle transpirait à grosses gouttes en réglant à l'aide de différents cadrans les chuintements, les sifflements et les modulations aquatiques qui se combinaient par séries pour former une espèce de magma dominé par les basses et d'où émergeaient par instants des arpèges mouillés dans le goût du xylophone. Lorsqu'il actionnait le rouleau accouplé au plus gros des tuyaux, le trois-ton libérait soudain des nappes sonores qui entraient en vibration les unes avec les autres de façon absolument capricieuse et tonitruante, couinement qui nous mettait en joie et lui au désespoir. Impossible d'en tirer une quelconque harmonie !
Et la canicule n'y aidait pas. Les hirondelles rasaient les haies de troènes délimitant le périmètre du propriétaire; du haut de la terrasse inclinée, on les voyait ramener au nid, vol après vol, ponctuelles comme des filles de l'air, une orgie de moucherons qu'elles enfilaient dans les petits entonnoirs convulsifs et affamés qui piaillaient dès l'aube sous les auvents. Le chien du logis rampait en amnésique derrière les meubles et les flammes ocre des rideaux à la recherche d'un peu de fraîcheur où se gratter la panse et se mettre à l'abri des flots de musique en discorde. Cela durait. L'orage n'allait pas tarder.
On s'en fut se coucher. Avec la tombée du jour, l'air était devenu plus lourd encore. De brefs éclairs de chaleur sillonnaient, curvilignes, le ciel, mais nulle goutte là-haut ne daignait se libérer. Inutile de préciser que je ne fermai l'œil de la nuit. Nos hôtes, eux non plus n'avaient pas dormi : en témoignaient les silences de la maîtresse de céans qui vaquait, l'œil en berne, à ses occupations familières. Près d'un ventilateur pour prendre le frais, l'oncle s'était assoupi dans un fauteuil crapaud en velours vert ; il semblait avoir oublié son prototype instrumental qui grésillait dans un coin du patio, grillon abandonné à lui-même.
Alors, en plein midi, le ciel se déchira, et il se mit à pleuvoir dans un fracas apocalyptique, mais on ne me croira pas, pleuvoir donc, c'est-à-dire verser, choir d'en haut et de nulle part, s'abattre dru comme mitraille, lourds et denses, un déluge de tritons.



Mikrokosmos

A quelques encablures du Rhin, au cœur de la vieille ville, il y avait pour nous surtout l'École de musique, où il fallait se rendre chaque mercredi après la fermeture des classes, par de larges trottoirs de pavés disjoints (des siècles d'intempéries et les tremblements de terre avaient fait leur oeuvre) qui, invariablement, quel que fut le chemin emprunté, menaient à la bâtisse cossue, encastrée entre deux immeubles de rapport. On y pénétrait avec une sorte de terreur sacrée, l'impression de se perdre dans une Brocéliande emplie de surprises et de mystères: en effet, n'y rencontrait-on pas des elfes et des gnomes, des fées et des monstres qu'on devinait tapis dans la pénombre des couloirs du bout desquels s'échappait le tohu-bohu des orchestres de chambre en train d'accorder les instruments ?
De vieux beaux portant des étuis de contrebasse, des ronds-de-cuir aux ongles soigneusement curés, des étudiants aux vestons élimés, confits dans le respect, de jeunes mamans pleines d'espoir conduisant leur progéniture, tout ce monde passait les portes d'acajou entrebaîllées, montait et descendait les escaliers, se croisait comme si de rien n'était, échangeant saluts et sourires. Il planait par-dessus les têtes une agréable odeur de résine et de fine poussière telle qu'on n'en voit en principe que dans les maisons de haute noblesse, et à laquelle venait se mêler, par temps de doux, la fragrance saumâtre du fleuve.
Franchi le seuil de ce conservatoire très sélect, les manières des enfants devenaient fort cérémonieuses, guindées même.
Le centre névralgique de la bâtisse s'organisait autour d'un petit musée d'instruments anciens dont montait, certaines fins d'après-midi, vbbvun flot musical que j'identifiai plus tard au clavecin ou à des instruments aussi bizarres que le clavicorde ou l'orgue hydraulique. Ces harmonies à la fois tièdes et acidulées, sous-tendues par le cliquetis et le claquement des tirettes, vous donnaient à comprendre mieux que n'importe quel cours magistral la distance qui mène de la note au son, et de la mécanique à l'ineffable, puisque il s'agit bien d'une sorte de saut logique où le talent se déploie tout entier - ou ne se déploie pas.
Il arrivait nombre de choses étranges dans cette maison, et qui auraient pu me la rendre sympathique. Ainsi, je vis un jour des symphonistes, venus tout exprès de Colmar pour nous initier à la rythmique, lancer avec joie leurs instruments par la fenêtre après en avoir joué, alléguant d'un commun accord qu'ils s'étaient fatigués de la musique à laquelle tout le monde ici se vouait corps et âme; ou encore. Une des canatrices préférées de la directrice, grande amie de ma mère, se fit raser le crâne après une prestation certes techniquement admirable, mais dénuée de toute émotion, après que je lui eus fait une remarque bénigne sur la qualité de son chant. Et puis, il y avait l'éternel unijambiste de service, qui nous haranguait à l'entrée, en équilibre sur son pivot, dans l'espoir de s'attirer par ses transes exquises la faveur des dames ou l'aumône de quelque passant. S'épongeant à loisir avec une serviette humide qu'il tordait sur le parquet (car ces longues stations debout le fatiguaient énormément), il entreprit de me raconter ses lointains voyages cependant que les accords plaqués et les arpèges tordus passaient comme des missives infernales par-dessus nos têtes. Il avait une collection d'anecdotes qu'on aurait inutilement cherché ailleurs et avait fréquenté avec honneur les meilleures familles d'Amérique. Quels moments de pure jubilation je vécus là! Oui, tout concourait à me faire apprécier l'Ecole de musique, à m'en rendre agréable la fréquentation.
Hélas ! j'y conçus pour la première fois de ma vie ce qu'on nomme d'ordinaire le désespoir, sentiment aigu et profond qui me rongeait jusqu'à la moelle et dont la cause n'était autre que ma maîtresse de piano, sorte de sirène parcheminée dont le seul tort consistait à me faire répéter inlassablement au clavier, leçon après leçon, la même phrase du Mikrokosmos de Bartok, jusqu'à ce qu'elle jugeât atteint le dernier retranchement de la perfection. Selon toute évidence, la vie était pour elle affaire d'étiquette, d'affairement, d'une méticulosité qui effaçait tout divertissement de son horizon. N'ayant pas trouvé de moyen plus élégant de m'en défaire, je l'éviscérais - en rêve, cela va sans dire. A l'état de veille, je me contentais de hurler comme un forcené après avoir réduit en bouillie mes partitions qui se renouvelaient d'une fois à l'autre comme par enchantement. Riant de mes cruelles surprises, mon bourreau se contentait de rajouter au crayon bleu dans mon carnet de devoirs une petite note assassine qui mettait un comble à ma fureur.
Mes accès de rage ayant crû de façon alarmante en nombre et en intensité, il fallut songer à me retirer des cours, ce à quoi mes parents consentirent la mort dans l'âme. Ainsi, précocement, dans ma hiérarchie des valeurs, la sauvagerie du monde prit-elle le pas sur une certaine conception de l'art.
Ce n'est que des années plus tard que je compris ce que la musique avait à m'offrir de précieux voire d'irremplacable. Je décidai de devenir compositeur, espérant de cette façon m'approcher des chanteuses célèbres dont je m'étais nouvellement entiché. Ce parti pris, je me jetai à plein collier dans le travail et rien ne put jamais m'en détourner, si ce n'est mon indolence qui, avec mon inclination à l'école buissonnière, prit le dessus. Pour tout dire, je n'ai jamais éprouvé beaucoup de plaisir à aligner des notes sur les portées dont elles semblaient toujours un peu choir avant de se jucher de guigois sur quelque bord de page. Ah! ces notes! Il y en avait toujours de trop... A bout de patience, j'en saisis un jour une poignée que je jetai avec mes effets sous le lit, où elles finirent par s'endormir dans un ultime dandinement.
Mais les choses n'en restèrent pas là. A la même époque, j'observai que les femmes elles aussi devenaient de jour en jour plus flagorneuses et patelines avec moi, musicales presque. Au vu de ce qui précède, on imaginera aisément les affres que j'endure auprès d'elles et les subterfuges que je dois inventer lorsqu'elles s'adressent à moi, agitant la main sur le rebord de la fenêtre.

Ferenc Rakoczy

 

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Page créée le 01.12.03
Dernière mise à jour le 01.12.03

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