Ilma Rakusa
Ecrivaine et traductrice couronnée de nombreux prix, Ilma Rakusa est née en 1946 à Rimavská Sobota (Slovaquie), de mère hongroise et de père slovène. Son enfance trouve refuge à Budapest, Ljubljana et Trieste, puis à Zurich où elle arrive à l'âge de six ans. Après des études de slavistique et de littérature romane aux universités de Zurich, Paris et Saint-Pétersbourg, elle est assistante à l'Institut slave de l'Université de Zurich, où elle enseigne aujourd'hui.
En parallèle à son activité d'écrivaine, Ilma Rakusa est journaliste pour la NZZ et Die Zeit . Elle a également publié plusieurs ouvrages de critique littéraire ainsi que des anthologies, notamment sur Fiodor Dostoïevski, Anna Achmatova ou Joseph Brodsky. En tant que traductrice en allemand, elle a traduit des œuvres du français (Marguerite Duras, Leslie Kaplan), du russe (Marina Tsvetaeva, Alexei Remisov, Anton Tchekov), du serbo-croate (Danilo Kiš) et du hongrois (Imre Kertész). Ses textes se situent au croisement de plusieurs cultures et de plusieurs langues. Elle y explore les relations entre hommes et femmes, le passé, ses liens avec les territoires qui l'ont accueillie, faits d'arbres et de béton, de mots. Son œuvre, dont nous proposons ici une sélection, est encore inédite en français.
Jardin, départs
De jour, il semblait immense. Là poussaient poiriers, pommiers et cerisiers, attachés à leurs ombres compactes; là se découvrait le jardin potager que d'aucuns travaillaient régulièrement, force pioche et pelle. Les plants de tomates s'accrochaient ailleurs, sur le bord d'un petit carré de pelouse, dans le royaume des fées. Ainsi le décrivait Marjeta, qui s'empressait de prouver ses dires: les bonbons qui pendaient ici et là ne témoignaient-ils pas de la générosité des esprits? Au milieu du jardin resplendissait un parterre de fleurs rond, entouré de pierres, auquel menaient deux sentiers de gravier. En prenant à gauche, on pouvait entrevoir le puits carré, et y contempler son propre reflet. Derrière le parterre de fleurs (des roses, des roses) reposaient des plates-bandes et poussaient des framboisiers; épars, des jardins familiaux bordés par une gare de triage délimitaient ce flanc du jardin. S'asseyait-on sur un banc contre le mur de la maison entouré d'arbres fruitiers en espalier, on voyait, aussi loin que les yeux pouvaient porter, de la verdure à foison – apprivoisée, taillée. Dans un lointain horizon, les souffles noirs des locomotives appartenaient à un autre monde. Au-delà du paradis.
(…)
La nuit, il était sombre et se ratatinait. Couchée dans mon lit, je songeais à sa plénitude colorée, mais cette évocation ne m'aidait pas à conjurer les cris stridents des trains. Une fois que le jardin s'était tu, puis estompé, les trains prenaient le dessus. Ils étaient tout près, traversant la chambre en feulant. Ils gémissaient, grinçaient, produisant des bruits métalliques. Je ne savais pas encore ce qu'on arrimait et attelait ainsi, je ne savais pas encore ce qu'était une manœuvre de trains, je n'entendais que ce tumulte inquiétant dans la nuit. Une locomotive irascible, bouillonnante de vapeur. A l'infini, le son des wagons de marchandises sur les rails. Se dirigeant vers quel but? La nostalgie s'introduisait dans la maison, un tiraillement sombre. Ljubljana, 1948. A l'étage inférieur dormaient l'oncle et la tante, et mes cousines. Je m'accrochais à mon gros manchon en fourrure, celui qui remplaçait poupées et peluches. Ce manchon, je le considérais comme mon unique refuge. Il était la petite maison dans laquelle je pouvais me blottir.
Droit d'hospitalité dans le jardin, dans le frais logement mansardé. Les trains nocturnes rappelaient également cela: le voyage continuera, il continue toujours. Cette commode foncée ne nous appartenait pas, le lit non plus. Je me déplaçais entre des choses étrangères, cernée par une langue étrangère. Les choses, je m'en désintéressais, elles évoluaient peu; de la langue, par contre, je me laissais lentement rapprocher. Le manchon pressé contre le visage, j'affûtais mes oreilles. VRT. Jardin. SMRT. Mort. J'appris NOC, VLAK, DAN, KRUH. Muette, j'absorbais, collectionnais le monde. Je n'apprenais pas par fragments: c'était avec des phrases entières que je voulais parler. C'est pourquoi je me suis tue jusqu'à réussir à aligner des phrases complètes.
Dans la nuit, aux côtés des trains roulaient des colonnes de mots; les uns rimaient, les autres se cherchaient une place. Heurts. Quels liens entre le jardin et la mort? Entre les plates-bandes et les voies se dressaient des clôtures, tout de même! Seules les mauvaises herbes foisonnaient tout autant ici que là. Je restais éveillée, enserrée dans des halos lointains trouant l'obscurité. J'épelais les mots à l'envers, puis à l'endroit, et repérais le silence qui s'infiltrait brièvement. Le silence était comme transi. Comme coincé entre le bruit. Il ne respirait pas. Et ma respiration aussi était laborieuse. Je tentais d'invoquer le visage de Marjeta, ses yeux souriants et mutins. Des yeux comme des cerises. La voix claire, chantante. Raconte-moi un conte, Marjeta, tout de suite. Mais Marjeta ne voulait pas. Laisse-moi dormir. Pense aux fées. (…)
De temps à autre, je sombrais dans un demi-sommeil. Je me réveillais en sursaut, retombais dans le lit. Plusieurs fois. Jusqu'à ce qu'enfin, je laisse la nuit m'envelopper. Parce que la fatigue avait vaincu la méfiance. La peur allait se tapir dans les rêves, où elle se nichait jusqu'à la grisaille matinale.
Plomb, rails, ruines. Le métal se cramponne davantage. Ainsi se fixent les tampons. Les machines se mettent en branle. Mamanmachines. Fumées. Descendez du train, avant que le temps ne soit oblitéré, que la lueur fuyante et rauque des longs trains ne se meure à l 'horizon. Les trains sont chargés de pierres. Des enfants aux yeux blafards. Déplacements lents, interminables patiences. Wagon plombé, puis déplombé. Des déplacements très lents vers le nord-est – perçants, et la neige. Ce n 'est pas du sucre. C'est un voyage qui déraille.
Le manchon en fourrure de lapin était brun clair et galeux. Pelé. Je l'ai usé. Il m'accompagnait même dans mes rêves. Plaqué, humide et ébouriffé, contre ma joue. Lorsque j'avais froid, je le glissais sous ma chemise de nuit. Durant le petit-déjeuner, il trônait à côté du pot de lait, sur la toile cirée à carreaux. Aux toilettes, je le pendais sur la poignée de la porte. Je lui parlais. Il assistait à mes premières tentatives en langue slovène, bien que le hongrois lui fût plus familier. Il répondait au nom de KESZTYE. Kesztye et moi étions inséparables. L'aînée de mes cousines ne pouvait pas le concevoir. Dans les yeux de son visage aux traits indiens, je me découvrais insensée et légèrement blâmable. Courir dans tous les sens avec ce manchon, dans cette chaleur! Il faisait pourtant rarement chaud, à part dans les endroits du jardin situés en plein soleil. Pendant que je m'amusais autour du parterre de fleurs (des roses, des roses), Kesztye se reposait sous le poirier, dans l'ombre de l'herbe. Pour changer, je le perchais sur les plants de tomates, où il jouait les épouvantails. Mais il devait rester près de l'endroit où je me trouvais. Tu sens? Regarde! Kesztye passait de découvertes en découvertes, et il en résulta qu'il perdit de nombreux poils. Je le grondais, d'être rabougri, de perdre sa fourrure. Et je l'aimais encore davantage, même presque chauve.
Nous vivions ici ensemble, dans cette maison avec jardin. Bien entendu, nous allions reprendre la route, un jour ou l'autre: ne sommes-nous pas toujours en train de déménager ou sur le départ? Enfin, pour une première fois, une pause, des repas réguliers, des goûters. Le jardin était un riche royaume, à tous égards. Que nous fallait-il de plus. Je ne souhaitais aller nulle part ailleurs: ni dans des magasins, ni à l'église, ni au centre-ville bruyant. Laissez-moi tranquille. L'activité menaçante des trains nocturnes m'intimidait même de jour. Laissez-moi. Et lorsque ma tante m'entraînait néanmoins avec elle, je m'accrochais à sa corbeille et à Kesztye; je titubais, sans piper mot, les yeux fixés sur le sol caillouteux, et je ne levais les yeux que devant une façade jaune, de la couleur du soleil. L'école de Marjeta avait cette couleur-là. Je l'aimais bien. Et j'aimais cette cour d'école ombragée, entourée d'arbres, dans laquelle les enfants chahutaient.
Je n'avais pas d'amis – quoique, si: j'avais Kesztye et mes cousines. Mais, ensemble, nous ne cavalions jamais le long des sentiers du jardin. Les cousines me taquinaient, me menaient en bateau, Marjeta entretenait l'ensorcellement autour des fées. A ses yeux, j'étais trop petite pour être prise au sérieux. Je percevais ces sentiments-là. Et cela me mettait en colère. C'est pourquoi je préférais rester seule avec Kesztye.
Parfois, pendant que la tante farfouillait dans les parterres du jardin, je ramassais des noix que je fourrais dans le ventre de Kesztye. Ou alors je me rendais utile avec l'arrosoir, et j'en profitais pour asperger également Kesztye qui avait trop chaud. Je ne m'ennuyais jamais. Sans compter qu'ici et là, des dangers nous guettaient: guêpes fougueuses qui bourdonnaient autour des fruits tombés à terre, le puits noir, et le long de la frontière extérieure du jardin, orties et arbrisseaux épineux qui me montaient jusqu'aux genoux. Kesztye et moi-même frappions les fourmis agressives. Il me protégeait.
En regardant les pensées et les «ne-m'oubliez-pas», je restais songeuse. Il y avait une tristesse qui les auréolait. Quelque chose en moi s'assombrissait très rapidement, se recroquevillait et formait comme une boule. J'étais assise là avec Kesztye, accroupie dans le silence, et j'attendais. J'attendais que cela se dissolve lentement.
Départ était aussi un mot de cette sorte. Et train et rails et neige et SMRT. Mort. Voyage était un mot à moitié triste, ou plutôt, à trois-quarts triste. Parce que je ne voulais pas toujours être sur le départ, ou ne voulais plus que les autres partent. Pulsions d'envol engendrées par la curiosité? La nouveauté devait-elle nécessairement être recherchée ailleurs? Là-bas, le jardin s'arrêtait, là-derrière commençait la zone neutre des trains, l'éternel voyage. Les mauvaises herbes, florissantes, poussaient jusqu'entre les roues des wagons. Se laissaient déraciner. Arrachées de terre, elles pendaient entre les rayons des essieux, et puis… départ. Envolées, déchiquetées.
Lorsque je n'introduisais pas les doigts dans la chaleur de Kesztye, je les enfonçais dans la terre. Je cherchais en tâtonnant de petites pierres et des débris de verre, l'échevellement des racines et des vers. Les racines, surtout – elles auguraient la croissance. Et quand j'avais creusé un trou aussi gros que la main, j'y déposais un noyau de cerise ou d'abricot afin d'y faire pousser quelque chose de nouveau. Mon goût du jardinage n'était pas fanatique, mais plutôt débonnaire. Il témoignait d'une propension à l'enracinement, un penchant pour ce qui germe, une disposition à soigner. La notion de racine aérienne m'aurait intriguée, car dans mon esprit, les racines appartenaient à la terre.
Et ma terre à moi? C'était le jardin.
(…)
Mon jardin, je l'ai connu pendant trois saisons. La quatrième, plus. Une fois les asters fanés, ce fut le départ. Nous quittâmes la maison, les cousines et le jardin en suivant une voie ferrée métallique. Je ne pleurais pas. Je tenais Kesztye dans la main droite et fredonnais des phrases en langue slovène. Des phrases complètes, compréhensibles. Marjeta est plus gentille. Les trains sont des mensonges. Le jardin est une carte du monde.
Extrait de Garten, Züge . Un récit et dix poèmes, Editions Thanhäuser, 2006.
Ilma Rakusa
Traduit de l'allemand par Erika Scheidegger
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