Urs Richle
Urs Richle se définit comme un «auteur genevois de langue allemande». Né dans Toggenburg (canton de St-Gall) en 1965, il s'installe à Berlin en 1989, où il étudie la sociologie et la philosophie. En 1992, il interrompt ses études pour se consacrer à l'écriture. Depuis 1993, il vit à Genève avec sa famille. Après un détour par le cinéma, il reprend des études en 2002 et obtient le diplôme d'ingénieur média à la HEID-VD en 2006.
En parallèle à l'écriture, Urs Richle travaille aujourd'hui en tant qu'ingénieur à l'université de Genève et enseigne à l'Institut littéraire suisse à Bienne. Depuis quelques années, il focalise son écriture sur le questionnement des nouvelles technologies et la relation entre les humains et les machines.
Urs Richle a écrit et publié plusieurs romans dont le lieu d'action se situe à Genève: Fado Fantastico (2001) et Hand im Spiel (1998). L'horloger Jean-Louis Sovary, héros de son dernier roman Das taube Herz , dont nous publions ici le début, passe également par Genève: après avoir travaillé chez un horloger à Ferney, il ouvre une boutique de réparation à la rue des Etuves. CO
Un Coeur sourd
Un garçon était allongé sous le carillon du clocher du petit village jurassien du Locle, observant le mouvement des poutres, des cordes, des petites et grandes roues, pendant que la sonnerie de fin de messe s'élevait dans cette chaude journée du printemps 1758. Au-dessus de lui, les battants heurtaient les chapeaux de fonte qui se balançaient d'avant en arrière. Des explosions sonores éclataient dans la tour, menaçant de déchirer le diaphragme du garçon, le pénétrant jusqu'à la moelle et déclenchant des ondes de chair de poule sur son corps. C'était dimanche, et le jour de son dixième anniversaire. Quelques étages plus bas, son père tira sur les cordes et activa la mécanique du carillon. Jean-Louis Sovary, ignorant encore tout, en ce jour ensoleillé, de son destin d'horloger, mais se rêvant en grand mécanicien, était couché sur le plancher et se laissait emporter par les sons dans le monde clair et pur des harmonies. Il entendait les harmoniques, combinait les coups légèrement décalés en de riches accords polyphoniques. Comme chaque dimanche, il s'abandonna complètement à son univers bien-aimé de sons emboîtés qui fendaient sa conscience comme un ouragan, et il vit des prairies, des champs et des fleurs, arpenta des jardins, traversa majestueusement le lac de Neuchâtel qu'il n'avait encore jamais vu, oubliant le petit village du Locle, la cabane dans laquelle il était né, l'étable et les latrines puantes derrière la maison. Il oublia ses sœurs et les bons conseils de sa mère, laissa derrière lui tous les reproches de son père qui, en bas, tirait sur les cordes de chanvre. Jean-Louis observait leur montée et descente régulière, suivait leurs mouvements par-dessus et à travers les roues jusqu'à ce qu'elles butent contre la poutre qui portait les cloches. L'élan et la force de ces coques de fer se déployaient avec splendeur dans la violence des coups et se révélaient à lui, fidèlement allongé sous elles sur le plancher, avec une beauté sonore qui le jetait au bord de l'inconscience.
Les réprimandes du père étaient aussi certaines que l'amen du prêtre après la messe que manquait Jean-Louis, rêvant dans la charpente du clocher. Le mouvement des roues en bois et en métal du mécanisme d'horloge le guidait à travers les étapes de l'office du dimanche. Jean-Louis savait la signification de chaque coup isolé, il connaissait les litanies et les chants par cœur. Personne, et son père moins que quiconque, ne l'imaginait réciter la liturgie et prier intérieurement durant les longues pauses, comme le plus fidèle des croyants, en bas, dans la nef. Personne ne voyait sa profonde humilité devant Dieu et son représentant sur terre, puisqu'il courbait la messe et préférait rêvasser dans le clocher à prier pour le pardon de son âme. Car personne n'avait idée de ce que Jean-Louis vivait chaque dimanche dans cette tour, quels étaient ses dons et sa passion, de quelle nature étaient ses prières. Il restait bras et jambes écartés, le bois tiède sous lui, la tête légèrement sur le côté pour voir les embranchements des grandes roues dont le jeu merveilleux lançait ce que Jean-Louis poursuivait en pensée jusque dans les moindres détails, avec le tic-tac ininterrompu et régulier de l'horloge surplombant le village qui indiquait l'heure de ses grandes aiguilles dorées. Le temps s'écoulant avec une constance divine trouvait ici sa traduction mécanique, son image. Jean-Louis était plus proche du Créateur que n'importe qui, car il avait étudié ce grand engrenage, cette grammaire du langage divin, explorant tous ses rouages, toutes ses rotations et transmissions. Chaque tic et chaque tac étaient le résultat d'un système mécanique extrêmement élaboré, qu'il pouvait suivre en pensée jusqu'au balancier, source originelle du mouvement.
Jean-Louis aimait se tenir debout à côté du mécanisme d'horloge lorsque sonnait la fin de messe, attendre le moment où, à l'extérieur, les aiguilles atteignaient leur zénith quotidien avant que ne débute le plus grand spectacle que cette merveille technique avait à offrir. Quatre coups de cloche clairs suivis de douze coups graves et purs, annonçant l'heure pleine, résonnaient par-dessus le calme dominical du village, loin dans les sombres forêts de sapins du Jura. Jean-Louis suivait les mouvements des divers engrenages, leviers et rotules, et comptait. Chaque coup était une victoire de la mécanique sur le silence des matériaux sans vie, un triomphe de l'intelligence humaine sur la lourdeur des pierres, sur la froideur mortelle du fer, sur la surdité du bois sec. Chaque coup était un trait de génie empreint de sagesse et d'inspiration divine, éclairant la sombre bêtise de la matière sans vie. Car celle-ci est soumise à l'homme, récitait Jean-Louis, elle est mue et manœuvrée, contrainte à la précision et à la répétition perpétuelle. Chaque mouvement, aussi fou ou compliqué soit-il, chaque action, aussi impossible puisse-t-elle paraître, peut se construire. Le mouvement d'horlogerie au cœur duquel se trouvait Jean-Louis en ce jour de fête ensoleillé lui en donnait la preuve à chaque coup de cloche parfaitement réglé, sonnant automatiquement à l'heure pleine, à la demi et au quart. Ce qui se produisait ici à midi, comme sous l'effet d'une main invisible, transformait les pénibles tractions de son père actionnant les cloches au début et à la fin de la messe en un ridicule anachronisme. Pourquoi faire à la main ce qu'un mécanisme automatique peut faire mieux, plus uniformément et libéré de l'inexactitude humaine?
Jean-Louis contemplait les cordes qui pendaient librement à travers tous les étages jusque dans la sacristie, et regrettait de ne pas avoir pensé à emporter un couteau. Un jour, se jura-t-il, un jour mémorable, lui, Jean-Louis Sovary couperait ces cordes comme on sectionne des cordons ombilicaux, un jour il confierait la pleine responsabilité du carillon au mouvement d'horlogerie et libérerait cette mécanique du soutien et de l'aide des hommes. Et ce jour serait un jour particulier, un jour de libération et de progrès. Il conduirait son père à la maison, le sonneur du Locle relevé de ses fonctions, pour trinquer à cette nouveauté technique, comme son père avait l'habitude de trinquer avec ses voisins et amis à Noël et à Pâques, aux naissances et aux enterrements. Tel serait son cadeau à celui qui l'avait élevé, à celui qui lui aurait donné la chance de devenir ce qu'il souhaite, le plus grand horloger du Jura neuchâtelois, le maître qui affinerait le mouvement d'horlogerie de la montre de l'église du Locle au point qu'il puisse se passer d'assistance humaine. Jean-Louis Sovary avait tout en tête, chaque petit mouvement, chaque petite pièce du mécanisme, et il savait que son père ferait tout pour ruiner son entreprise. Il entendait déjà ses appels, en bas, dans la sacristie, puis ses pas énergiques, rapides, le piétinement agressif qui s'abattait sur les marches en bois et les faisait craquer. Jean-Louis se recroquevilla derrière les roues, se cacha sous une cloche alors que son père, jurant et pestant, grimpait lourdement l'escalier.
– Où tu te caches? Nom de dieu, montre-toi! T'as de nouveau la tête pleine d'âneries? La sonnerie des cloches finira par te faire perdre la raison! cria son père qui frappa du poing la cloche silencieuse en fer massif. Le son doux atténua légèrement sa colère.
– Viens, ta mère attend à la maison, c'est ton anniversaire après tout!
Jean-Louis ne s'attendait pas à bénéficier de circonstances atténuantes. Peut-être tout n'était-il pas perdu. Il sortit en rampant de dessous la cloche et se laissa à nouveau violemment tirer par l'oreille, ce qui était inévitable, mais ne voulait encore rien dire. Un jour, son père la lui arracherait, un jour, sa peau lâcherait, dévoilant le cartilage, et l'oreille sanguinolente lui resterait dans la main.
– Tu vas voir ce que tu vas voir, Jean-Louis, si je t'attrape encore une fois ici en haut! fulminait son père qui le poussa devant lui dans l'escalier.
Mais on en resta là pour la journée. L'anniversaire, le dixième, devait être fêté en paix, comme l'exigea le maître de maison en personne.
Urs Richle
Première partie de "Das taube Herz", Knaus Verlag, 2010.
Traduit de l'allemand par Tanja Weber.
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