Sylviane Roche
Sylviane Roche,
d'origine française, est née à Paris dans le quartier du Marais, près de la Place des Vosges. Elle est venue en Suisse à l'âge de vingt ans et s'est installée à Lausanne. Elle a eu deux enfants, Emmanuel et Elodie. Elle a aussi fait une licence de lettres à l'Université de Lausanne. Elle est venue en Suisse et y est restée pour des raisons personnelles, et bien qu'elle y ait été très bien accueillie et intégrée, elle s'est toujours sentie dépaysée, dans un certain sens exilée à Lausanne, et reste très attachée à la France et à Paris où, à part son fils, vit toute sa famille, et où elle rentre souvent.
Elle fait partie du comité de direction de la revue littéraire lausannoise Ecriture, et enseigne la littérature française, l'espagnol et l'histoire dans un gymnase cantonal. Elle écrit des articles de critique littéraire dans diverses revues, et a publié deux recueils de nouvelles, trois romans et un récit (en collaboration avec Marie-Rose De Donno).
Notes éparses sur le siècle dernier
Les deux textes présentés ci-dessous, CDH et Août 62, sont tous deux non seulement inédits, mais encore en travail, et seront sans doute incorporés dans un ensemble romanesque. Nous remercions Sylviane Roche de nous les avoir confiés ainsi, en devenir.
CDH
C'est dimanche.
- Si tu veux que Papa t'emmène, faut te dépêcher un peu. Si tu finis pas ton bol dans cinq minutes, il va partir sans toi.
Je mastique ma tartine.
- Bois un peu pour faire descendre. Allons, bois.
Je prends le bol entre mes mains. Le café au lait, rien que l'odeur, ça me donne envie de vomir. Et en plus, y'a de la peau dessus.
- T'as qu'à l'enlever, dit Maman. Quelle empotée ! Pose ce bol.
Elle enlève la peau avec une cuillère et la jette dans l'évier.
- Voilà ! Maintenant, tu m'avales ça en deux minutes, sinon Papa va partir, je te préviens.
Voilà la concierge qui frappe au carreau de l'entrée. Quand on habite au rez de chaussée, les gens passent plus souvent par la fenêtre que par la porte.
- J'arrive, dit Maman. Elle sort de la cuisine.
Elle parle avec la concierge. Je me lève tout doucement, mon bol à la main, le cur battant. Je m'approche de l'évier et je verse doucement le café au lait dans le trou. Faut faire gaffe, parce qu'il ne faut pas qu'il y ait des traces dans l'évier. Viser juste au milieu. Je suis sur la pointe des pieds.
- D'accord, dit Maman. On en parlera à la mairie. Je vous tiens au courant. Elle referme la fenêtre.
D'un bond, je suis de nouveau assise, le bol entre les mains, en train d'avaler la dernière goutte de café au lait.
- Ben tu vois, c'était pas si difficile. Allez, va vite te laver les dents.
Je cours dans le couloir.
Je ne sais pas où est mon père. Je n'arrive pas à le voir, aujourd'hui, dans cet appartement aux multiples couloirs. Je n'ai aucun souvenir de lui dans ce décor-là. Il devait m'attendre quelque part. Dans la chambre ? Dans l'entrée, assis sur la banquette devant la fenêtre ? Peut-être même qu'il n'habite déjà plus là, et qu'il vient juste me chercher le dimanche matin ? Je ne sais pas. Mais nous voilà dehors, tous les deux. J'ai mis mon duffle-coat. Il est gris, et écossais à l'intérieur. Maman l'a acheté à La Petite Alice, rue St Antoine. Le premier bouton du haut (enfin, c'est pas vraiment un bouton, c'est un petit bout de bois) c'est un vrai sifflet. Papa, lui, a une canadienne. C'est l'hiver, j'imagine. Il porte aussi une musette en toile, en bandoulière, très lourde.
- On y va, dit Papa.
On monte l'escalier. On commence toujours par le plus haut étage, ici, c'est le quatrième. Après, c'est les chambres de bonnes. Papa m'a expliqué pourquoi il faut toujours commencer par le haut. Comme ça, si jamais, tu peux te sauver en redescendant, personne ne te barrera le passage. Je n'ai pas très bien compris pourquoi, mais bon, je monte. Au quatrième, c'est les Dardelle. Papa sonne. Madame Dardelle ouvre. Ça sent très très bon. La cuisine et l'encaustique.
- Bonjour camarade, dit mon père en rigolant.
- C'est toi, Roche ? crie la voix de Monsieur Dardelle.
- Oui, crie Papa en donnant le journal à Madame Dardelle. Ça va, Marcel ?
Parfois, on a le temps de boire quelque chose. On va dans la cuisine. Dans ce cas, on met les patins. Monsieur Dardelle est mutilé de guerre. De l'autre, m'a dit Papa. Il a une jambe de pantalon repliée avec une épingle à nourrice. Il marche avec des béquilles et ne sort pas beaucoup parce qu'après, il faut remonter les quatre étages. Ça lui prend de plus en plus de temps, même s'il a encore les bras solides. Alors l'Huma le dimanche, c'est une distraction, explique-t-il à Papa. Madame Dardelle lit aussi " Heures Claires ". On ne reste pas très longtemps, parce qu'il y a encore toute la rue à faire, et après, encore le métro.
Allez, salut camarade CDH, dit Monsieur Dardelle, et ça les fait rigoler tous les trois.
Et on redescend l'escalier. Au deuxième, c'est les Finkelstein, des vieux qui parlent avec un drôle d'accent. Maman m'a expliqué qu'ils ne sont pas si vieux que ça. Moins vieux que les Dardelle, justement. Mais ils ont l'air vieux, parce qu'ils ont été déportés. C'est comme mutilé mais en pire. Les mutilés, on leur donne la place dans le métro, c'est écrit sur la vitre. Pas les déportés. Maman dit que ce n'est pas juste. Des déportés, on en connaît plusieurs. Plus que des mutilés. Les déportés du deuxième achètent aussi l'Huma Dimanche, mais on n'entre jamais chez eux.
Après, il y a encore les Buychaert, dans la cour. Michèle est dans la même classe que moi. Elle vient souvent chez nous faire ses devoirs et se laver les cheveux. Le matin, sa mère traverse la cour avec un seau. Ils n'ont pas l'eau courante, c'est incroyable, dit Maman. Ils ont rien qu'une pièce, et son père a un vélo. Michèle a un petit frère, ce qui est quand même génial. Je l'envie. Papa frappe au carreau.
- Je t'ouvre pas, dit Madame Buychaert, j'ai pas encore eu le temps de ranger.
Papa lui passe le journal par la fenêtre.
- Je te paierai la semaine prochaine, dit-elle souvent.
Et Papa répond qu'il n'y a pas de problème.
Et puis on part. On traverse la cour, on dit bonjour à Madame Damrose, c'est la concierge, celle qui a caché Mamie et maman sous le charbon en 42. Elle n'achète pas l'Huma, mais elle est très gentille, même si son mari était flic avant, faut pas les mettre tous dans le même panier, comme dit Maman.
Après, on prend la rue de Béarn, on traverse la place des Vosges. J'ai des tas de copains qui jouent dans le square, mais je préfère rester avec Papa. Il me tient par la main, il fait des grands pas, je cours un peu. On passe devant le boucher chez qui on ne va jamais. C'est parce que c'est un collabo. Je préfère faire cinq cents mètres de plus, dit Maman. Collabo, c'est le contraire de déporté. Il y en a plusieurs dans le quartier, mais on ne leur parle jamais. On les voit passer dans la rue. " Celui-là, a dit une fois Mamie, il s'en est sorti tout juste en 45 ". J'ai un peu peur si parfois je le croise. On remonte la rue Du-Pas-De-La-Mule, avec les dames bien habillées qui attendent sur le trottoir et qui me font des sourires. On traverse le boulevard Beaumarchais et on arrive à la Bastille. Je n'ai pas lâché la main de Papa. Il fait un peu froid et je siffle dans mon duffle-coat.
- 22 v'là les flics ! dit Papa et il sourit.
On arrive devant le métro. Les camarades sont là. Ils serrent la main à Papa, ils m'embrassent.
- Ça roule ? dit Papa.
- Au poil, répondent les autres.
J'ai le cur qui bat.
- Je peux, dis, Papa
Il a dit oui. Je prends un journal, je le mets devant moi, bien étalé. Il me couvre jusqu'au menton. Et je marche de long en large devant le métro en criant : " Lisez demandez L'Humanité, Heures Claires, France-Nouvelle ! Lisez demandez l'Humanité. " Quelle fierté ! Quel bonheur !
- En voilà une belle petite CDH ! Donne-moi France-nouvelle, camarade ".
Oui, c'est ça. Je suis moi aussi une CDH, une Camarade Diffuseur de l'Humanité.
De l'Humanité ? ? Il y a si longtemps de cela, si longtemps dans l'Histoire d'un autre siècle, que j'ai parfois l'impression d'être morte
Août 62
Tu avais des choses extraordinaires que je n'avais pas. Je ne crois pas que j'en étais jalouse, que je t'enviais. Cela faisait plutôt partie de l'ordre du monde, et de mon admiration pour toi.
C'était des choses très différentes qui me reviennent pêle-mêle maintenant que j'y pense : par exemple, tes cheveux. Tu avais les plus merveilleux cheveux raides qu'on pouvait imaginer. Moi qui passais ma vie à tirer sur mes frisettes, à me les sécher la tête en bas, dans un foulard, aspergées d'eau sucrée, j'aurais donné n'importe quoi pour ta frange régulière de chinoise ! Et puis tu avais un grand frère, tu apprenais le russe, tu jouais de la guitare, tu étais une classe au-dessus de moi, car tu n'avais pas, toi, redoublé ta sixième. Tu habitais Paris, à côté du Luxembourg, et moi la banlieue. Tu allais au lycée Fénelon, et je sentais bien que ma mère considérait cela beaucoup plus chic que le lycée d'Antony, qu'elle aurait donné, elle, pour habiter rue d'Assas, ce que j'étais prête à payer, moi, pour avoir les cheveux raides.
Et aussi, tu avais une maison à la campagne. C'était pour moi le comble du chic et de l'aristocratie. La campagne, c'était vraiment l'inconnu, l'étranger. Pour moi, les arbres sont cerclés de fer, les animaux vivent dans des cages au zoo de Vincennes, et les fleurs poussent dans des vases. Je ne me souviens pas vraiment, physiquement, de la maison des Bordes. Je ne crois pas que je pourrais la reconnaître dans le village. Mais j'en garde des souvenirs intérieurs incroyablement vivants : Ton père qui gardait des petits pois pourris dans le frigo avec une pancarte " petits pois avariés, ne pas manger " ; le jour où j'ai cassé une bouteille d'huile sur le carrelage de la cuisine : la bouteille glisse, ma main s'ouvre, tout le monde rigole, et je meurs de honte ; le garçon de la maison à côté (il s'appelait Thierry ? ?) ; Amalia Rodrigues qui chantait à la radio
des tas de trucs idiots qui restent dans la tête, on ne sait pas pourquoi, c'est bizarre la mémoire, pourquoi ça et pas ça, pourquoi les petits pois et pas la couleur des murs, la chambre où nous dormions, cet été-là, où il faisait si chaud, août 62, ça c'est facile de s'en souvenir, août 62, on venait d'avoir quatorze ans.
C'est le soir tard, on est couchées, on ne dort pas. C'est de ma faute, j'ai mes règles et affreusement mal au ventre. Tu t'occupes de moi. Tu me racontes des histoires. C'est toi la grande, même si six mois seulement nous séparent. Tu me lis le journal. Marilyn Monroe vient de mourir, le journal ne parle que d'elle. Elle était en train de tourner un film qui s'appelait Ça va finir par craquer ou quelque chose comme ça. La coïncidence, soulignée par le journal, ne manque pas de nous frapper. Elle n'a pas connu son père, elle s'appelait Norma Jean Baker, au début elle posait pour des calendriers. Le journal est plein de photos. Elle est au bord de sa piscine, enveloppée dans une serviette, c'est sa dernière photo. On regarde. Elle avait trente-sept ans dit le journal. Bon, c'est pas ça qui nous frappe, trente-sept ans, c'est déjà l'antichambre du grand âge, on ne peut même pas imaginer qu'on atteindra un jour un âge pareil. Mais ce qui est vraiment intéressant, c'est qu'elle s'est suicidée. Ou alors on l'a assassinée. Le journal évoque les deux hypothèses et parle de destin fatal. Et puis il y a le Président Kennedy
Happy birthday, Mister president
Le journal dit que sa robe était si collante qu'il avait fallu la coudre sur elle. On rêve.
Je ne sais plus ce qui a déclenché le fou rire. Il n'y avait pourtant pas de quoi. Pauvre Marilyn et son tragique destin ! On riait, on se tordait de rire. Je n'avais plus mal au ventre, en tout cas, plus de la même façon. Tout à coup, le monde, l'avenir, me paraissaient délicieux, un boulevard d'intelligence et d'amitié. Aujourd'hui encore, je ne comprends pas très bien pourquoi, ni ce que Marilyn Monroe venait faire là-dedans. Peut-être est-ce cette nuit-là que j'ai compris pour la première fois de ma vie quelque chose sur le romanesque, sur l'écriture, sur le récit, et je riais de bonheur, sachant que cela aussi, je pouvais le partager avec toi, et qu'il en serait ainsi, sans doute, toute notre vie.
Sylviane Roche
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