Antonio Rodriguez
Né en 1973, Antonio Rodriguez enseigne la littérature française à l'Université de Lausanne et a publié ses premiers poèmes en revue dès 1999.
Dans le champ poétique, il mène une double activité de critique et de créateur. A côté de ses essais (Le Pacte lyrique, Modernité et paradoxe lyrique: Max Jacob, Francis Ponge) et d'ouvrages collectifs (Paysage et poésies francophones ou Quelle éthique pour la littérature?), il construit une uvre personnelle dont la grande rigueur formelle, alliée à un travail sur le souffle et le rythme, témoigne d'une voix originale.
Le récent En la demeure abordait les thèmes les plus intimes sous l'angle de réalités physiques. Dans les textes que nous publions ici, sa réflexion sur l'Europe prouve, à travers le sentiment d'appartenance et la mémoire sensible du continent, que poésie et politique peuvent dialoguer de manière féconde sans produire pour autant de la littérature engagée.
Son écriture le porte également vers l'expérimentation de formes interdisciplinaires, notamment avec l'image et la peinture: il a signé un renouvellement du roman photographique et un livre d'artiste avec la plasticienne vaudoise Catherine Bolle.
APD
PÉRIODES D'INCERTITUDE
Poèmes inédits
Pour ne pas savoir ce qu'est l'Europe, ni où elle va, fragile en sa constitution, réactive aux poussées noires, nerveuse et oublieuse, qui subitement révulse ses drapeaux, désirant, lorsque cela se manifeste, la brutalité, et se cabre, perdue, colérique, qui se cache derrière ses façons policées, quel brouhaha! les papiers, les codes, les polyglottes qui se déchirent en contradictions, quel orage vient sur nous! tandis que le continent parfois retourne sa rage horrible machination! , son regard fuyant et se figeant d'un coup, en arrière, et la tête, droite, si fière, basculant; tout cela à terre et qui convulse, parce qu'incapable de s'en sortir autrement qu'en écumant la haine, par toutes ses roches, secouant les frêles, les autres se cachant cela sent encore la brûlure, la peau qui brûle, l'humain carbonisé, les cheminées et les hauts-fourneaux !
alors, nous regardons le ciel, immense voûte homogène et bleue, qui devrait rassembler toutes ces lignées dans la Grande Europe, qui parfois saigne encore et toujours regarde le ciel.
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Faudra bien commencer par se salir un peu les mains, à tâter du moteur critique, plutôt que la contemplation émotive de l'arbre, avec un hiver passé en poésie à chercher des racines et rassemblant au printemps un maigre feuillage, car c'est bien peu de faille alors que tant appellent, nous incitant à fouiller les déjections des discours, la misère de l'humanité, l'Europe puante, non comme des voyants, des voyous ou des voyeurs, mais comme des phares, des phares d'automobile, pas plus, dans le brouillard, inutiles et aveuglants, avançant quand même, en nimbant l'épaisseur de lumière crue et, par périodes, pétarade un recueil, inassimilable, sans crainte de passer pour pas bien ou même furieux, alors qu'ailleurs les cravates et les tailleurs disent « à quoi ça sert ? », ceci, ces proses nerveuses, sans y voir la médecine la plus élémentaire, préférant se détendre avec de la pensée lénifiante, plutôt qu'avec ce vieil art, où n'apparaît même plus l'évidence éternelle de la poésie apprise en son temps à l'école, de la poésie digestive avant de se coucher, de la poésie bonne nuit qui porte conseil et les rêves sont sans péril, car au fond c'est plutôt l'insomnie qui vient, parce qu'on sait que laisser dormir en cette période c'est comme garder le doigt sur la gâchette, pas sûr qu'on se réveille le matin avec toute sa cervelle ; alors, menons au gouffre noir des rayons noirs des bibliothèques blanches, parce qu'un moteur comme l'Europe, comme la poésie ou comme notre époque, ça nécessite des outils grossiers, des doigts pas fragiles et une bonne dose de ténacité, pour remettre tout ça en place, dans le cambouis du langage, voilà on nettoie, c'est tout, on rafistole, et là, subitement, certains se mettent à écouter.
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A quoi ça sert qu'un poète s'agrippe à la chose publique si quelques invertébrés de la citoyenneté se mettent à faire du langage dessus, avec une arme sur la tempe, et pan ! tous pourris, toujours les mêmes, excusez les reflux, attention ! on les aime bien, attention ! n'allons pas dire du mal de ces gens-là ; ce n'est rien, se dit-on, simplement des méninges qui s'écoulent sur le comptoir et qu'on recueille dans de la prose démocratique
voyez comme ça revient, les je-suis-partout du ressentiment, l'air de rien, tandis qu'on enfonce ses épaules dans son petit noir, un café bien tassé, merci, pour réveiller le résistant en nous ça fait combien tout ça ? oh ! à peine cinq ou six décennies ! , parce qu'ils finiront bien par nous inventer une nouvelle boucherie, parce qu'ils arriveront bien à nous enfermer dans la pièce froide de l'Histoire, à nous dépecer, en criant Travail-Famille-Patrie , et tiens, voilà déjà qu'ils recommencent : « Poëte ! Tu ferais mieux de t'occuper de ta métrique pendant qu'on te refait le pays en crachoir, la parole en postillons, brillant sur les zincs comme des milliers d'étoiles jaunes, tandis que toi, affairé au langage, tu t'oublierais un peu dans la dispersion métaphorique de je ne sais pas exactement qui je suis ni d'où je viens, et se cherche encore dans ce qu'est le vaste monde ».
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Tout est prêt pour une bonne saignée, la substance abondant dans les veines démocratiques, molles et gonflées, obstruées par l'incohérence des flux, grand corps républicain à la mécanique épuisée par quelques décennies grasses d'opulence, cherchant médecin, y a-t-il un médecin pour soigner ce mal ? , étendant ses bras, comme des urnes affaiblies par des années de traitements inutiles, en désespoir invoque un guérisseur qui, avec rhétorique de scalpel, trancherait sec ce qui pend, hop
les poignets ouverts se délestent de rejets, de filaments de lois et de droits qui s'égouttent, tachant le parquet, jusqu'à se rétracter en deux petits moignons, pour ne plus avoir le besoin de s'en laver on apprend vite à se passer de mains qui voudrait écrire ? qui voudrait serrer le poing ? , car l'important pour un tronc, c'est de bien chanter les hymnes et, lorsque le vent tournera, nul doute que ça saura prendre les bonnes décisions.
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Cet équarrissage de l'Europe que des dizaines d'États se disputent, glanant le moindre pécule, la moindre opportunité d'en obtenir davantage que leurs voisins, rien qu'un peu plus, comme une obsession entre frères, pour remporter à la fin l'illusion d'être au sommet et revenir triomphants au pays, avec quelques ministres portant les paraphes pompeux, se félicitant car les autres, les « administrés », pas sûr qu'ils aient compris contrairement aux cadres souriants venus les accueillir, eux qui avaient tout sacrifié, espérant l'échelon supérieur lors de la prochaine mandature , tout cela, à vrai dire, n'a ni la saveur ni l'odeur d'un continent, car un continent tient plus profond et plus enraciné le continent ! sentez combien les cellules vibrent lorsqu'on dit « notre continent » ! , c'est quelque chose qui élève, en résineux, en minéraux puis en neiges éternelles jusqu'à toucher de ses pics le miroir du ciel, alors que les turbulentes et nuageuses formes s'égouttent et lancent des fleuves comme des cordages, Rhin ! Rhône ! Danube ! rassemblant les terres, les tours et les ministères jusqu'aux plus vertigineuses côtes, pour offrir à la foule exaspérée les vues d'un ensemble, simplement parce que nous n'avons plus le choix et qu'on entend déjà les tortionnaires faire résonner harmoniquement leurs matraques sur les barreaux des geôles.
Antonio Rodriguez
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