Jacques Roman

Né en 1948 en France, Jacques Roman s'installe en Suisse romande au début des années 1970 et foule bientôt les planches des théâtres, de Lausanne à La Chaux-de-Fonds, de Fribourg à Genève. Comédien, metteur en scène, réalisateur, collaborateur et producteur à la Radio Suisse romande, pionnier des lectures publiques, il est aussi l'auteur d'une trentaine d'ouvrages dans des genres divers: prose et recueils poétiques, livres d'artistes, pièces de théâtre et œuvres radiophoniques.
Ecriture et scène sont pour lui les deux facettes indissociables d'une démarche qui s'élabore par bribes – «débris», dit-il – depuis 1972, quand il publie le recueil Avant l'heure . Par un travail sur la langue, le son, le rythme, il tente de «rendre compte de l'indicible et de l'inaudible, ce 'chaos parfait' d'où vient le monde, où toutes les formes n'ont pas encore surgi», explique-t-il ( Le Courrier du 19 juillet).

APD

 

Hymne à l’ombre compagne dans une ville quelconque

L'écriture d'un poème n'est peut-être que l'expression de l'acceptation de soi dans un monde étranger.
Richard Hugo

Ma lente mort sans désespoir
Sandro Penna


Tu ne diras pas je . Tu la diras elle , elle, ton ombre. Une ombre. Une ombre, une ombre appartenant à l'ombre, une ombre enchâssée au présent, si faible parfois du peu de lumière qu'elle t'est invisible, invisible à tes yeux comme à ceux des autres, invisible comme un dieu qui n'appelle ni qu'on le nomme ni qu'on le révère. Une ombre à la traîne comme traîne, à tes pieds comme chien ou aile soudaine se déployant immense en allée tournant le coin de la rue, fuyante au carrefour, au ciel, ou bien encore au gouffre là-bas au fond des yeux, tandis que tu marches en cette ville quelconque, du côté de la Maladière ou de l'avenue des Désertes, du côté du Tunnel ou de la route de Broye, en cette ville quelconque qui à ton cœur jamais n'aura frappé, cette ville qui t'est d'exil. Une ombre. Une ombre si semblable à toute ombre humaine que tu ne saurais la dire mienne . Elle est ici, sous la mine d'un crayon convoquée intouchable. On ne peut l'étreindre, la saisir, l'étouffer. Elle est ombre, seulement ombre et ne connaît nullement la solitude puisqu' elle ne connaît personne et qu'il ne viendrait à la pensée de personne de la regarder, de la toucher, de l'écouter. Et pourtant… c'est à cette ombre comme on dirait fantôme que tu auras tant demandé, tant confié en confiance, à laquelle tu attribues le doux pouvoir des ombres pareil à celui des morts. Ombre, ce mot sur tes lèvres au pouvoir de chair puisque aussi bien elle ne t'aura jamais quitté et jusqu'en ces matelas où tu te seras roulé roulure à imprimer ton amour insensé pour le mystère dans la cour duquel le désir voyou cavale moqueur, la mort à ses trousses. Ombre terrible d'être toujours vivante attachée à ton corps jusqu'à ce seuil où pourrir dans le noir. Ombre que tu as aimée comme le plus beau prénom de femme entre toutes les femmes d'avoir étreint le réel à t'en user les moelles, ombre ton témoin, à qui toutes les femmes donnèrent leur chair, leur chair d'ombre dans cette ville quelconque. Ombre acharnée que l'ombre du temps ne désarçonne et que tes pieds foulent encore chemin de Riant-Val ou chemin des Libellules ou encore du côté de la Solitude, ombre de tes quarante-sept ans aperçue à la rue du Midi. Ombre des livres pour le repos du cœur. Ombre que tu ne saurais quitter comme tu ne saurais quitter chienne, que tu ne saurais lâcher comme on lâche os ni tenir en laisse comme on tient texte. Ombre témoin qui dirait que tu n'as tiré ta force que de ta fragilité, qui dirait que tu n'as jamais accepté que l'on décidât de l'heure à venir de ton avenir et de ton amour, qui dirait combien l'homme, ce mot, n'a de chair pour toi que quand il sonne à ton oreille comme tremblement de terre à la plante de tes pieds. Plante , oh ce mot que ton ombre dirait pour toi étendard d'une viande déchirée entre ciel et terre. Hombre , hombre, tu as toujours aimé cet homme en la langue espagnole.
Tu as dû l'accueillir, enfant, la vie de ton ombre, vouloir sauter à pieds joints par-dessus elle ainsi qu'un tronc couché mais tu ne t'en souviens pas. Elle te fut indifférente durant de nombreuses années et puis c'est sans doute une nuit, à la faveur d'un lampadaire, attendant quelqu'un qui ne viendrait pas, quelqu'un qui n'est jamais venu, que fou tu as renoué avec elle, fou car il n'y a que les fous, les enfants, les vieillards, pour parler tête baissée avec leur ombre comme en ce moment et prêter vie à l'ombre de la vie. On n'entendra pas dans ta bouche ces mots-là : « Je ne suis que l'ombre de moi-même ».

 

Chère ombre qui tant de fois au fou aura rendu son corps tandis qu'il montait clandestin les marches d'un escalier de fortune pour les redescendre une heure plus tard, léger d'une folie plus folle encore : se croire d'une immortelle jeunesse dans le chemin des Délices, au sentier de la Fleur-de-Lys ou au quartier de la Violette. Ombre, est-ce toi qui un jour s'arracha de ce corps, corps tremblant assis sur une chaise, t'éloignant et le laissant corps sans ombre gagné par le froid ? Ombre, est-ce toi qui enveloppes ici les mots dans l'ombre d'une main ?
Hier soir elle courait dans les interstices où la bise heurte la molasse grise de la ville quelconque où tu te vis en exil, où la bise, ce vent dirait-on hystérique, exprime une violence extrême retournée contre soi.

 

Tu la diras, oui, t'offrant en ce jour, ombreuse généreuse, l' ombretombe de cet outil fou, de ce je usé, abusé par ton image, ton nom cette gangue, abusé par ce possédé infinitif qui dit écrire là . Ombre à qui tu dois en la gorge cette voix d'ombre couchée à ton tympan comme sur un trottoir en cette ville quelconque, chemin des Falaises ou de la Gravière, rue de la Grotte ou avenue de la Harpe, doux spectre qui te désigne l'ami des morts, revenant revenu bruissant.
Tu la diras elle. Tu lui diras tu . Lui dira : « Toi sœur de toute ombre, parente de la nuit, toi qui accompagnas l'enfant au miroir gelé de l'étang, toi qui l'accompagnas aux rochers où les crabes, mât et voile de quel esquif aujourd'hui ? Toi qui l'accompagnas un soir au bord de la pièce d'eau du Parc Monceau à Paris, l'accompagnas au bord, au plus mort de sa vie. Toi signe de quelle ramure sans feuillages où Rumine… rumine rumine , semble dire en sa majuscule une place de cette ville quelconque, toi entendue murmurante : « Je suis ton temple et ton asile, ta tranchée. Je suis ce que tu as rêvé d'être sans le savoir ».

 

Elle aura tant roulé comme en cet instant de ton palais à tes lèvres… ombre… ombre… que toujours en son écart tu en auras en ta bouche terre d'ombre, terre d'ombre à combler ténébreuse la terreur fossoyeuse, ici même entre l'ombre d'une chaise et celle d'une table, ici même à endiguer cette coulée de boue, sa rumeur aux nouvelles du jour où le Verbe se fait cadavre.
Oh ombre immémoriale, ombre sauvage tout à tordre la croix, flèche soudaine au cœur des assassins, ombre pirate, chaloupe incendiaire aux flancs des vaisseaux conquérants, ombre blanche des icebergs mariée au brouillard, ombre baleine qui dévie le harpon, ombre confessionnal qui se rit du prêtre, ombre voyeuse qui au lit des amants invente pour eux de chinoises ombres cruelles dessinant d'enfantins et monstrueux accouplements, ombre terrible d'un doute dans la photographie de famille, ombre sans ombre de l'oiseau de nuit, ombre d'acteur au garde-à-vous tandis qu'un trou mine sa vanité et oh ! toi ! ombre compagne première au berceau et tendre mystère.

Tu dis la dire quand tu voudrais l'écrire. Tu te crois planté là à la regarder tourner mais c'est toi qui tournes, qui rôdes, rayant, raturant je quand il vient sur la page rompre ta règle. Je est une ombre et en l'ombre, fouillant, tu le recherches autre. Tu voudrais de sa cuirasse connaître le défaut, tu voudrais, ce je , le terrasser, ce je d'un soleil fou menaçant où tu te vis ombre clandestine, comme un mot seul, en cette ville quelconque, entre le chemin des Mouettes et le chemin de la Lande, la place de la Navigation et le chemin d'Ombreval, la route du Port. Tu tournes, tu tournes, et je en a le tournis, je , ivre, se gorge d'ombre comme un amour d'un jour doutant du lendemain.
Tu prononces ombre et répètes ombre , inlassablement : ombre… ombre… ombre… Et la voilà, elle l'ombre vivante qui te précédait nageur fou dans une étendue bleue alors qu'il faisait nuit. La circulation au carrefour s'était arrêtée. Sur la chaussée mouillée, figés, des hommes et des femmes regardaient hébétés ce corps étendu immobile, couché sur l'asphalte. Cette ombre-là, était-ce mémoire du ventre maternel ? Mère traversant un champ de lavande ? Etait-ce mémoire de ce monde aquatique qu'il t'avait fallu quitter pour naître ? Cette ombre était-elle l'ombre des ailes de l'Ange ou bien l'Ange de l'ombre, lui-même ?
Dans cette ville quelconque, au profond de la nuit, tu viens d'ouvrir la fenêtre qui donne sur le lac. Une ombre immense apparaît sur l'immeuble d'en face. Est-il possible qu'elle t'ait fait signe ? Peut-être bien d'éteindre la lumière. Et toi, tu lui adresses une prière :

Oh toi unique saison à l'entour des flammes, endiablée danseuse noire et nue, invite encore, invite ton époux monstrueux, invite-le, sa lance de chair brandie fidèle, invite-le encore à chanter pour toi dans sa langue dernière, et courbe, courbe pour lui la nuit qui le viole et l'ensemence, prête-lui, prêtresse, ton être, loin de cette ville quelconque et, quand il s'abattra, rendant arme et orgueil, glisse sous ses paupières ton éternité solaire.

Jacques Roman