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Sylvie Neeman Romascano

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  Sylvie Neeman Romascano
 

Sylvie Neeman Romascano

Sylvie Neeman Romascano est née le 9 mai 1963, de deux parents musiciens. Elle a effectué toute sa scolarité à Lausanne, ainsi que l'Université, où elle a obtenu une licence en Lettres. Elle a deux filles, dont elle s'est occupée tout en donnant des cours de français et de littérature, et en collaborant à la revue Ecriture.

Après la naissance de ses enfants, elle s'est intéressée à la littérature pour la jeunesse et, de collaboratrice régulière, elle est devenue rédactrice responsable de la revue Parole, qui est l'organe de l'Association romande de littérature pour l'enfance et la jeunesse (Arole). Elle écrit également des chroniques de littérature pour la jeunesse dans Le Temps. En 2001, elle a publié son premier roman, Rien n'est arrivé, chez Denoël (Prix de la Bibliothèque Pour Tous 2003). La traduction en italien de cet ouvrage paraîtra à la fin de l'année. Elle vit aujourd'hui à Montreux.Sylvie Neeman Romascano

 

  L'Heure de papier ou les jours sans elle

C'est une pièce à trois personnages : Elena, Cécile, le journaliste.
Elena est une femme âgée, elle fêtera prochainement ses 90 ans. Elle était écrivain - dit qu'elle ne l'est plus. Lorsque le journaliste vient la trouver, elle vit depuis plusieurs années dans une maison de retraite. Ensemble ils vont parler de l'écriture, évoquer les mots, leur impuissance et leur immense pouvoir, leur inutilité et leur absolue nécessité. Ils vont évoquer l'amour, les enfants. Elena dira " la difficulté à ne pas regarder passer sa vie comme une silhouette connue, mais on ne sait si on veut l'ignorer ou l'appeler, l'appeler ou continuer encore à faire semblant de ne pas la voir ". C'est une femme qui parle sans détours, s'amusant à défier en cela - et en d'autres choses - le journaliste ; elle raconte le dernier livre qu'elle a écrit, et elle savait, alors, qu'il n'y aurait pas de prochain ; " tandis que la dernière fois qu'on fait l'amour… Mais c'est mieux ainsi, non ?"
Ce personnage féminin est aussi une sorte de clin d'œil à certaines femmes écrivains de Suisse romande: je pensais à Corinna Bille, qui se faisait envoyer des fleurs avant une hospitalisation, à Alice Rivaz, qui ne reconnaissait plus, dans les dernières années de sa vie, certains textes qu'elle avait écrits.
Le journaliste doit faire un article à l'occasion des 90 ans d'Elena. Il est le contre-point léger de cette pièce ; celui qui détend l'atmosphère par sa naïveté et une certaine maladresse. Grâce à lui, on sourit, on dédramatise, on reprend quelque distance. Très jeune, peu expérimenté, il subit sans broncher les sarcasmes d'Elena, mais… son article n'avance pas. De chaque visite - lorsque la vieille femme veut bien le recevoir - il repart bredouille, son bloc de papier intact. Il est sûrement un peu amoureux de Cécile, l'infirmière, quelqu'un de bien, " à la hauteur ", face à une femme comme Elena.

Sylvie Neeman Romascano

 

  Inédit
 
L'Heure de papier ou les jours sans elle
(Extrait)

Huitième visite

Le journaliste arrive, un panier de pic-nique à la main. Elena et Cécile étaient assises, droites et sérieuses, à l'attendre.
Le journaliste, à Cécile :
        - Ah, c'est bien, vous êtes venue…
Elena, ostensiblement :
        - Oui, je me suis dit que vous auriez du plaisir en ma compagnie…
Ils sourient tous les trois.
Le journaliste :
        - A quelle heure doit-on rentrer ?
Elena :
        - Mais puisque je vous dis qu'on est libre, on est libre, je vous assure !
Cécile :
        - Pas après 17 heures, ce serait bien, tout de même…
Le journaliste :
        - Alors on y va…
Elena :
        - Vous avez pris du papier ?
Le journaliste :
        - Des livres, du papier, tout ce qu'il faut pour vivre heureux…
Elena :
        - Ah, bien, j'aimerais peut-être écrire une ou deux cartes postales, aussi.
Le journaliste :
        - Bien sûr, on verra ça ; la voiture est juste là…
Il tend son bras à Elena. Ils sortent. Changement de décor, pendant lequel on entend " Attention la tête, attention les pieds ", un bruit de portière, un bruit de moteur, puis le moteur s'arrête, on entend " attention les pieds, attention la tête ", ils sont arrivés. Le bruit de l'eau, léger, une petite plage de gravier, 3 tables, des chaises et un parasol, une sorte de bar au fond.
Elena :
        - Mon Dieu, depuis combien de temps ne suis-je pas venue là ? C'est si beau… Si beau que
          peut-être je n'y suis jamais venue.
Cécile :
        - Oui, c'est très beau.
Elena :
        - Toujours, n'est-ce pas, quand il y a de l'eau. Un lac, une rivière, la mer bien sûr. C'est
          toujours plus beau.
Le journaliste :
        - On pourrait s'installer ici, il y a des chaises, un parasol.
Elena :
        - Vous avez tout pris ?
Le journaliste (il sort des livres, un bloc de papier… un cake) :
        - Si on a une petite faim…
Elena :
        - On pourrait commencer par écrire quelques cartes postales. Vous voulez bien aller en
          acheter pour moi ?
Le journaliste se lève :
        - Il vous en faut combien ?
Elena :
        - Je dirais… une quinzaine ; si je ne veux pas faire de jaloux… Quoique… une dizaine
          peut-être… (elle réfléchit) : enfin, ça risque de faire beaucoup… Peut-être que 6 ou 7…
          C'est si long à écrire. Et puis de toute façon on ne les envoie jamais. 2 ou 3 alors, oui, 2 ou
          3 devraient suffire. Ça sera bien... Oh et puis non. Achetez-en une. Juste une... Pour le
          souvenir... Avec le lac dessus. Mais une belle, hein ? Et puis un timbre aussi. Un beau
          timbre... On ne fait plus attention aux timbres… Le lac, les montagnes, quelques fleurs
          peut-être. Et n'oubliez pas le timbre. De toute façon, comment savoir s'ils sont encore
          vivants ?
Cécile et Elena restent silencieuses. Lorsque le journaliste revient, il dit :
        - J'ai déjà collé le timbre, sinon je l'aurais perdu. Vous voulez un stylo ?
Elena :
        - Je n'écris plus tellement, vous savez ; faites-le, vous ; vous voulez bien ?
Le journaliste :
        - D'accord. (Un silence). Mais j'écris quoi ?
Elena :
        - Ah, pardon. Eh bien, les trucs habituels… Chère Elena, nous sommes en vacances au
          bord du lac, le temps est splendide et nous pensons bien à toi dans ton trou à rats. Non.
          Laissez tomber trou à rats. Nous pensons bien à toi. Et vous signez.
Le journaliste (qui n'a rien écrit):
        - Vraiment ?
Elena :
        - Bien sûr que vous signez.
Le journaliste :
        - Mais… j'écris ça ? A vous ?
Elena :
        - A qui d'autre ?
Il écrit.
Elena :
        - Cécile notera l'adresse, moi je ne la connais pas. Et vous signerez aussi, bien sûr. Et moi
          aussi je signerai. Voilà. Je me réjouis de la recevoir. De l'oublier et de la recevoir. Le
          mieux,  c'est quand on s'écrit une carte d'Italie. Là, on a vraiment le temps de l'oublier. La
          recevoir  est une véritable surprise. Voilà. Une bonne chose de faite… Si on passait à la
          suite ? (On entend un train qui passe ; Elena lève une main, voulant signifier " écoutez ! ",
          puis :) Quand on parle de l'Italie…
Le journaliste :
        - J'ai... j'ai pris le roman qui se passe au Canada.
Elena :
        - Ah, bien, le Canada. J'ai toujours rêvé d'y aller.
Le journaliste :
        - Parce que vous n'êtes jamais… Vous avez écrit sans…
Elena :
        - Vous vous imaginez ? Tout recommencer. Dans ces hivers-là. Au bord de l'océan. Ou dans
          les grandes villes. Les villes souterraines. Il est de qui, ce roman ?
Le journaliste.
        - Mais… de vous… C'est ce qu'on avait dit, non ?
Elena :
        - Ah oui, bien sûr, de moi. Et son titre ?
Le journaliste :
         - Sans toi.
Elena :
        - Ah oui, bien sûr, Sans toi.
Le journaliste :
        - Vous n'y êtes jamais allée ?
Elena :
        - Jamais, c'était juste un rêve.
Le journaliste :
        - Mais alors, vous avez écrit…
Elena :
        - J'ai écrit en connaissance de cause.

Le journaliste ouvre le livre, dit : " C'est la lettre qu'Elise écrit, vous savez… ", commence la lecture. Après quelques instants, on voit qu'Elena récite, sans voix, certains passages.

C'était son nom, qui en premier m'avait ravie : oignon de mer ; proche de l'oxymore, comme une rencontre entre deux contraires, la terre et l'eau… Une dénomination insolite, de celles qu'on demande de répéter, parce qu'on n'est pas sûre de l'avoir bien comprise : oignon de mer, vous dites ? Et comment écrivez-vous mer ? Ah oui, c'est bien ce que je pensais…Mais moi je disais " tu " à l'amie qui me l'avait offert… Pour le reste, pour le pourquoi du comment, le pourquoi ce nom et comment se fait-il, c'était à moi de me débrouiller, mais je répugnais à le faire, parce que c'est bien connu, il y a des mots qui gagnent à rester des mystères…
Ce mystère-là, j'ai commencé un beau jour à le couver du regard ; à lui vouer une attention peureuse, superstitieuse.
Il faut que je vous dise que c'est pour ses propriétés étonnantes qu'on m'en a fait cadeau ; en effet, et vous qui êtes un grand botaniste devant l'éternel - et un grand cuisinier, je ne l'oublie pas - vous serez peut-être intéressé d'apprendre que les fanes de cette plante ont le pouvoir de faire sortir les épines de la peau où elles se sont enfoncées. Vous coupez un centimètre de tige, vous la broyez entre vos doigts jusqu'à ce qu'elle forme une sorte de pâte visqueuse, et vous appliquez cette pâte à l'endroit où l'épine s'est nichée. Vous posez là-dessus un petit pansement, vous renouvelez l'opération après la nuit, puis encore une ou deux fois dans la journée, et le lendemain l'écharde est sortie.
Je n'ai pas pu l'expérimenter encore : moi à qui on avait offert cette plante parce que j'avais la curieuse habitude de m'enfoncer bien profondément sous la peau de minuscules éclats de bois, des épines de rosiers, de fines échardes noires, eh bien cela ne m'était plus arrivé depuis que j'avais reçu l'oignon de mer.
Je lui vouais donc une attention de tous les instants ; je l'arrosais, bien sûr, ni trop, ni trop peu, je le protégeais d'un soleil que j'estimais exagérément vif, et l'arrivée du froid me préoccupait plus que tout : supporterait-il le gel ? Fallait-il le rentrer, au risque de ne pas lui octroyer le repos hivernal auquel, comme toute plante, il avait droit ? Et si la chaleur lui était plus préjudiciable encore que le froid ? Il m'est arrivé de recevoir des plantes et d'attendre avec impatience leur fin, mais l'oignon de mer, non. Je le soignais. J'avais pour lui des soucis, des craintes, des attentions qui relevaient, j'en suis bien consciente, de la superstition.

Parce qu'il m'avait été offert par une amie qui souffrait d'un cancer. Elle devait se faire ôter une tumeur grosse comme le poing, et elle se souciait d'enlever les épines de mes mains… Alors son cadeau accaparait mes nuits, ma vigilance en voiture, j'imaginais - comment ne pas le faire ? - que les précautions que je prenais pour les lendemains de l'oignon de mer traçaient un chemin sûr devant les pas de mon amie ; par lui, c'est elle que j'atteins, c'est elle que je choie, c'est elle que je sauve de mes gestes attentifs, préoccupés - et l'hiver qui approche…
Mes attentions n'ont pas été vaines ; au printemps - et ce fut d'abord un souci - une boursouflure apparut à son flanc ; après une première alarme, et parce que la grosseur déchirait peu à peu la peau qui la recouvrait, je compris que mon oignon se multipliait, que ce renflement, loin d'être préoccupant, était au contraire la preuve de l'éclatante santé de mon petit protégé - ma protégée ? - qui était en train, silencieusement comme il se doit, de perpétuer sa mystérieuse espèce. De fait, à la fin de l'été, cinq ou six miniatures d'oignons de mer se détachaient du flanc toujours aussi laiteux du bulbe désormais principal.

Il s'arrête de lire.

Scène très lente :
Elena, doucement :
        - Une chose étonnante, la mémoire, non ?
Le journaliste et Cécile se regardent. Cécile prend la main d'Elena.
Elena, au bord des larmes :
        - J'avais oublié que je n'avais pas oublié.
Cécile :
        - Parfois c'est ainsi, on sait mieux ne pas se souvenir.
Elena :
        - Ou on fait gagner son coureur cycliste préféré…
Le journaliste, à Cécile :
        - Je vous expliquerai…
Cécile :
        - Ce ne sera pas nécessaire.
Le journaliste :
        - Je lis encore ?
Elena :
        - Oui.
Il y avait l'oignon de mer, mais aussi les étoiles filantes, aussi les fontaines italiennes, les premières mandarines - " mmm, c'est la première que je mange ", " fais un vœu. " " un seul ? " Tout était prétexte à superstition. Tout. Mais cela n'a pas suffi. Après deux années, mon amie est morte. Un mois après son enterrement, j'ai vu, par hasard, l'oignon de mer sur le balcon. Fichu. Bon à jeter. Sec et suintant à la fois. Il avait eu soif. Il avait eu froid. Il avait pris de plein fouet le soleil blanc de l'hiver. Il avait gelé la nuit et brûlé le jour. Il était pourri, moisi, ranci : j'avais, depuis quelques semaines, oublié de m'en occuper.

Un long silence, puis :

Elena :
        - Il est profond, ici, le lac ?
Cécile :
        - Je ne sais pas.
Elena :
        - C'est la France, en face ?
Cécile :
        - Oui, c'est la France.
Elena :
        - C'est bien.
Cécile :
        - Quoi donc, Elena ?
Elena :
        - Que les frontières ne soient pas visibles. (Un silence, puis) : Les noyés finissent toujours
          par remonter à la surface ?
Cécile :
        - Je ne sais pas.
Elena, après un nouveau silence, et joyeuse :
        - Eh bien, parlez un peu, tous les deux ! Vous n'allez pas rester comme ça à regarder les
          vagues indéfiniment ? (Faisant mine de se lever :) Il faut que je m'éloigne, c'est ça ?
Tous deux :
        - Non, non, restez ! Restez là.
Elena, plus raisonnablement :
        - Parlez donc, ne laissez pas les mots des autres prendre la place entre vous ; ils ne seront
          jamais à la hauteur. On croit que ça peut tenir lieu de tout, et puis voyez…
Cécile :
        - Vous dites ça aujourd'hui, Elena, mais il y a ceux qui aiment vos livres…
Elena :
        - Ils ne se souviendront que des silences…
Cécile :
        - Ceux à qui ils ont donné certains courages, certaines certitudes, certains doutes, et c'était
          bien. Ça n'est pas rien.
Elena :
        - C'est vrai, ça n'est pas rien ; mais ça n'est pas grand-chose non plus : peu de poids ; peu
          de bonheur… Au bout du compte. On s'est peut-être tout simplement trompé.
Le journaliste :
        - Donc, Elena, si c'était à refaire ?
Elena :
        - Je referais tout pareil ; parce que, précisément, c'est ce que je sais le mieux faire…
Le journaliste :
        - Eh oui… Ecrire…
Elena :
        - Non, me tromper. (Un temps, puis :) Allez faire une promenade, tous les deux, ça me fera
          plaisir d'être seule un moment.
Ils s'éloignent. Ils se font face. Parlent.
Cécile :
        - Elena m'a dit un soir que ne pas écrire, c'est comme refuser d'ouvrir sa porte à un
          inconnu: infiniment plus prudent, mais tellement ennuyeux. Elle dit " les jours sans elle ",
          ça veut dire sans l'écriture, comme si ça avait été une amie, une enfant. Une présence.
          Les jours sans elle, c'est laisser les volets clos sur un malheur. Ne pas se pencher vers le
          miroir de la fontaine. Ne pas ouvrir ses fenêtres sur la nuit d'été qui commence.
Le journaliste :
        - Vous croyez qu'elle voulait vraiment nous marier ?
Pendant qu'ils parlent, Elena se lève et se poste face au lac.
Cécile :
        - Non, j'imagine qu'elle voulait continuer à croire que l'amour existe. S'assurer de la
          permanence de ceci. Se rassurer.
Le journaliste :
        - Regardez les grues, là-bas. Une sur chaque rocher qui émerge de l'eau. On ne les voit
          jamais ni arriver, ni repartir. Comme si elles avaient poussé avec le rocher. C'est à douter
          qu'elles sachent voler.
Cécile :
        - Savez-vous que les pingouins sont des oiseaux ?
Le journaliste :
         - Et ils volent ?
Cécile :
        - Dans certaines colonies de pingouins, les mâles achètent les faveurs sexuelles des
          femelles en leur offrant un petit caillou.
Le journaliste :
        - Un caillou vous dites ? (Il fouille ses poches). Je n'en ai malheureusement pas sur moi…
Cécile, en regardant les centaines de cailloux par terre :
        - Une prochaine fois, soyez plus prévoyant…
Le journaliste s'approche d'elle ; elle s'approche plus encore, le regarde et l'embrasse.
Le journaliste :
        ;- Vous avez fait ça pour elle ?
Cécile :
        ;- Peut-être, oui. Et vous ?
Le journaliste :
        - Je ne sais pas ; je crois, tout de même, un peu. Mais j'en avais envie ; très envie.
Cécile :
        - J'en avais envie aussi ; mais c'est pour elle que nous l'avons fait, n'est-ce pas ?
Le journaliste, souriant :
        - Pour tout vous dire, je ne sais même pas si elle nous a vus…
Cécile :
        - Alors il faut peut-être recommencer…
Ils s'embrassent à nouveau.
Elena :
        - Je ne sais pas à quels regrets j'étais destinée, Monsieur le journaliste. Je ne sais pas à
          quelle mémoire je devrai encore me… mesurer. C'était si facile. De n'être pas… heureuse.
          Le bonheur est une chose beaucoup trop compliquée pour être confiée à de simples…
          J'aurais peut-être dû. J'aurais peut-être été capable de… Oh non. Ce n'était pas pour moi.
          En aucun cas. Peut-être, si je leur tourne le dos, s'embrasseront-ils encore une fois ?
          Est-ce que je voudrais être à nouveau jeune ? Voilà ce qu'il fallait me demander, Monsieur
          le journaliste. Est-ce que je voudrais encore une fois… les premiers instants, les
          premiers… Oui, ça je le voudrais. De toute mon âme. De Jean j'aurais voulu un enfant. Et
          qu'il demeure en moi. J'en ai eu de tous les autres ? Quelle pitié. C'était ma punition,
          alors? Stupide. Il n'y a pas de punition. Il n'y a que la vie qui s'acharne à vous réveiller le
          matin, alors que vous aviez soigneusement fermé toutes les issues. Il n'y a que ces nuits
          que vous vous obstinez à appeler des jours. Savez-vous ce que c'est qu'aimer, Monsieur le
          journaliste, aimer quelqu'un ? C'est, jour après jour, le prendre par la main pour l'amener
          plus près de sa mort. Et il faudrait tolérer ceci ? Au nom de quelle cruauté ? Je crois qu'à
          mon âge j'ai bien mérité de devenir folle. Il faudrait seulement, une fois encore… que je
          puisse regarder les étoiles ; et puis après… (Aux deux autres) : On y va, les enfants ? Je
          voudrais voir la fin de La Chance aux chansons, moi ! (Pour elle) : Désormais, ce sera
          l'endroit où ils se sont embrassés pour la première fois. Ils diront un jour : " tu te
          souviens", ils demanderont : " savez-vous, les enfants, ce qui s'est passé ici il y a bien
          longtemps ? ". Ils joueront le jeu et ils auront bien raison. (Au journaliste) : C'était une
          bonne idée, jeune homme, d'avoir pris ce cake ; il m'a bien agréablement tenu compagnie
          pendant que vous réfléchissiez à votre article, là… Et puis ça lui a fait une petite sortie,
          c'est une bonne chose…
Le journaliste :
        - Désolé ; j'ai complètement oublié. C'est ma grand-mère qui l'a fait, quand elle a su ; elle a
          lu vos livres.
Elena :
        - Mais ce n'est pas dedans qu'elle a trouvé la recette, n'est-ce pas ?
Le journaliste :
        - Je ne crois pas ; on pourrait vite, si vous voulez…
Elena :
        - Offrez-le à Cécile, ça fera plaisir à son fils.
Le journaliste :
        - C'est vrai ? Vous le prenez ?
Cécile :
        - Vous viendrez le manger à la maison, un de ces jours, si vous voulez…
Le journaliste :
        - Demain ?
Elena :
        - Allons-y, vous allez me faire rater la fin de l'émission, avec votre sentimentalisme…
Le journaliste :
        - ça existe, ça, c'est dans le dictionnaire ?

Sylvie Neeman Romascano

 

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Page créée le 28.10.03
Dernière mise à jour le 28.10.03

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