Sylvie Neeman Romascano

Un mois d’août

Il y avait une place pour moi sur l'une des chaises de métal blanc et je ne le savais pas. Sous le kiosque à musique de la petite ville de Tanglewood, dans les Berkshires, en ce samedi venteux du mois d'août 1998, j'aurais pu m'asseoir moi aussi. Quelques sièges étaient occupés, sur d'autres on avait déposé un pull ou une veste afin d'être sûr de les retrouver au moment où débutera la répétition. Je ne connais pas Tanglewood, ce mot je ne l'ai jamais entendu, je l'ai juste lu, non sur un panneau à l'entrée de la ville, mais dans un livre. La place que j'aurais pu occuper, dans ce kiosque en plein air – c'est la répétition générale d'un concert qui aura lieu le lendemain, le public est clairsemé, principalement des étudiants en musicologie et des touristes du troisième âge, lit-on – je l'imagine en retrait, pour mieux observer celui qui lui-même les épiait, Faunia et Coleman, les deux amants terribles de l'été 1998 (il n'y eut pas que Bill Clinton et Monica Lewinsky qui furent scandaleux cette année-là), oui, moi aussi j'aurais pu garer ma voiture sur l'emplacement herbeux réservé à cet effet, puis marcher vers le bel édifice du début du siècle en fermant les yeux sous le vent frais, inespéré en un tel jour. Il y avait alors une place pour cette réalité, il aurait suffi pour cela que je fasse ces quelques pas, ce n'était pas bien compliqué et cependant tout à fait impossible.

Coleman Silk, le docte professeur de lettres classiques à la septantaine déjà passée, et Faunia, la jeune femme illettrée, sont les personnages d'un roman de Philip Roth. Ce sont des êtres de fiction – mais le kiosque à musique de Tanglewood ? Mais Nathan Zuckerman, l'ami de Silk et celui qui écrit à présent son histoire, Zuckerman que je retrouve livre après livre, avec ses ennuis de santé et ses soucis d'impuissance ? Je le pressentais depuis quelques pages, c'était un sentiment étrange, il va se passer quelque chose, j'en suis certaine, des chemins vont se croiser, qui d'ordinaire s'ignorent.

Les partitions ont été déposées sur les lutrins, les musiciens sont entrés, habillés comme des étudiants en vadrouille, le chef d'orchestre met ses lunettes mais ce sont mes yeux qui cillent à présent, le texte dit « un chef d'orchestre invité, Sergiu Comissiona, Roumain âgé en col roulé, avec une crinière neigeuse et des espadrilles bleues aux pieds », il n'était pas âgé alors, ou du moins pas plus qu'il n'en fallait à une fillette de neuf ans, lui il en avait quarante environ et nous avait invités, mes parents, mon frère et moi à partager un repas dans un luxueux hôtel lausannois. Pour quelle raison je m'en souviens si bien, je l'ignore, peut-être parce que nous n'allions jamais dans ce genre d'endroits, nous aurions pu, je crois, mais n'y allions pas, peut-être parce qu'à neuf ans j'étais amoureuse d'à peu près tous les hommes de quarante ans que je croisais, peut-être parce qu'à cette table il y avait deux musiciens roumains, deux amis, mon père et lui, le violoniste et le chef d'orchestre, sous le kiosque à musique de Tanglewood Faunia et Coleman regagnent leur place, ce jour-là sera le dernier où le narrateur les voit en vie, et quelle vie dès lors à mes yeux, comme exaltée par la présence du chef d'orchestre, c'est au moment où il parle de Comissiona, de sa chevelure impressionnante (elle était encore noire, dans la salle à manger de l'Hôtel de la Paix), qu'il les fait naître, ces héros tragiques d'une Amérique asservie par son inculture.

Cet été fut le dernier été de mon père, Comissiona, de deux ans son cadet, lui survécut plus de trente ans, et je le revis, à Montreux, après un concert ; sa chevelure blanche, il l'avait toujours, en revanche pas d'espadrilles aux pieds mais des souliers vernis noirs, pas de col roulé mais une chemise blanche, un long frac, je suis plus grande que lui, je l'embrasse, il a chaud, il vient de sortir de scène, il s'éponge le front avec un mouchoir blanc, il embrasse ma mère, la dernière fois qu'il l'a vue, elle était plus jeune que moi, il me dit que je ressemble à mon père, ils le disent tous, ceux qui l'ont connu.

Il y a des choses que je sais et que Zuckerman ignore. Sergiu Comissiona n'était pas majeur lorsqu'il s'est marié et c'est sa mère qui a dû dire oui à sa place à l'officier d'état civil, de même que c'est à elle qu'est revenu l'honneur de parapher le papier officiel – pour une mère juive roumaine, signer l'acte de mariage de son fils, imaginez-vous ! – sa femme et lui ont quitté la Roumanie pour Israël, seule issue possible en ce temps-là, il avait dirigé « O noapte furtunoasa », une nuit tourmentée, de Paul Constantinescu, ils rentraient tous deux en se tenant la main et ils ont passé devant la longue rangée silencieuse des candidats juifs à l'émigration, ils se sont regardés et ont pris place dans la file, ça a duré toute la nuit, une nuit tourmentée, (mais ces tourments-là ne furent rien comparés à ceux qui les attendaient une fois leur décision connue des autorités) puis un beau jour ils sont partis, ils ont voyagé, parfois leur chemin passait par Lausanne, parfois il dirigeait l'Orchestre de Chambre et nous invitait au restaurant. Il s'est essuyé le front, le mouchoir est dans ses mains à présent, il dit que depuis des années sa femme ne le reconnaît plus, elle dansait, ils n'ont pas eu d'enfants. Et toi ?

Je lui dis que j'ai deux filles, oui, déjà grandes, non, je n'ai pas de photo, foncés, les yeux, les cheveux aussi, elles ressemblent à leur père.

Faunia et Coleman sortent rarement ensemble, lui le professeur et elle la femme de ménage, ils passent leurs soirées à faire l'amour, ce sont les années d'or du Viagra, puis à écouter du jazz dans la maison aux stores baissés. Ce jour-là c'est une autre musique qui s'offre à leurs oreilles, l'Orchestre symphonique de Boston dirigé par Sergiu Comissiona joue du Rachmaninov, du Prokofiev et du Rimski-Korsakov, si l'on en croit le narrateur, mais désormais je crois tout ce qu'il dit, désormais rien n'est pareil puisque moi aussi j'aurais pu déposer un pull-over rouge sur une des chaises du kiosque à musique de Tanglewood et faire quelques pas dans l'herbe en attendant le début du concert.

Faunia et Coleman vont mourir, c'est écrit, cela appartient encore au temps du récit, Sergiu Comissiona mourra aussi, le 5 mars 2005 juste avant un concert à Oklahoma City, et ces autres gens assis là, à qui la musique avait rendu, pour quelques heures, « les plus jeunes et les plus innocentes de nos idées sur la vie, ce désir indestructible que les choses soient ce qu'elles ne sont pas et ne pourront jamais être. » Je connais ces idées, je sais moi aussi les accueillir, lorsqu'elles se présentent, je ne suis pas oublieuse des livres, des disques qui les suscitent, me serais-je penchée vers ma voisine pour lui murmurer, fière et gênée à la fois, « le chef d'orchestre, là, c'était un ami de mon père, ils ont souvent joué ensemble, si vous l'aviez vu, alors… », ou bien les dernières mesures achevées, me serais-je levée avec les autres, les vieux et les jeunes, mesurer à l'aune de nos pas que la musique avait rendu silencieux les années passées et les détresses à venir.

Le vent est tombé à présent, la chaleur devient vive, dès qu'on quitte l'ombre du kiosque de métal, Faunia et Coleman ne se sont pas attardés, le narrateur non plus, il n'y a que moi qui ai de la peine à quitter ces lieux –ces pages, l'ombre du prunier au bas du jardin, mais là-haut dans la maison il y a mes filles, mes filles qui n'ont plus l'âge de tomber amoureuses des hommes de quarante ans, là-haut il y a la vie, la vraie, celle qui m'attend patiemment, jour après jour, sans jamais me demander mais où étais-tu donc passée, depuis le temps, et ces brindilles dans tes cheveux, comme un jour de grand vent…

Sylvie Neeman Romascano

Sergiu Comissiona, sa chevelure blanche et ses espadrilles apparaissent à la 256 e page de La Tache de Philip Roth, traduction de Josée Kamoun, Gallimard 2002. La seconde phrase citée se trouve à la page 257.