Patrick Rossier
Patrick Rossier est né en 1971 dans la plaine du Valais. Après une formation de typographe, un baccalauréat et quelques années jamais achevées à l'université, il tient actuellement des chambres d'hôtes au fond du val d'Hérens, où il a élu domicile il y a une dizaine d'années.
Il a publié le recueil de nouvelles Retour au pays natal (Ed. Metropolis 2006), où il confronte l'imaginaire de carte postale de la montagne valaisanne à une réalité humaine sèche et rude, étroite d'esprit, tissée de non-dits et de tares héréditaires.
Le texte que nous publions ici est extrait de Suissitude , titre de travail d'un roman en cours d'écriture.
Suissitude
La brosse à récurer traînait devant son placard, pas tout à fait encore rangée, un seau rouge veillant paisiblement à ses côtés, une panosse et un petit flacon vert pomme dans les entrailles. J'humais l'intérieur de la villa, elle transpirait de propreté. Le carrelage brillait comme dans une publicité, les plantes semblaient avoir essuyé une averse, les plaids du canapé ne dépassaient pas leur accoudoir: pour Marion tout était bien, pour elle j'avais encore droit de cité dans cette maison.
En général, la première chose que Marion abandonnait lorsque nous nous étions disputés, ou qu'une colère mijotait en elle sans qu'elle ait pu en cerner la cause, était son ménage, enfin sa partie de ménage, la partie dont elle avait la charge. En général également, la première chose qu'elle accomplissait lorsque nous nous étions réconciliés, ou que sa colère s'était dissipée, même par miracle, sans n'en avoir rien saisi, était de reprendre le ménage là où elle l'avait laissé et dans le même élan d'en avaler également ma part. C'était son geste de pénitence par lequel elle reconnaissait sa responsabilité dans l'orage qui avait couvé sous notre toit. Si elle n'avait rien à se reprocher, si j'avais mené moi-même la rébellion, semé la discorde, troublé notre entente, elle n'en agissait pas moins de la même façon. Elle empoignait la brosse, s'équipait d'un chiffon, et se mettait à ranger, à frotter, à dépoussiérer la maison comme si cet acte avait le don d'effacer le désordre qui avait couru parmi nous. Mon rôle était de ne rien dire. J'avais le droit de m'allonger sur le canapé, comme Anna en ce moment, comme elle les bras croisés sur la poitrine, mais une bière sur la table, la télévision éteinte et un livre à proximité. Marion finissait par s'asseoir à mes côtés, et nous reprenions notre conversation quotidienne là où nous l'avions laissée, sûrs de nous, sûrs de notre lendemain. Entre nous, une corde – une corde à linge – s'était à nouveau tendue, sans claquer, ayant retrouvé alors sa souplesse et son moelleux. J'empoignais mon livre, elle feuilletait parfois un magazine ou reprenait son tricot; nous étions à nouveau un vrai couple, presque une famille.
J'ai attrapé un paquet de chips miraculeusement épargné par Marion. Un goût de cardamome et de gingembre sabota immédiatement mon plaisir. J'ai regardé Tante. Elle m'a souri et a haussé les épaules. C'était mon tour, semblait-elle dire, je devais accepter l'époque nouvelle comme elle-même avait dû l'accepter en son temps. J'ai rechigné: des poêles qui n'attachaient pas, ça c'était une vraie innovation!
Il y a eu du bruit à l'étage. Marion finissait de se préparer, ou alors mettait de l'ordre dans ses armoires de lingeries, ça n'avait déjà plus vraiment d'importance. Je suis descendu à la cave, et comme je n'ai pas trouvé tout de suite l'interrupteur – un blanc, je ne sais pas, un moment de vide au cœur même de mon renouveau –, je me suis décidé à ne pas allumer. J'ai refermé la porte derrière moi et je me suis assis au bas des marches. Alors seulement le silence se fit à nouveau dans mon corps.
La porte s'est ouverte et tout de suite on a étouffé un cri. Je m'étais endormi la tête contre le mur de brique, les membres étendus comme un cadavre sur les dernières marches. Je n'étais pas mort, non bien sûr, j'étais las, peut-être même n'avais-je jamais été aussi las. Je sentais encore le rugueux de la brique contre ma joue lorsque Marion se mit à me gifler. Je n'ai pas trouvé la force d'arrêter son geste, simplement j'ai ouvert un œil, puis le deuxième pour mieux apercevoir l'expression de son visage voilé par la pénombre. Elle hésitait, elle devait se demander si je m'étais pris au jeu, si m'évanouir ne m'était pas devenu comme une seconde nature, une manière de m'apitoyer, d'attirer sur moi toutes les attentions, sur ma petite personne, alors qu'il y avait tant de vraies souffrances sur cette terre…
Je n'ai rien dit, je me sentais déjà un étranger.
Anna s'était arrêtée en haut de l'escalier, figée dans une pose de mannequin de grand magasin. Marion lui a ordonné d'allumer. Je me suis levé, l'éclat de l'ampoule nue rendit à chacun son ombre.
– Ne t'inquiète pas, je dormais, chuchotai-je à Anna qui s'était rapprochée, mais je ne peux pas jurer qu'elle me crût.
J'étais descendu à la cave pour choisir une bouteille de vin. J'en avais accumulé toute une réserve dont les plus beaux spécimens s'entassaient les uns sur les autres au fur et à mesure de mes découvertes et de mes possibilités d'achats. Je n'avais pas voulu faire les frais d'une nouvelle armoire, je trouvais qu'il y en avait déjà assez dans la villa, comme une place pour chaque chose, un ordre possible pour chacun. La cave était resté mon domaine, malgré les récriminations de Marion à qui j'avais finalement accepté d'allouer un espace pour qu'elle puisse y entreposer ses légumes. Mis à part une ou deux étagères donc, il y régnait un désordre profond et amical. Mon matériel militaire, celui de Philippe également qui me l'avait abandonné, reposaient dans le fond, à côté d'un fourbi d'un autre genre, plus familier, plus anodin. Près de l'escalier, reposant sur le gravier, étaient mes bouteilles, aussi précieuses que fragiles, et qui se maintenaient dans un équilibre précaire mais savant. Il y avait là l'ensemble des plus beaux crus que cette terre ait jamais produits, en fait un résumé seulement, mais mon résumé, et dans la mesure de mes moyens.
J'hésitais. L'entassement des bouteilles, leur équilibre aventureux servaient à décourager les intrus en cas de fête prolongée à la villa. Je savais qu'il fallait être irréprochablement sobre pour approcher cet amas sans qu'un malheur se produisît. Mais ce désordre réfléchi servait également à me protéger de moi-même. Il me fallait avoir une raison tout à fait valable pour vouloir en extirper un exemplaire particulier. Et ce soir, j'avais beau chercher, ce soir je n'en trouvais aucune, ni pour mon propre compte ni pour celui d'un autre. J'ai tourné mon regard vers les fioles du sommet, mes derniers achats, mais l'inspiration ne venait pas. Est-ce que j'avais perdu le goût des choses, est-ce que je n'étais plus capable de m'émerveiller d'une étiquette, d'un nom ou d'une date, est-ce que j'étais aussi désespéré qu'on semblait le dire? J'ai fait un pas de côté et j'ai rejoint Marion et Anna qui s'impatientaient en haut des marches.
La brosse, ainsi que le seau et son contenu, avaient disparu. A leur place il y avait deux grandes valises sur lesquelles reposait un bouquet de fleurs.
– Tout le monde est prêt? dit Marion en me jetant un regard. Tu n'emportes pas de bouteille, tu ne t'es pas changé?
– J'ai cherché, vraiment, fis-je sans la regarder, mais je n'en ai trouvé aucune.
Je suis sorti de la villa par la terrasse. La nuit était déjà tombée mais les lumières de la ville empêchaient d'apercevoir les étoiles. La haie de thuyas s'était refermée derrière mon passage de la veille. Marion n'avait donc pas pu me soupçonner d'être passé par là, ni d'avoir fui à son arrivée. Je lui avais fait l'amour, ça avait suffi comme première explication; quant à la suite, je soupçonnais qu'elle devait l'attendre avec moins de patience.
Je suis entré dans la voiture en m'installant d'autorité derrière le volant. La petite sieste dans la cave m'avait fait le plus grand bien. J'avais retrouvé une partie de mes capacités, ce qui me semblait plus que nécessaire pour affronter cette soirée. On voulait y célébrer la fin de ma convalescence, autrement dit ma sortie de lit. On considérait que c'était un événement à fêter, alors que pour ma part, si je n'avais pas été forcé d'en sortir, j'y serais encore certainement, dans mon lit, bien au chaud, à attendre les réponses à mes offres d'emploi. Vraiment, je ne voyais pas quelle autre raison, mis à part les menaces de Marion, aurait pu me déloger de là? Je vivais une époque qui avait vu plusieurs fois s'effondrer l'économie tout entière, qui avait vécu deux guerres mondiales, le fascisme, plusieurs génocides, Auschwitz, la bombe atomique, les missiles intercontinentaux, le cancer, le sida, qui n'avait jamais été aussi riche et aussi cruelle, complètement désabusée, carrément suicidaire, et on voulait que je sois aussi joyeux qu'un pinson sur sa branche? Voyons! J'étais peut-être le seul être raisonnable parmi les miens. Autour de moi, on faisait encore semblant que tout cela était derrière nous, on pensait que tout était fini, comme acquis, on avait vu chuter l'ennemi rouge, finir des dictatures, se redresser l'économie, baisser le chômage mais on ne voyait pas la xénophobie retrouver ses aises, la peur entre les générations, le cynisme économique, le fanatisme religieux, l'inhumanité générale. La corde allait claquer avant peu, la corde à linge dépourvue de linge, comme un fouet. On allait rire alors, on allait sûrement se mettre à pleurer dans l'ombre devenue froide de nos volets clos. J'avais déjà commencé ma révolution, j'étais en marche. Mais j'avais besoin de temps, qu'on me laissât tranquille, j'avais besoin de réfléchir au sens qu'il fallait donner à tout cela, à tout ce qui m'arrivait et au reste. Je pensais que tout était lié, je n'avais pas tort.
Patrick Rossier
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