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Anna Ruchat

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  Anna Ruchat

Née à Zurich en 1958, Anna Ruchat a grandi au Tessin et à Rome, et vit aujourd'hui entre le Tessin et Pavie. Dès 1990 Elle a traduit en italien des livres d'auteurs aussi exigents que Thomas Bernhard, Hermann Burger, Paul Celan, Norbert Gstrein, Victor Klemperer, Friedrich Dürrenmatt, Beat Brechbühl, entre autres, et a écrit et édité des essais critiques, notamment autour de Thomas Mann. Elle a publié en 2004 chez Casagrande son premier ouvrage de création, In questa vita (Livre du mois du Culturactif en septembre 2004). Il s'agit d'un volume incluant quatre proses, dont la " Ballata dei soldati senza armi ", dont nous donnons ici quelque pages. En 2006, ella a en outre publié un premier recueil de poèmes, Geografia senza fiume, chez Campanotto (Livre du mois du Culturactif en juillet 2006). En tant que traductrice, elle a reçu le Prix Prezzolini. Le Prix Schiller 2005 a couronné In questa vita.
Un dossier en français lui a été consacré par la revue Feuxcroisés n° 8/2006.

 

  Ballade des soldats sans armes (extrait)


Ballade des soldats sans armes (extrait)

à Georges Brassens

Rien n'est jamais acquis à l'homme. Ni sa force
Ni sa faiblesse ni son coeur. Et quand il croit
Ouvrir les bras son ombre est celle d'une croix

Non, la nouvelle de ta mort ne m'a pas surprise, et je ne parviens même pas à en éprouver de la douleur, il me semble avoir su depuis longtemps que tu n'étais plus là. On t'a retrouvé dans ce lac où nous allions nager dans notre jeunesse : sur les rives, de nuit, gorgé d'alcool et de dieu sait quoi d'autre, non loin de la maison où tu as passé en partie ton enfance et ton adolescence.
Tu fréquentais alors la villa à l'écart sur le coteau de la montagne, juste après la sortie du village, parce que Bruno, le fils de l'architecte, du propriétaire, était ton camarade de classe ; difficile d'imaginer deux personnes plus différentes et aussi complémentaires à la fois. Lui, grand et fort, large d'épaules, avec une chevelure blonde touffue et hirsute qu'il laissait pousser et ramenait d'un geste brusque derrière les oreilles, intelligent et effronté, un petit meneur qui pouvait se montrer arrogant avec les adultes et ses camarades, toi, son ombre, timide, efflanqué et osseux, avec des cheveux rouquins lisses et brillants qui cachaient tes yeux noisette marqués par l'éloignement, tu aimais lire et parler de philosophie, mais il ne t'écoutait pas, à la littérature et à la philosophie il a toujours préféré la politique et parfois le tapage.
Dès le début de votre amitié il t'a amené chez lui, il te faisait entrer et aussitôt il t'abandonnait, disparaissait dans une chambre pour y construire une de ses maquettes abstruses en parlant dru avec sa soeur, en anglais, une langue que tu ne connaissais pas. Alors tu te recroquevillais dans un coin, sur le parquet ou sur le tapis, et tu observais, fasciné, adossé au béton armé, le spectacle bigarré de cette maison toujours en mouvement entre atelier et habitation, en attendant que quelqu'un t'appelle pour une partie de ping-pong.
Je me suis souvent demandé ce que tu pensais vraiment de ces parents si dégagés et cultivés, qui se querellaient constamment en plusieurs langues, en se jetant des objets à la tête et en claquant les portes, insoucieux des enfants et des amis, toi qui avais pour père un tranquille horloger de village, et pour mère une ménagère non plus jeune mais très aimée à laquelle tu apportais des pâtisseries le dimanche, pour qu'elle n'en vienne jamais à croire, comme tu le disais encore alors que tu abandonnais tes études, que j'ai oublié ma bonne éducation.
Tu as passé ainsi les années du lycée, dans cette maison tout en arêtes et en béton, tu y restais jour et nuit, en assistant pantois et peu amusé à la décomposition progressive de la famille, qui se déroulait de la plus banale des façons : la mère, que tu admirais tellement quand elle s'opposait tempétueuse à son mari avec ses cheveux rouge feu et son personnage androgyne, était de plus en plus souvent absente, en Amérique, son pays natal, ou à Zurich, où elle poursuivait tantôt un amant, tantôt une formation tardive, tandis que le père, lui aussi fascinant à sa manière, avait quant à lui une amante depuis longtemps, et l'amenait à la maison. Toi tu restais assis à la grande table de noyer absorbé dans la lecture de Bukowski, quand derrière le mur bas qui séparait la cuisine de la table des repas les parents de Bruno se disputaient avec rage et rancœur les biens et le destin de leurs enfants.
Pourquoi ces cris, ces mots lancés entre un mur et l'autre t'ont empêché, toi, et non pas leurs enfants, de trouver un chemin, une femme, je ne l'ai jamais compris.
A coup sûr c'est toi qui a le plus souffert quand le père de Bruno, déjà professeur, un homme du monde qui aimait les fêtes et les grandes bouffes, cordial et potache à l'occasion, mais violent, surtout en privé, décida de but en blanc, deux ans après votre examen de maturité, de vendre la maison. Justement cette maison, le lieu où s'était mis en place plus ou moins difficilement notre rapport au monde, les murs entre lesquels s'était généré ton cynisme désespéré de manière, devenu par la suite ton chiffre, ta cage : la maison des premières grandes lectures, des premiers émois et des premières beuveries, d'enthousiasmantes rencontres avec les gens les plus disparates, surtout des artistes, venus de tous les coins de l'Europe et de l'Amérique ; la maison avec l'épinette et la table de ping-pong, le jardin et de nombreuses chambres où se terrer, protectrice comme cette famille ne savait ni ne pouvait l'être.
Lorsque la maison fut vendue les autres étaient loin, Bruno s'était installé à Londres et Laura, la petite sœur, n'y habitait elle aussi déjà plus, mais toi qui étudiais alors à Milan et rentrais tous les week-ends pour soulager ton père et ta mère, comme tu aimais à le répéter, de la tristesse de vivre, à chaque fois tu passais devant avec le petit train rouge de la ligne locale et en la voyant close et peut-être déjà en d'autres mains, je le sais, ton cœur se serrait sans défense à cause de ces murs trop minces depuis toujours.
Tu ne disais rien de la maison en rentrant à Milan, mais tu venais me chercher, même quand nous ne partagions plus l'appartement, pour retrouver peut-être un peu de cette vie passée, conclue, et il n'y en avait pas d'autre.
C'est Bruno qui m'a dit que maintenant tu est mort, presque par hasard, parce que je lui ai demandé de tes nouvelles, en le rencontrant bien plus tard ; il s'est même excusé de ne pas m'avoir tenue au courant deux ans auparavant, quand ça s'est passé, mais c'était en août et tout le monde était loin, il ne semblait pas perturbé, il racontait les événements à sa façon habituelle nonchalante et hâtive. Il est mort, comme s'il s'agissait d'une fatalité, on pouvait s'y attendre, disait-il, voilà tout. Mais j'ai vu, à sa manière de serrer ses petits yeux bleus, à son regard soudain rigide et impénétrable, qu'il te porte douloureusement dans lui, comme à l'époque, quand tu étais vivant, et peut-être voudrait-t-il t'abandonner, mais il ne peut plus.

Anna Ruchat
Traduit de l'italien par Francesco Biamonte

 

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Page créée le 14.09.06
Dernière mise à jour le 14.09.06

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