Ballade des soldats sans armes
(extrait)
à Georges Brassens
Rien n'est jamais acquis à l'homme.
Ni sa force
Ni sa faiblesse ni son coeur. Et quand il croit
Ouvrir les bras son ombre est celle d'une croix
Non, la nouvelle de ta mort ne m'a
pas surprise, et je ne parviens même pas à en
éprouver de la douleur, il me semble avoir su depuis
longtemps que tu n'étais plus là. On t'a retrouvé
dans ce lac où nous allions nager dans notre jeunesse
: sur les rives, de nuit, gorgé d'alcool et de dieu
sait quoi d'autre, non loin de la maison où tu as passé
en partie ton enfance et ton adolescence.
Tu fréquentais alors la villa à l'écart
sur le coteau de la montagne, juste après la sortie
du village, parce que Bruno, le fils de l'architecte, du propriétaire,
était ton camarade de classe ; difficile d'imaginer
deux personnes plus différentes et aussi complémentaires
à la fois. Lui, grand et fort, large d'épaules,
avec une chevelure blonde touffue et hirsute qu'il laissait
pousser et ramenait d'un geste brusque derrière les
oreilles, intelligent et effronté, un petit meneur
qui pouvait se montrer arrogant avec les adultes et ses camarades,
toi, son ombre, timide, efflanqué et osseux, avec des
cheveux rouquins lisses et brillants qui cachaient tes yeux
noisette marqués par l'éloignement, tu aimais
lire et parler de philosophie, mais il ne t'écoutait
pas, à la littérature et à la philosophie
il a toujours préféré la politique et
parfois le tapage.
Dès le début de votre amitié il t'a amené
chez lui, il te faisait entrer et aussitôt il t'abandonnait,
disparaissait dans une chambre pour y construire une de ses
maquettes abstruses en parlant dru avec sa soeur, en anglais,
une langue que tu ne connaissais pas. Alors tu te recroquevillais
dans un coin, sur le parquet ou sur le tapis, et tu observais,
fasciné, adossé au béton armé,
le spectacle bigarré de cette maison toujours en mouvement
entre atelier et habitation, en attendant que quelqu'un t'appelle
pour une partie de ping-pong.
Je me suis souvent demandé ce que tu pensais vraiment
de ces parents si dégagés et cultivés,
qui se querellaient constamment en plusieurs langues, en se
jetant des objets à la tête et en claquant les
portes, insoucieux des enfants et des amis, toi qui avais
pour père un tranquille horloger de village, et pour
mère une ménagère non plus jeune mais
très aimée à laquelle tu apportais des
pâtisseries le dimanche, pour qu'elle n'en vienne jamais
à croire, comme tu le disais encore alors que tu abandonnais
tes études, que j'ai oublié ma bonne éducation.
Tu as passé ainsi les années du lycée,
dans cette maison tout en arêtes et en béton,
tu y restais jour et nuit, en assistant pantois et peu amusé
à la décomposition progressive de la famille,
qui se déroulait de la plus banale des façons
: la mère, que tu admirais tellement quand elle s'opposait
tempétueuse à son mari avec ses cheveux rouge
feu et son personnage androgyne, était de plus en plus
souvent absente, en Amérique, son pays natal, ou à
Zurich, où elle poursuivait tantôt un amant,
tantôt une formation tardive, tandis que le père,
lui aussi fascinant à sa manière, avait quant
à lui une amante depuis longtemps, et l'amenait à
la maison. Toi tu restais assis à la grande table de
noyer absorbé dans la lecture de Bukowski, quand derrière
le mur bas qui séparait la cuisine de la table des
repas les parents de Bruno se disputaient avec rage et rancur
les biens et le destin de leurs enfants.
Pourquoi ces cris, ces mots lancés entre un mur et
l'autre t'ont empêché, toi, et non pas leurs
enfants, de trouver un chemin, une femme, je ne l'ai jamais
compris.
A coup sûr c'est toi qui a le plus souffert quand le
père de Bruno, déjà professeur, un homme
du monde qui aimait les fêtes et les grandes bouffes,
cordial et potache à l'occasion, mais violent, surtout
en privé, décida de but en blanc, deux ans après
votre examen de maturité, de vendre la maison. Justement
cette maison, le lieu où s'était mis en place
plus ou moins difficilement notre rapport au monde, les murs
entre lesquels s'était généré
ton cynisme désespéré de manière,
devenu par la suite ton chiffre, ta cage : la maison des premières
grandes lectures, des premiers émois et des premières
beuveries, d'enthousiasmantes rencontres avec les gens les
plus disparates, surtout des artistes, venus de tous les coins
de l'Europe et de l'Amérique ; la maison avec l'épinette
et la table de ping-pong, le jardin et de nombreuses chambres
où se terrer, protectrice comme cette famille ne savait
ni ne pouvait l'être.
Lorsque la maison fut vendue les autres étaient loin,
Bruno s'était installé à Londres et Laura,
la petite sur, n'y habitait elle aussi déjà
plus, mais toi qui étudiais alors à Milan et
rentrais tous les week-ends pour soulager ton père
et ta mère, comme tu aimais à le répéter,
de la tristesse de vivre, à chaque fois tu passais
devant avec le petit train rouge de la ligne locale et en
la voyant close et peut-être déjà en d'autres
mains, je le sais, ton cur se serrait sans défense
à cause de ces murs trop minces depuis toujours.
Tu ne disais rien de la maison en rentrant à Milan,
mais tu venais me chercher, même quand nous ne partagions
plus l'appartement, pour retrouver peut-être un peu
de cette vie passée, conclue, et il n'y en avait pas
d'autre.
C'est Bruno qui m'a dit que maintenant tu est mort, presque
par hasard, parce que je lui ai demandé de tes nouvelles,
en le rencontrant bien plus tard ; il s'est même excusé
de ne pas m'avoir tenue au courant deux ans auparavant, quand
ça s'est passé, mais c'était en août
et tout le monde était loin, il ne semblait pas perturbé,
il racontait les événements à sa façon
habituelle nonchalante et hâtive. Il est mort, comme
s'il s'agissait d'une fatalité, on pouvait s'y attendre,
disait-il, voilà tout. Mais j'ai vu, à sa manière
de serrer ses petits yeux bleus, à son regard soudain
rigide et impénétrable, qu'il te porte douloureusement
dans lui, comme à l'époque, quand tu étais
vivant, et peut-être voudrait-t-il t'abandonner, mais
il ne peut plus.
Anna Ruchat
Traduit de l'italien par Francesco Biamonte
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Page créée le 14.09.06
Dernière mise à jour le 14.09.06
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